Et si ce n’était qu’une illusion qui mène droit dans le mur ?
Près d’un mois après la disparition de Pierre Rabhi (https://conseildansesperanceduroi.wordpress.com/2021/12/06/pierre-rabhi-est-mort/) et alors que la reprise économique dans la période de pandémie virale que nous connaissons n’est financée que par la dette, il est urgent de s’interroger sur la valeur réelle d’une croissance tant vantée par nos élites politiques et économiques.
Parmi les acteurs de la campagne présidentielle, on trouve des » décroissants « , des « altercroissants », des « postcroissants », des tenants de la « petite croissance », et bien sûr de la croissance verte. Des partisans de la croissance pour ce qu’elle est – un simple accroissement de la richesse collective –, beaucoup moins. A croire que cette croissance économique, que les gouvernements successifs ont tous eu pour objectif de maximiser, est devenue un rêve clivant, ambigu, à manier avec précaution.
A quelques mois des élections, une ligne de partage se dessine en effet dans le débat politique, entre un Emmanuel Macron rêvant tout haut d’une croissance de « 12 % ou 13 % » à horizon 2030 lors d’un séminaire de rentrée, et un Jean-Luc Mélenchon qui affirmait dès 2012 « s’interdire le mot “croissance” ». « Aujourd’hui, pour moi, il y a trois grands choix politiques sur la table, il y a le choix de la décroissance, il y a le choix du déclin, et il y a le choix central qu’incarne aujourd’hui Emmanuel Macron », résumait mi-octobre, en bon courtisan, Bruno Le Maire, le ministre de l’économie, sur Europe 1.
Mais, en réalité, la croissance comme objectif politique n’est plus une évidence, tant le pays lui-même est divisé. « En 2021, la moitié des Français se disent favorables à plus de croissance et à ce qu’une priorité absolue soit donnée à la création d’emplois, tandis que l’autre moitié défend un autre modèle de développement ayant pour objectif la préservation des ressources, constate Frédéric Dabi, directeur général de l’Institut français d’opinion publique (IFOP). En 2017, les premiers étaient majoritaires. »
Traditionnellement, les écologistes sont les moins à l’aise avec l’idée de croissance, vue comme globalement nocive pour l’environnement – plus on produit, plus on consomme, plus on le détruit. « La croissance du PIB telle qu’elle se décline depuis des décennies est très carbonée, consommatrice de matières, inégalitaire, avec une terre de moins en moins habitable, et une compétition qui peut devenir conflit sur les ressources, expliquait le candidat des Verts, Yannick Jadot, en novembre,. C’est une décroissance du bien-être. »
Longtemps productiviste et convaincue de la nécessité de croître pour redistribuer, la gauche est devenue plus prudente, notamment depuis l’émergence des questions climatiques. « Anne Hidalgo n’est pas décroissante, explique le maire de Rouen, Nicolas Mayer-Rossignol, en charge des questions économiques pour la candidate socialiste. Le sujet pour nous, c’est l’altercroissance, et ce qu’on met dedans. » Son rival Arnaud Montebourg estime nécessaire d’arbitrer entre les activités polluantes et les autres – « il faut de la décroissance dans certains secteurs et des activités vertes qui doivent augmenter », explique-t-il dans un entretien à La Tribune. Même philosophie chez Jean-Luc Mélenchon, le leader de La France insoumise, qui propose en sus une « règle verte » : « Ne pas prendre à la nature plus qu’elle ne peut reconstituer », a-t-il expliqué dans Libération en septembre.
A droite, les candidats assument plus volontiers leurs convictions en faveur d’une économie en croissance, qui relève de l’évidence pour un électorat plus âgé mais aussi plus… bourgeois. Mais le discours a quand même changé – la promesse désormais est celle d’une croissance verte, compatible avec la défense de l’environnement, ce que la technologie rend possible aux yeux des candidats. Valérie Pécresse en avait fait un axe de sa campagne pour les élections régionales au printemps et promet aujourd’hui de « réunir enfin les trois piliers du développement durable : l’économique, le social et l’écologique », dans une tribune parue dans Le Point, fin octobre. Quant à Eric Zemmour, il réfute « la croissance pour la croissance », celle d’une « société de consommation comme unique horizon d’un homo economicus calculateur et déraciné », selon ses propos lors d’un meeting à Bordeaux, mi-novembre. Le Rassemblement national, de son côté, interroge moins la notion de croissance que la répartition des richesses entre Français et immigrés.
« Avec la crise écologique, les responsables politiques se disent que la croissance pour la croissance a ses limites, et qu’il faut la qualifier, résume Jérôme Fourquet, directeur du département opinions de l’IFOP (avec Jean-Laurent Cassely, La France sous nos yeux : Économie, paysages, nouveaux modes de vie, éditions du Seuil, 2021.). La vision traditionnelle est contestée, mais sans qu’on voie vraiment ce qu’est le récit alternatif. » Car, hélas, si la notion de croissance est moins consensuelle que par le passé, l’offre politique demeure en réalité très homogène. La sobriété, qui suscite un intérêt académique, peine à percer politiquement. « Regardez leurs mines réjouies quand ils annoncent qu’on pourrait faire 7 % de croissance, et qu’on fait mieux chez nous qu’ailleurs, s’amuse Jérôme Fourquet. Vous ne les entendez pas mettre en avant la baisse des émissions de CO2 ! » Si Emmanuel Macron parlait de « réconcilier la croissance et l’écologie de production » dans son allocution de juillet, il n’a pas résisté à la tentation de moquer ces derniers en brocardant le retour « à la lampe à huile » et le « modèle amish ».
Car dans l’opinion, la croissance demeure assimilée à la prospérité et au pouvoir d’achat, un sujet au coeur de la campagne électorale. Malgré une prise de conscience théorique des enjeux climatiques, « tout le monde n’est pas prêt aux changements de comportement qu’ils impliquent, résume Chloé Morin, politiste associée à la Fondation Jean Jaurès. On questionne la prospérité, sans pour autant matérialiser ce qu’est le bien-être dans une société sans croissance. Cela donne le sentiment aux gens qu’on va les priver du peu qu’ils ont, en faveur de rien d’autre. »
L’idée de croissance, quoique relativement récente historiquement, est en effet au cœur du pacte social des grandes démocraties occidentales. La croissance, c’est la perspective d’une plus grande mobilité sociale, d’un pouvoir d’achat et d’un niveau de vie plus élevés, et la promesse que les enfants vivront mieux que leurs parents, prétendent les économistes. « Les démocraties se sont reconstruites après guerre autour de quelques consensus, sur lesquels pouvaient ensuite se fonder les débats politiques, estime le philosophe et économiste Jérôme Batout. Et la croissance fut le consensus majeur. » Les débats des soixante dernières années, entre la gauche et la droite, entre la jeunesse de 1968 et le gaullisme, entre le patronat et les syndicats pour le partage des profits, se sont construits sur ce consensus en faveur de la croissance, jamais vraiment remis en cause.
Mais quand cet accord vacille, comme c’est le cas aujourd’hui, c’est déstructurant. « Le premier choc fut celui de la crise de 2008, lorsqu’on a constaté que la croissance réelle et la croissance financière étaient déconnectées », poursuit Jérôme Batout. Puis la crise climatique a ouvert le débat sur les externalités négatives de la croissance économique, apportant ainsi un second doute. Enfin, la pandémie a été étanchée par une reprise artificielle qui se révèle extraordinairement déstabilisatrice. » Cela fera sans doute apparaître le troisième doute sur la croissance », juge-t-il. Dans un monde politique polarisé, la notion de croissance, qui n’est pas si évidente à définir, ne joue plus son rôle naturellement fédérateur. Et les socles idéologiques des partis, fragilisés, ne permettent plus à eux seuls d’en comprendre le sens.
Une croissance faible constitue-t-elle un risque politique ? Nos institutions sont conçues pour la croissance : le premier indicateur du budget de l’Etat, celui qui conditionne tout le reste, c’est le taux de croissance. « Nos Etats sont paramétrés pour vivre par appui sur la croissance, constate Jérôme Batout. Quand il y en a moins, la dette explose, car elle est le substitut à une croissance absente. » De fait, son ralentissement s’est accompagné d’une polarisation politique en Occident. Certains voient même la croissance comme le ciment des démocraties et des Etats modernes, celui qui permet de faire société. C’est en effet la richesse créée qui finance la redistribution et les services publics, pour lesquels l’appétit des démocraties est grandissant.
« Si la croissance était abandonnée comme objectif politique, la démocratie devrait aussi l’être », écrivait Wilfred Beckerman, économiste d’Oxford, en 1974. Un point de vue provocateur, qui visait surtout à répondre au séisme provoqué par la parution du rapport Meadows, le premier à souligner les dangers d’une croissance sans limite pour la survie de l’espèce. Un débat politique et, déjà, très clivant.
Wilfred Beckerman, un grand visionnaire ?*
Le 29 décembre 2021. Pour le CER, Jean-Yves Pons, CJA.
(*) https://www.ucl.ac.uk/economics/news/2020/apr/remembering-professor-wilfred-beckerman-0