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Une tradition terroriste 2/2

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Mais c'est au niveau du quartier qu'il faut saisir l'importance, la nature et les formes du mouvement sectionnaire. Les sans-culotte, on l'a prouvé, ne constituè­rent jamais qu'une minorité agissante. Mais comme ils étaient seuls à se rendre aux assemblées des sections de Paris. comme ils disposaient d'une formidable puissance de coercition et d'intimidation. comme la menace de la guillotine planait sur leurs adversaires, ils purent, pendant près de 2 ans, exercer un chantage permanent sur la population parisienne, et sur le gouvernement issu des assem­blées parlementaires.

Les historiens ont beaucoup débattu des bases sociologiques de ce mouvement et de sa portée politi­que. “Avant-garde” pré-prolétarienne dans la “révolution bourgeoise”, et, comme telle, anticipation du mouvement ouvrier du XIXe siècle ? Coalition, on l'a montré, de situations sociales diverses — petits patrons, artisans, compagnons, ouvriers — unies dans un même souci de consommateurs sensibles au prix des denrées de base, celui du pain notam­ment. Sans doute ce type de coalition ne constitue-t-il pas une nouveauté dans la longue histoire des classes inférieures ur­baines. Ce qui est profondément nou­veau, c'est l'encadrement et c'est l'idéolo­gie dont se réclament ces cadres. Non plus des curés nostalgiques d'un Moyen Âge idéalisé, mais une micro-intelligentsia laïque qui a connu les leçons des Lu­mières dans les écoles et les livres du XVIIIe siècle finissant, et pour qui le bonheur, selon l'expression de Saint­-Just, est une idée neuve. Par là s'interpé­nètrent des pratiques ancestrales et des justifications idéologiques profondément nouvelles. Au nom de l'égalité (« Il faut raccourcir les géants »), on rejoint la vieille tendance à l'inversion sociale. Les mots eux-mêmes ont une signification très riche. “L'aristocrate”, ce n'est pas seulement le noble, c'est quiconque, quel que soit son statut social, ne suit pas le mouvement révolutionnaire dans son évolution. Le “sans-culotte”, c'est le mi­litant idéal de la Révolution, il est ver­tueux, honnête, courageux, ignore les dé­faillances, les compromis et les hésitations. Sur ceux qui ne correspon­dent pas à ce modèle, les sans-culotte ont le devoir de faire régner la Terreur. La guillotine, cette “faux de l'égalité” est le recours ultime, unissant Vertu et justice.

Ne surestimons pas les effets sanglants de cette poussée terroriste. En dépit des majorations mythiques du XIXe siècle, l'épisode de 1792-94 a fait moins de morts que le mois de mai 1871. Et pour­tant 93, l'an II de la Liberté, occupe dans notre mémoire, dans l'histoire de cette mémoire, une place infiniment plus im­portante que la Commune de Paris. Pourquoi ?

On peut aisément discerner plusieurs éléments dans cette transfiguration d'un bref moment, conjoncturel et de peu de portée immédiate, de notre histoire.

D'abord un certain nationalisme, voire chez certains un chauvinisme affiché, qui a conduit à identifier la Révolution au rôle universel de la France. En un certain sens, la Terreur s'en trouve justifiée, même pour ceux qui la détestent en elle­-même. D'où l'accent mis sur l'encercle­ment de la France révolutionnaire par les soldats des monarchies européennes, et sur le prix qu'elle aurait dû nécessaire­ment payer. L'idée que la Terreur est fille du danger extérieur traverse tout un courant de l'historiographie française, de gauche majoritairement, mais aussi de droite. L'antigermanisme de 1871 et de 1914-1918 a renforcé cette excuse un peu honteuse donnée rétrospectivement à nos ancêtres de 1793. Pourtant rien ne dit que cette corrélation historique ait été une né­cessité. On peut imaginer d'autres mé­thodes défensives. On doit, surtout, sa­voir que Robespierre lui-même rêvait de la paix, alors même qu'il laissa envoyer sur l'échafaud un Danton accusé (entre autres) de chercher à pactiser avec l'en­nemi. On est en droit de s'interroger sur ce stupéfiant glissement de la Défense nationale à l'impérialisme conquérant. Selon Chaumette (leader de la gauche ja­cobine) tout devait être “jacobinisé”, de Paris à St-Petersbourg. La réaction des “patriotes” italiens de 1798, des Alle­mands de 1813, montrera assez claire­ment l'ambiguïté profonde de cet expan­sionnisme, révolutionnaire, mais tragiquement français. Aux yeux de l'his­torien d'aujourd'hui, la Terreur n'a pas été fille de la menace extérieure, sinon majorée par une opinion qui y était pré­parée.

En seconde analyse vient l'impact de la Révolution française sur le mouvement ouvrier des XIXe et XXe siècles. Non pas qu'il y ait eu une filiation directe. On a beaucoup exagéré le rôle du babouvisme (et de Buonarotti) dans le greffage de l'histoire révolutionnaire sur les pre­mières manifestations de la lutte ouvrière. Les canuts lyonnais ne se bat­taient pas pour refaire 1793 ! La Com­mune de 1871 n'a pas été, malgré la lé­gende, terroriste. C'est plus lentement et plus subtilement que s'est opérée, au ni­veau des cadres intellectuels socialistes, une certaine osmose entre 2 héritages distincts. Le malheur a voulu que l'intro­duction du marxisme en France (à la dif­férence de ce qui se passait en Allemagne ou en Italie) ait été le fait, non de grands intellectuels, mais du “sans-culotte”, comme le camarade Jules Guesde. Outre l'immense appauvrissement de l'œuvre de Marx (dont d'ailleurs on a totalement faussé l'analyse qu'il faisait de la Terreur de 93) il y eut une appropriation forcée, une sorte de captation d'héritage du marxisme par les nostalgiques du jacobi­nisme. Cela s'est traduit sur le plan des recherches universitaires (pensons à Ma­thiez), mais surtout sur celui de l'opinion ouvrière, du moins la petite fraction qui s'exprimait.

Les révolutions russes de 1917 — celle de novembre surtout — ont accéléré ce mouvement de confusion. La Terreur bolchevique ne se justifiait-elle pas, comme la Terreur française de 1793, par l'intervention des grandes puissances ? C'était une sorte de justification rétros­pective de notre propre histoire, appuyée sur les “nécessités” historiques qui sem­blaient se répéter. Le prix qu'en ont eu à payer les peuples soviétiques est trop connu pour que j'y insiste.

Demandons-nous, après ce trop bref raccourci historique, si la Terreur a ja­mais revêtu un aspect “positif”, si elle a été conforme aux exigences profondes des populations, si, au contraire, elle n'a été introduite, dans des circonstances ex­ceptionnelles et de brève durée, que par de petits cercles intellectuels qui auraient voulu, en quelque sorte, forcer l'histoire.

25 ans de recherche historique m'ont fait répudier toute acceptation a­critique du thème de la “Terreur posi­tive”. Certes, l'historien n'est pas un ma­gicien : qui peut dire ce qui se serait passé si d'autres solutions avaient été adop­tées ? On ne refait pas l'Histoire comme on peut refaire une expérience dans un laboratoire. Ce que les recherches dé­montrent, c'est qu'elle n'a jamais été vou­lue, même acceptée, par les grandes masses sur qui elle s'exerçait, directe­ment ou indirectement. Toute justifica­tion a posteriori d'une phase terroriste re­lève, non de la science historique, mais d'une métaphysique finaliste. Il y a plus. Les sociétés de 1980 voient renaître, en beaucoup de zones, des pratiques ter­roristes. Je pense à l'Afghanistan, au San Salvador, à tels États d'Afrique Noire. Ni l'indignation morale ni l'engagement po­litique ne suffisent à dénoncer, coup sur coup, ces enfers successifs. L'historien a le droit de dire que rien ne justifie l'enfer.

Denis Richet, Magazine Littéraire n°168, 1981.

http://www.archiveseroe.eu/histoire-c18369981/89

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