Un phénomène important est survenu dans les relations entre les élites américaines détentrices du pouvoir et les élites médiatiques. Au début du XXIe siècle, l’Amérique, contrairement aux autres pays européens, se vante ouvertement qu’elle garantit une liberté d’expression totale. Pourtant, les médias américains osent rarement soulever des thématiques considérées comme contraires à l’esprit postmoderne de l’américanisme. De fait, la « médiacratie » américaine postmoderne opère de plus en plus en liaison avec le pouvoir exécutif de la classe dominante.
Cette cohabitation se déroule sur un mode mutuellement correcteur, où les uns posent des critères éthiques pour les autres et vice-versa. Les principales chaînes de télévision et les principaux journaux d’Amérique, comme CNN, The New York Times ou The Washington Post suggèrent aux hommes politiques la ligne à suivre et vice-versa ou, pour un autre sujet, les deux fixent de concert les critères du comportement politique général qu’il faudra adopter. Parmi les citoyens américains, l’idée est largement répandue que les médias représentent un contre-pouvoir face au système et que, de par leur vocation, ils doivent être par définition hostiles aux décisions prises par les élites au pouvoir. Mais en réalité, les médias américains ont toujours été les porte-paroles et les inspirateurs du pouvoir exécutif, bien que d’une manière anonyme, sans jamais citer les noms de ceux qui, au départ de la sphère gouvernementale, leur filaient des tuyaux. Depuis la première guerre mondiale, les médias américains ont eu une influence décisive, dans la mesure où ils ont créé l’ambiance psychologique qui a précédé et soutenu la politique étrangère américaine, en particulier en poussant les politiques américains à bombarder au phosphore les villes européennes pendant la seconde guerre mondiale. La même stratégie, mais avec une ampleur réduite, a été suivie, partiellement, par les médias américains lors de l’engagement US en Irak en 2003.
Médias et classe dominante : opérations conjointes
Dans le choix des mots, la classe dominante américaine et ses courroies de transmission dans les médias et l’industrie de l’opinion ne fonctionnent plus d’une manière disjointe et exclusive l’une de l’autre ; elles opèrent conjointement dans le même effort pédagogique de « répandre la démocratie et la tolérance » dans le monde entier. « Qu’il y ait ou non un soutien administratif au bénéfice des médias », écrit Régis Debray, « ce sont les médias qui sont les maîtres de l’Etat ; l’État doit négocier sa survie avec les faiseurs d’opinion » (1). Debray, figure de proue parmi les théoriciens de la postmodernité, ne révèle au fond rien de neuf, sauf que dans la « vidéo-politique » postmoderne, comme il l’appelle, et qui est distillée par les médias électroniques modernes, les mensonges des politiciens semblent plus digérables qu’auparavant. En d’autres mots, le palais présidentiel n’a plus d’importance politique décisive ; c’est la tour de la télévision qui est désormais en charge de la « haute politique ». L’ensemble des discours et récits politiques majeurs ne relève plus de la « graphosphère » ; il entre dans le domaine de la « vidéosphère » émergente. En pratique, cela signifie que toutes les absurdités que pense ou raconte le politicien n’ont plus aucune importance de fond : quel que soit leur degré de sottise, il faut qu’elles soient bien présentées, qu’elles suscitent l’adhésion, comme sa propre personne, sur les écrans de la télévision. Il peut certes exister des différences mineures entre la manière dont les médias, d’une part, et la classe dominante américaine, d’autre part, formulent leur message, ou entre la façon dont leur efforts correcteurs réciproques se soutiennent mutuellement, il n’en demeure pas moins vrai que la substance de leurs messages doit toujours avoir le même ton.
La télévision et les médias visuels ont-ils changé l’image que nous avons du monde objectif ? Ou la réalité du monde objectif peut-elle être saisie, si elle a été explicitée autrement qu’elle ne l’est par les médias ? Les remarques que les universitaires ou d’autres hommes politiques formulent et qui sont contraires aux canons et aux vérités forgées par les médias se heurtent immédiatement à un mur de silence. Les sources et informations rebelles, qui critiquent les dogmes de la démocratie et des droits de l’homme, sont généralement écartées des feux de la rampe. C’est vrai surtout pour les écrivains ou journalistes qui remettent en question l’essence de la démocratie américaine et qui défient la légitimité du libre marché.
Significations à facettes multiples
Les hommes politiques américains contemporains ont de plus en plus souvent recours à des références voilées derrière un méta-langage hermétique, censé donner à ses locuteurs une aura de respectabilité. Les hommes politiques postmodernes, y compris les professeurs d’université, ont recours, de plus en plus, à une terminologie pompeuse d’origine exotique, et leur jargon se profile souvent derrière une phraséologie qu’ils comprennent rarement eux-mêmes. Avec la propagation rapide du méta-discours postmoderne au début du XXIe siècle, la règle, non écrite, est devenue la suivante : le lecteur ou le spectateur, et non plus l’auteur, devraient devenir les seuls interprètes de la vérité politique. À partir de maintenant, le lexique politique est autorisé à avoir des significations à facettes multiples. Mais, bien sûr, cela ne s’applique pas au dogme du libre marché ou à l’historiographie moderne, qui doit rester à tout jamais en un état statique. Le discours postmoderne permet à un homme politique ou à un faiseur d’opinion de feindre l’innocence politique. De cette manière, il est libre de plaider l’ignorance si ses décisions politiques débouchent sur l’échec. Ce plaidoyer d’ignorance, toutefois, ne s’applique pas s’il osait tenter ou s’il désirait déconstruire le proverbial signifiant « fascisme » qui doit rester le référent inamovible du mal suprême.
À suivre