Vogt va alors démontrer que, dans la tradition marxiste, le nationalisme allemand a quasiment toujours été considéré comme une valeur pratique positive. Chez Lassalle, chef du mouvement ouvrier allemand jusqu'en 1864 (année où il meurt en duel), le socialisme triomphera lorsqu'il sera garanti par la monarchie contre les égoïsmes de la bourgeoisie. Ce socialisme monarchiste, porté par l'alliance de la couronne et des organisations de base ouvrières, n'avait bien entendu rien de marxiste ; néanmoins, il désigne l'ennemi commun du pouvoir politique pur et des masses déshéritées : l'individualisme bourgeois, libéral et égoïste, cosmopolite et sans patrie.
Chez les pères fondateurs directs du marxisme, Marx et Engels, le nationalisme allemand, en tant qu'idée pratique, apparaît clairement, voire crument. Dès le Manifeste du Parti Communiste de 1848, ils réclament « la constitution d'une république grande-allemande unitaire et indivisible ». En 1884, 36 ans après, Engels n'a pas changé d'avis, nous rappelle Vogt : il refuse la prussianisation de l'Allemagne dans le cadre du Reich petit-allemand (sans l'Autriche germanique) de Bismarck pour réclamer une « république unitaire et révolutionnaire » qui comprendra l'Autriche. L'œuvre de Bismarck est critiquée parce qu'incomplète. Engels pourtant ne considère pas cette œuvre comme négative ; pour lui, Bismarck crée le cadre étatique où se déroulera la future révolution, en éliminant les privilèges des petits princes et en domptant les églises et la bourgeoisie, forces centrifuges qui ne visent que leurs intérêts particuliers. Engels critique sévèrement la condamnation du bismarckisme par les sociaux-démocrates regroupés autour de Liebknecht : « Vouloir, comme Liebknecht, faire revenir l'histoire à la situation d'avant 1866, c'est de la bêtise… ».
C'est Engels, en fait, qui est à l'origine du patriotisme unanimiste de la classe ouvrière allemande en août 1914. La sociale-démocratie vote les crédits de guerre, afin de lutter contre l'autocratisme tsariste, ennemi des libertés et du socialisme, et contre la France qui, malgré son républicanisme reste “bonapartiste”. Seule une infime fraction, regroupée autour de Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht s'affirme hostile à la guerre. Cette fraction n'aura le dessus qu'en 1918, quand des “conseils” (Räte) d'ouvriers, de soldats et de matelots déclencheront la révolte spartakiste. Cette révolte, ce seront les sociaux-démocrates embourgeoisés qui la materont et l'écraseront. Pour Vogt comme pour l'historien Hellmut Diwald, réputé conservateur, le spartakisme, nonobstant ses discours internationalistes, aurait pu forger une nation socialiste, créer un socialisme authentiquement allemand. Vogt poursuit :
« Avoir écrasé la révolution rouge fut la grande faute de la République de Weimar ; avoir négligé de réconcilier les matelots rouges avec les soldats des corps francs dans le cadre d'un socialisme allemand, a été la grande erreur de la SPD. Elle a au contraire donné l'ordre aux corps francs, d'extrême-droite, d'écraser la révolution. Et pourtant, les hommes de ces corps francs, qui avaient expérimenté, dans les tranchées de la Grande Guerre, un socialisme frontiste, caractérisé par une camaraderie de soldats dépassant les clivages de classe, ne faisaient montre d'aucune nostalgie monarchiste, n'avaient pas le moindre scrupule réactionnaire. L'histoire allemande a raté là une chance unique, celle de concilier les idéaux socialistes avec un patriotisme intransigeant. C'est pourquoi matelots révolutionnaires et combattants des corps francs demeurèrent des ennemis ; le socialisme et le patriotisme devinrent des valeurs antagonistes ».
Lénine, qui venait de triompher en URSS, se montrait aussi agressif que les nationalistes allemands à l'égard du Traité de Versailles : « une paix d'usuriers et d'étrangleurs, de bouchers et de bandits ». Le Komintern, dont le représentant en Allemagne est alors Karl Radek, donne l'ordre à ses filiales d'embrayer sur le discours nationaliste allemand. Cette politique atteint son sommet lors de l'occupation de la Ruhr et de l'exécution d'Albert Leo Schlageter par les autorités militaires françaises. Mais malgré Rapallo (1922), cette orientation du KPD s'enlise dans la querelle qui l'oppose aux “sociaux-fascistes” (Staline) de la SPD. Pourtant le Komintern demeure favorable en gros à un nationalisme puissant en Allemagne : en 1924, le parti communiste polonais est rappelé à l'ordre parce qu'il n'a pas inscrit dans son programme le retour des terres silésiennes et ouest-prussiennes (le “Corridor”) à l'Allemagne. En 1930, les communistes polonais et tchèques obéissent aux injonctions de Moscou et promettent le retour de la Haute-Silésie et des Sudètes au Reich. Le 10 janvier 1933, le Komintern fait savoir qu'il soutient les revendications allemandes en ce qui concerne les révisions du Traité de Versailles, qu'il soutient le combat du PCF pour l'autonomie alsacienne, du PCB pour les droits à l'auto-détermination du peuple flamand et des populations d'Eupen-Malmédy.
Ces proclamations patriotiques valent au KPD un regain de popularité et de sièges au Reichstag. Mais les communistes avaient perdu trop de temps, entre la Doctrine Radek et l'opposition au Plan Young, soutenue par Staline à l'extérieur et… Hitler à l'intérieur. Nazis, communistes et nationaux-conservateurs s'y opposent avec énergie. Plus tard, en 1935, le secrétaire général du Komintern, Georgi Dimitroff avoua que la stratégie et la propagande communistes avaient été inefficaces, mal adaptées aux besoins et aux aspirations du peuple. Selon Dimitroff lui-même, les Nazis avaient mieux joué et s'étaient montrés plus crédibles. Wilhelm Pieck, futur Président de la RDA, prononcera la même auto-critique. L'accession de Hitler au pouvoir et l'élimination du KPD de la vie politique allemande rafraîchiront les relations germano-soviétiques et permettront à l'internationalisme gauchiste de prendre pied au sein des PC occidentaux. Les relations germano-soviétiques seront restaurées en août 1939, malgré les événements de la guerre d'Espagne, où Staline n'avait pas pris les Républicains au sérieux et où Hitler traitait Franco de « marchand de tapis venu du Maroc » (allusion au débarquement aérien des premières troupes franquistes en Andalousie). L'invasion allemande de juin 1941 mettra fin au tandem Moscou-Berlin, dirigé au fond contre les puissances occidentales.
Vogt analyse ensuite les projets de Staline à l'égard de l'Allemagne. Dès mai 45, le chef de l'Union Soviétique proclame sa volonté de ne pas diviser l'Allemagne. Après que la coalition anti-hitlérienne se soit effondrée avec la guerre froide, Staline ne changera jamais d'avis et réitérera régulièrement ses propositions de voir se constituer une Allemagne unie et neutre. Après lui, les Soviétiques reviendront à la charge en 1954 et en 1955. L'épisode tragique de la révolte ouvrière de Berlin en juin 1953, Vogt l'interprète comme une revendication légitime du prolétariat patriotique berlinois mais aussi comme un débordement incontrôlé, satisfaisant pleinement les Américains qui gardent prudemment le silence, débordement qui a obligé les Soviétiques à réagir violemment, donnant prétexte aux pro-occidentaux, regroupés derrière Adenauer, à rejeter les propositions soviétiques de réunification. Vogt analyse méticuleusement le contenu des notes de Staline, de Beria et de Khroutchev et signale que les dirigeants de la RDA n'ont jamais renié l'objectif final de la réunification au profit de leur “état partiel”. En témoigne notamment le testament politique laissé par Walter Ulbricht.
En dehors des cercles communistes orthodoxes et de la SED est-allemande, l'idéal nationaliste a également été porté par la “gauche non dogmatique”, surtout celle regroupée autour de Rudi Dutschke. Cette gauche s'opposait autant à l'occupation soviétique en RDA qu'à l'occupation américaine en RFA. Dutschke et son camarade Rabehl adoptèrent, au sein du SDS (Sozialistischer Deutscher Studentenbund ou Fédération des Étudiants Socialistes Allemands), des positions assez proches du nationalisme plus classique : ils organiseront une marche de protestation contre le Mur érigé en 1961 et une marche du souvenir en mémoire du massacre de juin 1953. En juin 1967, Dutschke suggère un plan pour la réunification allemande, partant d'une “république des conseils” berlinoise, d'une “Commune” semblable à celle de Paris en 1871. Dutschke, comme d'ailleurs bon nombre de partis classés très hâtivement par les stratèges de l'ignorance à “l'extrême-droite” en Europe occidentale, parle de la complicité objective des 2 super-gros, du capitalisme yankee et de l'asiatisme soviétique (allusion aux théories de Karl A. Wittfogel sur le despotisme oriental). Pour Dutschke, il ne saurait être question de considérer le problème allemand comme clos. Ce serait renier le dynamisme inhérent à la vision socialiste de l'histoire et opter pour une approche fixiste des réalités politiques.
À suivre