[Une sorcière sur un bûcher au XVIe siècle. Tableau de l'époque romantique, vers 1860]
C'est un mystère troublant que l'épidémie de bûchers où l'on fera périr des milliers de supposées sorcières du XVe au XVIIe siècles. Tentative d'explication.
Une importante exposition du très actif musée historique du Palatinat à Spire a récemment fait le point sur ce que fut la chasse aux sorcières, une question dont l'étude a beaucoup progressé depuis 2 décennies. On estime qu'en Europe, 40.000 à 60.000 personnes ont été mises à mort par le feu à l'époque moderne sur accusation de sorcellerie. La moitié des victimes étaient de langue allemande et près de 80 % étaient des femmes.
Loin d'être une spécificité du Moyen Âge qui s'en est occupé assez peu, les persécutions contre de supposées sorcières ne débutent vraiment qu'au XVe siècle. En 1486, paraît à Strasbourg le Malleus maleficarum, un ouvrage de démonologie conçu par des inquisiteurs, dont l'influence sera déterminante. La chasse aux sorcières s'intensifie au cours de la Renaissance et de la Réforme, atteignant son apogée vers 1620 pour diminuer par la suite. Les persécutions disparaissent en Prusse en 1714 et le dernier supplice par le feu en France a lieu en 1718. Les 2 derniers bûchers d'Europe flambent en Pologne en 1793.
L'exposition de Spire apporte d'autres révélations. On apprend ainsi que l'Inquisition romaine, espagnole et portugaise s'est relativement peu intéressée aux prétendues sorcières. Le Parlement de Paris non plus. Là où l'État est fort, les juges locaux suivent leur hiérarchie. C'est également le cas dans les territoires que les papes contrôlent en Italie. Luther et Calvin sont en revanche d'actifs acteurs de la dénonciation des présumées sorcières. Seul le monde orthodoxe paraît relativement immunisé.
L'arc flamboyant des bûchers court de l'Écosse à la Suisse par les Pays-Bas et le Rhin. C'est là une longue ligne de fractures confessionnelles où les conflits sont intenses et la guerre quasi permanente sous prétexte de religion. La chasse aux sorcières, résultat d'angoisses nombreuses, y prolifère. Les archives font état de 3 millions de personnes menées devant les tribunaux séculiers sous la pression populaire. Les hommes de loi qui méprisent les “superstitions” de rustres, tel Jean Bodin, auteur d'une Démonomanie des sorciers (1587), y jouent un rôle souvent plus néfaste que les gens d'Église.
Les conflits religieux du temps affolent les contemporains que hantent les menaces de subversion. Beaucoup croient identifier les complices du Malin qui sait, c'est alors l'évidence, nuire aux hommes, aux bêtes et aux fruits de la terre. Le début du “petit âge glaciaire” avec ses mauvaises récoltes, ses hivers extrêmes et ses étés pourris semble alors attester mille maléfices.
Les intenses inquiétudes qui travaillent les esprits se manifestent tout particulièrement dans le Saint-Empire, divisé en près de 300 États traumatisés par les conflits religieux. Les bûchers y feront près de 25.000 victimes. Alors que certains pays protestants échappent totalement à la chasse aux sorcières comme le Wurtemberg, d'autres au contraire, comme la Thuringe, s'y distinguent tristement. Du côté catholique, même absence de cohérence. Si les principautés épiscopales de Bamberg, de Cologne et de Wurtzbourg traquent le démon avec un zèle effroyable, la Bavière ou les États allemands des Habsbourg restent relativement modérés. L'Écosse et les pays nordiques sont les plus acharnés du côté protestant, ainsi que la Lorraine ducale et certains cantons suisses du côté catholique. La persécution existe donc dans les 2 religions. La sorcière incarne toutes les dépravations morales et, dans un souci de purification de la société, les adversaires s'acharnent à éradiquer ce qu'ils perçoivent comme un fléau.
Les liens entre l'essor de la modernité et la sorcellerie ont été bien mis en valeur par l'exposition de Spire. Celle-ci a posé la question-clé du rôle du nouveau médium qu'est l'imprimerie. En effet, le monde rural entame son acculturation à l'écrit dès le XVe siècle. Des Flandres aux Alpes se manifeste une avance en faveur de la lecture. L'invention de Gutenberg accélère l'offensive par l'écrit mais aussi par l'image. Almanachs, placards, libelles et autres feuilles volantes se multiplient précisément après 1500. Un siècle plus tard, estampes et gravures circulent en Europe par millions. Elles décrivent avec force détails tous les méfaits des présumées sorcières et alimentent ainsi les psychoses collectives.
Loin des campagnes, beaucoup d'usages étranges et superstitieux se maintiennent et se développent au-delà du XVe siècle. On poursuit en effet de prétendues sorcières jusque sur les trônes (Ann Boleyn en Angleterre) ou à côté (Léonora Galigaï en France). Dans les cabinets des princes et des savants, on voit d'étranges objets : défenses de licorne, veaux bicéphales, coraux, œufs d'autruche, monstres de toutes sortes. Ils cohabitent avec les astrolabes et les nouveaux globes terrestres. Où s'arrête la “superstition”, c'est-à-dire l'ensemble des coutumes rustiques rejetées par les clercs ? L'exposition de Spire a présenté ainsi une très étrange collection de bézoards, concrétions trouvées dans l'estomac de certains ruminants. Acquis dans les deux Indes au prix de dix fois leur poids en or et montés en amulettes, ils sont portés par de grands personnages. On voit ainsi celui du duc d'Albe, gouverneur général des Pays-Bas, ou celui du cardinal de Richelieu… Comme la plupart des objets présentés, ils témoignent d'inextricables contradictions entre foi religieuse et soif de savoir, science et crédulité, curiosité et peurs irrationnelles, progrès des connaissances et attente de la fin des temps.
Il ne fait pas de doute que les réformes protestante et catholique, engagées sur le périlleux chemin d'une rationalisation de la foi, ont soudain dévoilé la persistance d'un paganisme populaire assimilé à des superstitions. Ont-elles cherché à déraciner une « sagesse païenne transmise par des femmes » ? Au XIXe siècle, l'historiographie romantique et nationale l'interprétera souvent ainsi. Les frères Grimm et nombre d'historiens allemands verront dans l'Église romaine l'actrice principale des persécutions. De nombreuses études seront ensuite réalisées en Allemagne sous le IIIe Reich. Mais les nazis eux-mêmes étaient divisés sur l'interprétation de l'histoire de la sorcellerie. Pour les uns, les sorcières avaient été des femmes porteuses d'une religiosité germanique. Pour les autres, elles ne représentaient que des parasites sociaux que l'on avait bien fait d'éliminer. En marge de ces polémiques l'Ahnenerbe (organe de recherches de la SS) rassembla 30.000 dossiers qui constituent aujourd'hui l'une des principales sources de documentation pour tout travail sur la chasse aux sorcières en Europe.
• Historisches Museum der Pfalz, Speyer. Catalogue en allemand (Minerva Verlag). Textes pour la visite en français. Jusqu'au 13 juin 2010. www.museum.speyer.de
Éric Mousson-Lestang, La Nouvelle Revue d'Histoire n°48, mai-juin 2010.