Ce document a fait couler beaucoup d’encre et pose le problème du rôle effectif de Blanche ? Dans son Saint Louis Jacques Le Goff présente les thèses en présence depuis la vérité pure et simple rapportée par d’insoupçonnables évêques, jusqu’au pieux mensonge destiné à entériner un fait accompli, le coup de force de Blanche pour s’emparer du pouvoir[13]. Compte tenu de la situation, il est improbable qu’elle pût agir seule ? Je suis volontiers J. Le Goff dans ce qu’il appelle le scénario le plus vraisemblable. En l’absence de volonté officielle du mourant — ce qui n’exclut pas des confidences — les fidèles du roi, dévoués avant tout à la dynastie, à la continuité et la consolidation du gouvernement qu’ils assuraient eux-mêmes depuis le temps de Philippe Auguste, ont voulu écarter la régence du plus proche parent, le demi-frère Hurepel, qui aurait compromis la tradition établie en faveur du fils aîné et risquait de redonner vigueur aux barons, dont il avait les faveurs ; ceux-ci rêvaient d’un gouvernement de leur assemblée, voire la résurgence de leur droit d’élection.
Comme aucun de ces fidèles (le chancelier Guérin, le chambrier Barthélemy de Roye, le connétable Mathieu de Montmorency, Jean de Nesle) n’était en mesure de s’imposer, par sa puissance réelle, comme tuteur du roi et du royaume, il restait la solution d’appeler Blanche, reine-mère sacrée. D’autres femmes en ce premier quart du XIIIe siècle, avaient eu la tutelle de principautés par leur fils mineurs, Blanche de Navarre en Champagne pour Thibaud IV, Alix de Vergy en Bourgogne pour Hugues IV. Ont-ils pensé que parce qu’elle était femme et étrangère elle serait obligée de suivre leur conseil ? Cela aurait été bien mal la connaître et paraît peu vraisemblable. Mais en l’absence de textes nous n’avons que des intuitions, compte tenu de son caractère et de sa fermeté affichés. En tout cas la suite a montré qu’elle s’est donnée tout entière à la défense et à l’affirmation de son fils, au maintien et au renforcement de la royauté française. Le pouvoir, elle s’en saisit et ne le lâcha pas quand Louis eût dépassé quatorze ans, la vieille majorité germanique qui semble avoir été conservée par les rois capétiens (Philippe Ier ou Philippe II) même si à l’époque la majorité à vingt-et-un ans s’était imposée dans la plupart des principautés[14]. Louis IX s’est bien accommodé de cette sorte de co-gouvernement qui caractérise la première partie de son règne. Tout en s’affirmant parfois. C’était lui le roi.
De fait Blanche n’avait de légitimité que par lui. C’est bien pourquoi elle s’est employée, avec les fidèles conseillers, d’organiser au plus vite le sacre du jeune garçon afin qu’il fût roi accompli, légitime, investi de la grâce de Dieu et proprement sacré, c’est-à-dire intouchable. L’interrègne était une période dangereuse, propice aux contestations. Trois semaines seulement séparent la mort de Louis VIII le 8 novembre à Montpensier (Puy-de-Dôme actuel), enterré à Saint-Denis le 15, et le sacre à Reims le 29 novembre premier dimanche de l’Avent. C’est une prouesse. Peut-être ne faut-il pas, dans ces conditions surinterpréter l’absence des plus grands féodaux, qui n’étaient pas aussi organisés. Mais tout de même, il est clair que certains, pris de court par Blanche, ont manifestement boudé : Pierre de Dreux, dit Mauclerc, comte de Bretagne, Hugues de Lusignan, comte de Saint-Pol. Thibaud, comte de Champagne qui, lui, voulait venir, a été interdit de séjour à Reims par Blanche sanctionnant son attitude au siège d’Avignon, qu’il avait quitté dès le terme de ses quarante jours de service d’ost, scandalisant le roi et ses proches. (Peut-être que la rumeur — infondée — l’accusant[15] d’avoir empoisonné Louis par jalousie courait déjà.)
Le comte de Champagne était l’un des six pairs laïques institués au siècle précédent, dont le rôle rituel au sacre était important. Or en 1226 c’était l’hémorragie. Il n’y avait plus de duc en Normandie, unie à la Couronne après que Philippe Auguste l’eût enlevée à Jean Sans Terre. Le duché d’Aquitaine avait été gardé par le roi d’Angleterre. Le comte de Toulouse Raymond VII était excommunié et en guerre contre le roi de France. LE comte Ferrand de Flandre était dans un cachot du Louvre. Il ne restait que le jeune duc de Bourgogne, qui lui remit les éperons. La comtesse douairière de Champagne était là, la comtesse de Flandre aussi, qui se disputèrent le privilège de tenir l’épée, on les départagea en la confiant à Philippe Hurepel, qu’il fallait bien traiter. Nous ne savons pas qui « représenté » les pairs absents pour le rite du soutien de la couronne. A-t-on voulu honorer à cette occasion le roi d’outre-mer Jean de Brienne, roi de Jérusalem, tout juste détrôné par son gendre Frédéric II, qui avait épousé Bérangère, nièce de Blanche de Castille ? AU premier rang des pairs ecclésiastiques manquait l’archevêque de Reims, mort le 6 novembre précédent, replacé pour officier selon l’usage canonique par le premier suffragant de la province, l’évêque de Soissons Jacque de Bazoches. Apparemment les autres pairs, évêques de Laon, Langres, Châlons et Beauvais et Noyon était là.
La cathédrale de Reims était alors en reconstruction, puisque le grand chantier gothique a été entreprise au plus tard en 1211. Les recherches récentes permettent d’avancer des hypothèses[16]. Encadrant le transept carolingien et le chœur des années 1150, les travaux ont commencé par le déambulatoire et les chapelles rayonnantes d’une part, les cinq dernières travées de la nef d’autre part. La partie ancienne était-elle déjà détruite ? C’est fort probable. Mais chœur et transept n’ont été achevés que dans les années 1230. Pour assurer le service liturgique, soit on se cantonnait dans une partie déjà achevée séparée du chantier par une cloison provisoire, soit on utilisait l’espace en construction dès qu’on avait pu le doter d’un plafond en bois au niveau du triforium. En tout cas Blanche de Castille n’a pas vu la cathédrale, ses voûtes et ses vitraux comme nous les admirons aujourd’hui. Mais il est légitime d’y évoquer sa mémoire, la présence de la femme forte dont parlera Boniface VIII lors de la canonisation de son fils, cette femme forte qui d’après l’ordo du sacre est vraiment la reine selon le cœur de Dieu. Les textes liturgiques, médités et intériorisés, ont sans doute guidé Blanche de Castille ? À défaut de sources abondantes ils nous aident à comprendre la mission qu’elle a assumée pour que vive la royauté capétienne.
Patrick Demouy
Historien
Professeur des universités
[1] La meilleure biographie est celle de Gérard Sivéry, Blanche de Castille, Paris, Fayard, 1990 ; on consultera du même auteur, Louis VIII le lion, Paris, Fayard, 1995, et les deux Saint Louis de Jean Richard, Paris, Fayard, 1983 et Jacques le Goff, Paris, Gallimard, 1996.
[2] Sur les sacres, outre les nombreux travaux d’Hervé Pinoteau dont on trouve l’index et la bibliographie dans Clefs pour une somme, La Roche — Rigault, PSR, 2011, voir Richard Jackson, Vivat Rex. Histoire des sacres et des couronnements en France, Strasbourg-Paris, Ophrys, 1984 et Patrick Demouy, Notre-Dame de Reims. Sanctuaire de la royauté sacrée, Paris, CNRS éditions, 2008, p. 108-153.
[3] NdE Précisons qu’elle n’est pas fini en 2021, puisqu’un héritier est là.
[4] Le redditus ad stirpem Karoli signifie le retour de la dignité royale à la descendance de Charlemagne, effectif avec le mariage de Philippe Auguste et Isabelle de Hainaut, princesse carolingienne.
[5] Sur les privilèges des archevêques de Reims : Patrick Demouy, Genèse d’une cathédrale. Les archevêques de Reims et leur Eglise aux Xie et XIIe siècles, Langres, Guéniot, 2005, p.564-578.
[6] Richard Jackson, Ordines coronationis Franciae. Texxts and ordines for the coronation of Frankish and French kings and queens in the Middle Ages, vol. 2, Philadelphie, Universitu of Pennsylvania, 1995, p. 73-86.
[7] Ibid, p. 154-167.
[8] Jacques Le Goff (dir.), Le sacre royal à l’époque de Saint-Louis, Paris, Gallimard, 2001. Editions, traduction et commentaire de l’ordo du manuscrit latin de 1246 de la BNF.
[9] Mathieu Paris, Historia Anglorum, éd. F. Malden, tome II, Londres, 1867, p.259.
[10] Jean de Joinville, Histoire de Saint Louis, Paris, La Pléiade, 1963, p.216.
[11] Jacques Le Goff, Saint Louis, p. 82
[12] A. Teulet, Layettes de Trésor des Chartres, t. II, Paris, 1866, No 1811.
[13] Jacques Le Goff, op. cit., p.86.
[14] François Olivier-Martin, Etudes sur les régences, t.1 : les régences et la majorité des rois sous les Capétiens directs et les premiers Valois (1060-1375), Paris, 1931.
[15] Jean Richard, op. cit. p. 95-99.
[16] Dans l’attente de la publication des actes du colloque tenu en octobre 2011 pour le 8ème centenaire, voir La grâce d’une cathédrale. Reims, Strasbourg, La Nuée Bleue, 2010, et Alain Villes, La cathédrale de Reims. Chronologie et campagnes de travaux, Sens, A. Ville, 2008.
Publication originale : Patrick Demouy, « Blanche de Castille et les sacres de Reims », dans Collectif, Actes de la XIXe session du Centre d’Études Historiques (12 au 15 juillet 2012) : Royautés de France et d’Espagne, CEH, Neuves-Maisons, 2013, p. 179-192.
Consulter les autres articles de l’ouvrage :
► Préface, par Monseigneur le Duc d’Anjou (p. 5).
► Avant-propos. Le vingtième anniversaire du Centre d’Études Historiques, par Jean-Christian Pinot (p. 7-8).
► De la Visitation au Centre de l’Étoile : quatre siècles de présence religieuse au Mans, par Gilles Cabaret (p. 37-41).
► Le baron de Vuorden. De la cour d’Espagne à la cour de France, par Odile Bordaz (p. 43-55).
► La rivalité franco-espagnole aux XVIe-XVIIe siècles, par Laurent Chéron (p. 73-92) :
- Partie 1 : Les représentations d’une rivalité
- Partie 2 : L’empire des Habsbourg d’Espagne sur la défensive
- Partie 3 : Un siècle et demi de compromis ambigus / Conclusion
► Les mariages franco-espagnols de 1615 et de 1660 ou le deuil éclatant du bonheur, par Joëlle Chevé (p. 93-114) :
- Partie 1 : Le trône met une âme au-dessus des tendresses
- Partie 2 : L’orgueil de la naissance a bien des tyrannies
- Partie 3 : Il faut que le pouvoir s’unisse à la tendresse
► L’Espagne vue par l’Émigration française à Hambourg, par Florence de Baudus
► L’Affaire de Parme ou la mise en œuvre du pacte de famille face à la papauté (1768-1774), par Ségolène de Dainville-Barbiche (p. 135-150).
- Partie 1 : Parme
- Partie 2 : Les acteurs / Partie 3 : Le déroulement de l’affaire
- Partie 4 : Le dénouement de l’affaire
► « Carlistes espagnols et légitimistes français », par Daniel de Montplaisir (p. 151-177).
► « Blanche de Castille et les sacres de Reims », par Patrick Demouy (p. 179-192).
Consulter les articles des sessions précédemment publiées :
► Articles de la XVIIIe session (7 au 10 juillet 2011) : 1661, la prise de pouvoir par Louis XIV
► Articles de la XXe session (11 au 14 juillet 2013) : Les Bourbons et le XXe siècle