«Nous avons affaire à des individus incarcérés dans la prison du présent, sans épaisseur temporelle, aplanis, sans verticalité, reconduisant toute grandeur à leur minuscule dimension», souligne Bérénice Levet. JULIEN FALSIMAGNE
ENTRETIEN - Bérénice Levet est philosophe, spécialiste de Hannah Arendt. Elle publiera prochainement L’Écologie ou l’ivresse de la table rase, aux Éditions de l’Observatoire.
LE FIGARO. – La mairie de Rouen envisage de remplacer la statue équestre de Napoléon par une statue de l’avocate Gisèle Halimi, après l’avoir temporairement remplacée par un Napoléon «uberisé», représenté en livreur Deliveroo. Faut-il y voir un symptôme de la «cancel culture» ?
Bérénice LEVET. – En partie. Le déboulonnage des statues, car c’est bien de cela qu’il s’agit ici, est assurément un symptôme de la «cancel culture», de cette fièvre épuratrice tournée contre notre passé et d’abord contre ses figures d’incarnation. «Qui dira ce que l’avenir fera au passé?» demandait, non sans inquiétude, le philosophe Günther Anders dans les années 1950. Nous le savons désormais, il est effacé, annulé, biffé, décrété nul et non avenu. Napoléon se voit chargé de tous les crimes et notamment celui d’avoir été misogyne, sexiste, symbole d’une société patriarcale, bref de n’avoir pas été féministe. Le remplacer par une femme serait donc une belle vengeance.
On entend souvent dire que ces procureurs cèdent au péché d’anachronisme, mais cet argument, qui laisse entendre que cette critique aurait quelque pertinence si elle était émise aujourd’hui, ne me semble guère convaincant: je refuse que l’on apprécie l’action d’un homme, qu’il soit d’aujourd’hui, de demain ou d’hier, sur la base de ce seul critère.
Revenons à Rouen, il faut rappeler que les statues qui jalonnent nos villes ont été érigées comme autant de pages d’histoires destinées à cimenter un peuple français déchiré par la Révolution française. La monarchie de Juillet, soucieuse de recoudre le manteau déchiré, leur attache d’emblée une fonction pédagogique qu’elles conserveront dans l’esprit de ses successeurs. Il faut lire à cet égard les passionnants travaux de l’historien Maurice Agulhon.
Une ville ne se conjugue pas au seul présent. Les statues sont là pour témoigner de cette sédimentation, de cette épaisseur historique. Des liens tout à fait privilégiés attachaient Napoléon et la ville de Rouen, le peintre Isabey avait immortalisé sa visite à la manufacture des frères Sévène et, d’ailleurs, le tableau avait été reproduit en bas-relief sur le socle de la statue. La statue tissait un fil entre hier et aujourd’hui.
Mais précisément, nous ne cherchons plus à connaître notre histoire, à la comprendre et à l’aimer, elle ne semble plus destinée qu’à comparaître devant le tribunal des vivants. Que sait-on en effet de notre histoire, sinon qu’elle fut et demeure patriarcale, esclavagiste, coloniale, homophobe, que sais-je encore? Bref, une grande fabrique de victimes auxquelles nous devrions réparation, d’où ces grands programmes de déboulonnage. Qui, de surcroît, aspirerait à continuer une telle chronique, et se donnerait pour mission d’entretenir la mémoire des morts, de ceux qui ont fait la France et qui l’ont fait, quoi qu’on se plaise à en dire, grande ?
La ville est-elle devenue le terrain de jeu des nouveaux progressistes ?
Nous avons affaire à des individus incarcérés dans la prison du présent, sans épaisseur temporelle, aplanis, sans verticalité, reconduisant toute grandeur à leur minuscule dimension. Nous confions le destin de nos villes et de la France à des êtres qui ne se regardent plus comme les dépositaires de la mémoire d’une ville ou d’une patrie, comme les obligés de cet héritage, comme les garants de la continuité de cette histoire. Ils deviennent les princes de ces villes, et cela se vérifie dans chacune des municipalités gouvernées depuis juin 2020 par des élus EELV mais auparavant, déjà, à Paris, avec Anne Hidalgo (de la génération précédente, certes, mais synthèse du progressisme de la table rase). Elles ne sont pour eux que de la matière à façonner, selon leur idée du meilleur des mondes possibles.
La chose est rendue éclatante avec la statue installée en intérim place du Général-de-Gaulle, représentant Napoléon en livreur Deliveroo, vêtu d’un jogging et sur un vélo. Il s’agit de «faire marrer» a dit le plasticien – on tutoie le passé, ce qui est une autre manière de le piétiner. Signe des temps démocratiques aussi, des êtres reconduisant toute grandeur à leurs minuscules proportions.
Ce que l’on ne supporte pas en outre dans le passé, c’est son altérité, le piquant du fantôme qui vient inquiéter nos évidences. Ce n’est pas le moindre de nos paradoxes, notre époque, qui exalte tant l’autre, n’a rien de plus pressé que de reconduire le passé au même. Toute poussière d’étrangeté est balayée. «Dépoussiérer» les villes comme les metteurs en scène de théâtre et d’opéra dépoussièrent Racine ou Mozart.
De nombreuses mairies entreprennent de féminiser divers noms de lieux publics de la ville pour rendre l’espace public plus «inclusif» pour les femmes et parlent de la mise en valeur du «matrimoine». Que vous inspirent ces initiatives ?
Il entre dans ces offensives dirigées contre la langue, dans cette traque obstinée à tout ce qui s’apparente de près ou de loin au masculin, un mélange d’acrimonie et d’infantilisme. «Matrimoine», «femmage» mais aussi, soit dit en passant, ruse de la raison féministe que le point médian de l’écriture inclusive. On la dit illisible, à juste titre, mais que fait-on pour contourner l’obstacle? Nous passons outre le point et ne reste que le féminin. Exemple: citoyen.n.es ; paysan.ne.s…
Je parlais d’une incarcération dans la prison du présent, et c’est aussi une incarcération dans la prison des identités. Bon nombre de nos contemporains, les plus jeunes notamment, sont incapables de penser et de s’orienter selon d’autres catégories que celles du moment, imprégnés d’idéologie identitaire et diversitaire, c’est-à-dire valorisant les identités, la diversité dans une rupture parfaite avec le génie français. Il faut se figurer que les moins de 50 ans ignorent tout d’un monde où les identités étaient indifférentes. La rupture date des années 1980, avec pour premiers jalons, la Gay Pride, la création de SOS-racisme en 1984, la commémoration de la Révolution française en 1989 avec le défilé du 14 Juillet en hymne au métissage.
Pour résumer d’une formule le monde dans lequel nous sommes venus à vivre, je dirais que l’homme contemporain n’a plus d’âme, il a une identité. Quand Jean Vilar défendait la diffusion des grandes œuvres de l’esprit, c’était au nom de cette âme: «Privez le public (…) de Molière, de Corneille, de Shakespeare: à n’en pas douter, une certaine qualité d’âme en lui s’atténuera.»
Y a-t-il un lien entre cette quête identitaire et l’obsession de la «visibilité» dans l’espace public?
L’homme d’aujourd’hui a une identité et une obsession, un prurit même, celui d’«exprimer» cette identité, de la rendre «visible».
La reconnaissance des identités – ce qui était déjà, parfaitement contraire à l’esprit français – ne suffit plus en effet, les identités réclament la «visibilité». Elles exigent d’investir l’espace public afin d’être pleinement visible en tant que femmes, en tant que Noirs, en tant que musulmans, en tant que «trans», etc.
Je ne suis pas certaine que l’on ait pris toute la mesure de ce que peut signifier l’apparition de ce petit vocable de «visibilité», plus redoutable encore que celui de «reconnaissance», pour un peuple et pour un pays comme la France qui a, plus que tout autre, élevé la belle et noble vertu de discrétion au rang de vertu commune, de vertu de la vie en commun. Ne pas envahir l’espace public de son moi, pourrait être notre devise.
De plus en plus d’écoles souhaitent «dégenrer» leurs cours de récréation pour laisser plus de place aux petites filles. Est-ce là une illustration de l’entrisme de la «théorie du genre» dans l’espace public?
C’est là en effet l’indice de l’extension du domaine du genre et dans la langue d’abord: une partie des journalistes notamment parlent de «budget genré», de «cour de récréation dégenrée» comme s’il s’agissait de mots ordinaires or ce ne sont pas des mots ordinaires, ils sont imprégnés d’idéologie. Ils postulent que les identités sexuées sont entièrement construites et que, en l’occurrence, la «géographie» de la cour de récréation serait un énième indice de la domination masculine qui structurerait nos sociétés. Et chacun d’entonner le sempiternel refrain, écrit par les spécialistes des inégalités et de la «géographie urbaine» des garçons qui, jouant au football et autres activités sportives, occuperaient le centre, reléguant les filles qui n’en peuvent mais, en périphérie. Métaphore et prélude de leur futur destin de victimes de la domination masculine!
Car, nous disent en substance nos déconstructeurs, ne croyez pas ce que vous voyez: si les petites filles s’adonnent à la causerie, ne pensez pas que ce soit par plaisir, par goût, et qu’elles y soient naturellement portées – la nature n’existe pas, vous répète-t-on! C’est qu’elles n’ont pas le choix, c’est par défaut, les garçons ayant assiégé l’espace. Ne donnez pas non plus audience aux petites filles qui prétendraient préférer «discuter entre copines» que de jouer à la balle, à n’en pas douter c’est le patriarcat qui parle à travers elles – c’est bien connu, l’esclave perd tout dans ses chaînes, jusqu’au désir d’en sortir.
Donc exit le ballon, exit le football, exit les enjeux traditionnels, trop «virilistes» ; garçons et filles se voueront à la même activité. Voilà ce qu’est une cour de récréation «dégenrée»: une cour de récréation indifférenciée, dont le programme d’activités aura été soigneusement défini par des adultes «woke», c’est-à-dire éveillés à la cause de «l’égalité des femmes et des hommes» et donc pures de toute complicité avec le vieux monde patriarcal et sexiste.
Or qu’est-ce que le moment de la récréation sinon un moment de liberté, surveillée certes, mais où les élèves déploient leurs propres activités. Nos idéologues n’ont rien de plus pressé que de quadriller chacun des moments de la vie, et dès le plus jeune âge.
Que répondez-vous à ceux qui affirment que cette politique d’ingénierie sociale est une étape nécessaire pour permettre aux femmes de prendre toute leur place dans la société?
Ne soyons pas dupes. La chose est éloquente. L’objectif n’est pas que les femmes prennent toute leur place dans la société – et pour une raison simple, elles l’ont déjà et l’on pourrait même dire qu’elles l’ont toujours eue, non dans le domaine professionnel sans doute, mais dans tout le reste de la société, dans les mœurs, dans la langue où elles étaient les arbitres du bon usage (j’invite les lecteurs à regarder du côté de ce que l’on appelait, au XVIIe siècle, les « remarqueurs »).
L’objectif véritable n’est pas qu’elles prennent leur place, mais qu’elles prennent toute la place.
Là est d’ailleurs la finalité de la surenchère victimaire, nous faire croire que les hommes et la société tout entière, par complicité, auraient contracté une dette telle à l’endroit des femmes qu’il serait légitime que les hommes s’effacent. Que la préséance soit partout donnée au sexe féminin, comme il ne faut pas dire.
Bérénice Levet est docteur en philosophie et professeur de philosophie. Elle a fait paraître Libérons-nous du féminisme ! aux éditions de l’Observatoire, 2018. Elle avait publié précédemment « Le Crépuscule des idoles progressistes » (Stock, 2017) et « La Théorie du genre ou Le Monde rêvé des anges », préfacé par Michel Onfray (Livre de poche, 2016).
Source : https://www.lefigaro.fr/vox/