Par rapport au christianisme, la puissance de la tradition qui donna à Rome son visage apparaît dans le fait que la nouvelle foi, si elle réussit à renverser l'ancienne, ne sut pas conquérir réellement le monde occidental en tant que christianisme pur ; que là où elle parvint à quelque grandeur, ce ne fut qu'en se trahissant elle-même dans une certaine mesure et davantage à l'aide d'éléments empruntés à la tradition opposée éléments romains et classiques pré-chrétiens qu'à travers l'élément chrétien dans sa forme originelle.
En réalité, le christianisme ne “convertit” qu'extérieurement l'homme occidental, dont il constitua la “foi” au sens le plus abstrait, mais dont la vie effective continua d'obéir à des formes, plus ou moins matérialisées, de la tradition opposée de l'action et, plus tard, au Moyen-Âge, à un ethos qui, de nouveau, devait être essentiellement empreint de l'esprit nordico-aryen. Théoriquement, l’Occident accepta le christianisme et le fait que l'Europe ait pu accueillir ainsi tant de thèmes relevant de la conception hébraïque et levantine de la vie, est une chose qui remplit toujours l'historien de stupeur; mais pratiquement, l'Occident resta païen. Le résultat fut donc un hybridisme. Même sous sa forme catholique, atténuée et romanisée, la foi chrétienne fut un obstacle qui priva l'homme occidental de la possibilité d'intégrer son véritable et irréductible mode d'être grâce à une conception du sacré et des rapports avec le sacré, conformes à sa propre nature. À son tour, c'est précisément ce mode d'être qui empêcha le christianisme d'instaurer réellement en accident une tradition du type opposé, c’est-à-dire sacerdotale et religieuse, conforme aux idéaux de l'Ecclesia des origines, au pathos évangélique et au symbole du corps mystique du Christ. Nous examinerons plus loin les effets de cette double antithèse sur le développement de l'histoire de l'Occident. Elle tient une place importante parmi les processus qui aboutirent au monde moderne proprement dit.
Au cours d'un certain cycle, l'idée chrétienne, en tant qu'elle mettait l'accent sur le surnaturel, sembla toutefois être absorbée par l'idée romaine sous une forme propre à redonner une remarquable dignité à l'idée impériale elle-même, dont la tradition se trouvait désormais déchue dans le centre représenté par la “Ville éternelle”. Ce fut le cycle byzantin, le cycle de l'Empire Romain d'Orient.
Mais ici, historiquement, se répète dans une large mesure ce qui s'était vérifié dans le bas Empire. Théoriquement, l'idée impériale byzantine présente un haut degré de traditionnalité. On y trouve affirmé le concept de βασιλεύς αύτοκράτωρ, du dominateur sacré dont l'autorité vient d'en haut, dont la loi, image de la loi divine, a une portée universelle, et auquel est en fait assujetti le clergé lui-même, car c'est à lui que revient la direction des choses spirituelles, aussi bien que temporelles. On y trouve affirmé également la notion de ρωμαϊοι, de “Romains”, qui exprime l'unité de ceux que le chrisme inhérent à la participation à l'œcumène romano-chrétien élève à une dignité supérieure à celle de toute autre personne. De nouveau l'Empire est sacrum et sa pax a une signification supra-terrestre.
Mais, plus encore qu'au temps de la décadence romaine, il ne s'agit là que d'un symbole porté par des forces chaotiques et troubles, car la substance ethnique, plus encore que dans le cycle impérial romain, porte le sceau du démonisme, de l'anarchie, du principe d'agitation incessante propre au monde hellénico-oriental désagrégé et crépusculaire. Là aussi, on s'imagine que le despotisme et une structure centraliste bureaucratico-administrative pouvaient recréer ce qu'avait seule pu rendre possible l'autorité spirituelle de représentants qualifiés, entourés d'hommes ayant effectivement, en vertu de leur race non seulement nominale mais surtout intérieure, la qualité de “Romains”. Là aussi, les forces de dissolution devaient donc prendre l'avantage bien qu'en tant que réalité politique Byzance réussit à se maintenir pendant près d'un millénaire. De l'idée romano-chrétienne byzantine ne subsistèrent que des échos, que l'on retrouve, soit sous une forme assez modifiée, chez les peuples slaves, soit lors de la “reprise” correspondant au Moyen-Âge gibelin.
Afin de pouvoir suivre le développement des forces qui exercèrent sur l’Occident une influence décisive, il est nécessaire de nous arrêter, un instant, sur le catholicisme. Celui-ci prit forme à travers la rectification de certains aspects extrémistes du christianisme des origines, à travers l'organisation, au-delà du simple élément mystico-sotériologique, d'un corpus rituel et symbolique, et grâce à l'absorption et l'adaptation d'éléments doctrinaux et de principes d'organisations tirés de la romanité et de la civilisation classique en général. C'est ainsi que le catholicisme présente parfois des traits “traditionnels”, qui ne doivent cependant pas, prêter à équivoque. Ce qui, dans le catholicisme, possède un caractère vraiment traditionnel n'est guère chrétien, et ce qu'il a de chrétien, n'est guère traditionnel. Historiquement, malgré tous les efforts tendant à concilier des éléments hétérogènes et contradictoires (1), malgré toutle travail d'absorption et d'adaptation, le catholicisme trahit toujours l'esprit des civilisations lunaires-sacerdotales au point de perpétuer, sous une autre forme, l'action antagoniste des influences du Sud, auxquelles elle fournit même un corps : l'organisation de l'Église et sa hiérarchie.
Cela apparaît clairement lorsqu'on examine le développement du principe d'autorité revendiqué par l'Église. Durant les premiers siècles de l'Empire christianisé et la période byzantine, l'Église apparaît encore subordonnée à l'autorité impériale. Dans les conciles, les évêques laissaient le dernier mot au prince, non seulement en matière de discipline, mais aussi en matière de dogme. Progressivement, on glisse toutefois à l'idée de l'égalité des 2 pouvoirs, de l'Église et de l'Empire. Les deux institutions paraissent posséder à présent, l'une et l'autre, une autorité et une destination surnaturelle et avoir une origine divine. Si nous suivons le cours de l'histoire, nous constatons que dans l'idéal carolingien subsiste le principe selon lequel le roi ne gouverne pas seulement le peuple, mars aussi le clergé. Par ordre divin il doit veiller à ce que l'Église remplisse sa fonction et sa mission. Il s'ensuit que non seulement il est consacré par les mêmes symboles que ceux de la consécration sacerdotale, mais qu'il possède aussi l'autorité et le droit de destituer et de bannir le clergé indigne. Le monarque apparaît vraiment, selon le mot de Catwulf, comme le roi-prêtre selon l'ordre de Melchisédech, alors que l'évêque n'est que le vicaire du Christ (2). Toutefois, malgré la persistance de cette haute et ancienne tradition, l'idée finit par prévaloir que le gouvernement royal doit être comparé à celui du corps et le gouvernement sacerdotal à celui de l'âme. On abandonnait ainsi implicitement l'idée même de l'égalité des 2 pouvoirs et l'on préparait une inversion effective des rapports.
En réalité, si, chez tout être raisonnable, l'âme est le principe qui décide ce que le corps exécute, comment concevoir que ceux qui admettaient que leur autorité fût limitée au corps social, ne dussent pas se subordonner à l'Église, à laquelle ils reconnaissaient un droit exclusif sur les âmes et sur leur direction ? C'est ainsi que l'Église devait finalement contester et considérer pratiquement comme une hérésie et une prévarication de l'orgueil humain, la doctrine de la nature et de l'origine divine de la royauté, et voir dans le prince un laïque égal à tous les autres hommes devant Dieu et même devant l'Église, comme un simple fonctionnaire institué par l'homme, selon le droit naturel, pour dominer l'homme, et tenu de recevoir des hiérarchies ecclésiastiques la consécration nécessaire pour que son gouvernement ne soit pas celui d'une civitas diaboli (3).
À suivre