Sauf en ce qui regarde l’éclat, la finesse de l’intelligence et la dimension de la culture, notre époque ressemble au XVIII° siècle, alors qu’une élite intellectuelle, entretenue par la bourgeoisie montante et l’aristocratie descendante, donnait le ton aux décisions politiques ou à l’élaboration d’un nouveau type de société. Notre intelligentsia a de petits pieds par rapport au foisonnant milieu des philosophes, des hommes de lettres et de science, des parlementaires, du clergé d’une époque où tout semblait devoir basculer pour mieux durer, sous des formes différentes. Ceux qui préparèrent la Révolution n’étaient pas tous des révolutionnaires et ils engendrèrent un enfant monstrueux qui les eût conduits à l’échafaud s’ils avaient vécu jusque-là.
Parmi ces hommes, des femmes aussi, à l’influence souvent considérable bien qu’en seconde ligne. Parmi elles, une Voltaire en jupons, d’ailleurs très intime du prototype, un de ces esprits dont les armes affûtées donnèrent à son salon des allures d’antichambre du contre-pouvoir, Marie de Vichy-Chamrond, marquise du Deffand. Elle est l’« aveugle des Lumières », pour reprendre l’expression de Marc Fumaroli, une Diogène le cynique, ayant perdu la vue, recevant chaque jour de la semaine, assise dans son fauteuil « tonneau », de midi à minuit, tout ce qui compte à la cour comme à la ville.
Elle avait fait ses classes sous la Régence libertine — mariée, jeune et ravissante, elle fut une des nombreuses maîtresses du Régent au cœur des débauches de ce dernier dans ses différents palais — et à Sceaux dans le cercle des « Chevaliers de la Mouche à Miel » de la duchesse du Maine avant que cette dernière ne tombât en disgrâce sous l’accusation de conspiration. Elle est cependant une misanthrope au milieu de toute cette effervescence et elle se méfie des philosophes — contrairement à Madame Geoffrin ou à Mademoiselle de Lespinasse, qu’elle forma d’ailleurs —, notamment de Diderot, tout en ouvrant sa maison à Montesquieu, d’Alembert, et en entretenant une amitié indéfectible avec Voltaire malgré les absences de ce dernier. Son salon est d’abord celui de la vieille aristocratie acquise aux idées nouvelles tout en étant attachée au monde établi et ancien, mais il n’empêche que la Marquise sera vite pétrie, vraie libertine au sens large du terme, par les idées à la mode. Elle écrit par exemple à Voltaire le 8 février 1769 :
« Où prenez-vous que je hais la philosophie ? Malgré son inutilité, je l’adore ; mais je ne veux pas qu’on la déguise en vaine métaphysique, en paradoxe, en sophisme. Je veux qu’on la présente à votre manière, suivant la nature pied à pied, détruisant les systèmes, nous confirmant dans le doute, et nous rendant inaccessibles à l’erreur, quoique sans nous donner la fausse espérance d’atteindre à la vérité ; toute la consolation qu’on en tire (et c’en est une), c’est de ne pas s’égarer, et d’avoir la sûreté de retrouver la place d’où l’on est parti. À l’égard des philosophes, il n’y en a aucun que je haïsse ; mais il y en a peu que j’estime. »
Terrible aveu, celui d’une femme acquise au relativisme le plus absolu, repoussant la possibilité de l’erreur et l’existence de la vérité, érigeant le doute du sceptique et du cynique comme règles de réflexion et de conduite. Elle est bien révolutionnaire, de salon, lorsqu’elle appelle de ses vœux la destruction de tous les systèmes comme elle dit. Elle est aussi écartelée, justement par le doute qu’elle embrasse comme seule méthode. Elle confie au comte Horace Walpole — qui sera son « amant » platonique, et pour cause, jusqu’à sa mort :
« Enfin on n’est point maître de ses pensées et de ses sentiments ; on l’est jusqu’à un certain point de sa conduite et de ses actions ; on peut l’être de ses paroles, mais il est fâcheux de ne pouvoir pas dire ce qu’on pense et de n’oser ouvrir son âme à personne; et je conviens que cela est nécessaire, parce que, tout bien examiné, on doit être persuadé qu’on a point d’amis, vous excepté, et ce n’est pas un compliment. Mais de quelle ressources pouvez-vous m’être ? Ne vaudrait-il pas pas autant être dévote ? cela vaudrait mieux. Mais voilà encore ce qui ne dépend pas de soi. » (25 février 1776)
Un tel esprit indécis est typique de ce temps troublé préparant le cataclysme. Par ailleurs, sans doute un des meilleurs écrivains, par le style, comme le dit Sainte-Beuve :
« Mme du Deffand est avec Voltaire, dans la prose, le classique le plus pur de cette époque, sans même en excepter aucun des grands écrivains. »
Pourtant très conservatrice lorsqu’il s’agit de protéger ses privilèges, méfiante vis-à-vis du monde qui n’est pas le sien, Madame du Deffand prépare la poudrière sur laquelle sautera toute la société, ceci tranquillement, coincée dans son fauteuil tonneau et ne pouvant plus voir les couleurs de ce qui l’entoure. Elle met son point d’honneur à refuser tout ce qui se rapproche, de près ou de loin, à un dogme politique, philosophique ou religieux. Le doute est devenu pour elle le critère de vérité. D’où son attachement à Montaigne :
« Je suis bien sûre que vous vous accoutumerez à Montaigne ; on y trouve tout ce qu’on a jamais pensé, et nul style n’est plus énergique : il n’enseigne rien parce qu’il ne décide rien ; c’est l’opposé du dogmatisme : il est vain, et tous les hommes ne le sont-ils pas ? et ceux qui paraissent modestes ne sont-ils pas doublement vains ? Le je et le moi sont à chaque ligne, mais quelles sont les connaissances qu’on peut avoir, si ce n’est par le je et le moi ? Allez, allez, mon tuteur, c’est le seul bon philosophe et le seul bon métaphysicien qu’il y ait jamais eu. Ce sont des rapsodies, si vous voulez, des contradictions perpétuelles ; mais il n’établit aucun système ; il cherche, il observe, et reste dans le doute : il n’est utile à rien, j’en conviens, mais il détache de toute opinion, et détruit la présomption du savoir » écrit-elle encore à son amant de cœur Walpole le 27 octobre 1766.
Un tel acharnement fait frémir et son aveuglement n’est pas d’abord physique mais intellectuel et spirituel. Étrange bonne femme qui se donne des airs et qui chérit les causes des maux dont elle ne cesse de se plaindre, regardant avec hauteur un monde décadent auquel non seulement elle participe, mais dont elle est une des actrices principales :
« Je n’ai point lu le discours de l’Académie, je n’ai pu m’y résoudre ; il suffit de l’ennui qu’on ne peut éviter, il est fou d’en aller chercher. On nous donne des tragédies, des romans abominables, et qui ne laissent pas d’avoir des admirateurs ; le goût est perdu… J’ai vu pendant quelque temps plusieurs savants et gens de lettres ; je n’ai pas trouvé leur commerce délicieux. J’irais volontiers aux spectacles s’ils étaient bons, mais ils sont devenus abominables ; l’Opéra est indigne, et la comédie ne vaut gère mieux ; elle est fort peu au-dessus d’une troupe bourgeoise, et le jeu naturel que M. Diderot a prêché a produit le bon effet de faire jouer Agrippine avec le ton d’une harengère. Ni mademoiselle Clairon, ni M. Lekain ne sont de vrais acteurs ; ils jouent tous d’après leur naturel et leur état, et non pas d’après celui du personnage qu’ils représentent » confie-t-elle à Voltaire le 24 mars 1760.
On croirait lire certains critiques de la société moderne qui, cependant, ne cessent de remettre du grain à moudre dans le moulin et évoluent comme des poissons dans l’eau au sein du marigot qu’ils initient et entretiennent.
Ceci est un mal français, aussi ancien que l’émergence du doute, déjà à la fin du Moyen Âge et ensuite à la Renaissance et au XVII° siècle. La Marquise avancera vers la mort en s’attachant sans cesse davantage par nostalgie au Grand Siècle, alors que son salon bouton d’or était un des laboratoires expérimentaux de l’esprit révolutionnaire qui est d’abord le doute mis au service de la politique. Ses derniers mots furent pour son fidèle valet de chambre et secrétaire, Wiart, en sanglots : « Vous m’aimez donc ? » Son scepticisme l’avait également aveuglée sur ce que peut être une véritable amitié désintéressée. Espérons qu’après son dernier soupir elle entendit une Voix lui répondre : « Oui, je t’aime. »
P. Jean-François Thomas, s. j.