Historien d'art, Richard W. Eichler (1921-2014), d'inspiration conservatrice, n'hésita pas, à l'instar de Jean Clair, à recourir au registre pamphlétaire pour pourfendre l’art moderne et contemporain, notamment en raison de sa logique marchande impliquant marchands d’art et journalistes spécialisés en critique d’art, logique conduisant à façonner l’opinion publique en la nivelant par le bas.
• Recension : Richard W. Eichler, Die Wiederkehr des Schönen : Plädoyer für eine Kunst mit Zukunft, avant-propos de Hellmut Diwald, Grabert Verlag, Tübingen, 1984, 452 p.
L’histoire de l’art est un sujet fort vaste. L’aspect technique des styles, l’interprétation socio-historique qu’on peut en tirer, sont des sujets quasi inépuisables. Mais si, jadis, les styles demeuraient pendant au moins une ou deux générations, en ce siècle, où le figuratif a fait place à l’abstrait, les modes se sont mêlées, mutuellement houspillées, et nous avons débouché sur un chaos et une confusion esthétiques presque inextricables. Pire, l’art de notre siècle semble ne susciter que bien peu d’enthousiasme auprès des populations. L’art, les courants modernes, ne semblent plus réservés qu’à une infime minorité de spécialistes, qu’à quelques cénacles ésotériques, inconscients du rôle de catalyseur, du rôle pédagogique que l’art peut jouer dans la création d’une conscience populaire collective.
Le Professeur Richard W. Eichler, titulaire de nombreux prix pour l’excellence de ses ouvrages sur les questions artistiques de notre siècle, auteur en 1960 d’un ouvrage qui allait connaître un succès retentissant (Konner, Künstler, Scharlatane) [1], ose poser les questions impertinentes qu’il faut, ose dire et écrire ce que la grande majorité pense silencieusement.
L’art est un penchant humain qu’il faut encourager ; il est ce que nous léguerons aux générations futures. Notre siècle sur ce plan primordial qu’est la continuité, a fait fausse route : nous sommes entrés dans l’âge de “l’Art Nul” (Null-Kunst). Si beaucoup ont admis sans broncher cette mort de l’art, Eichler a choisi la rébellion. Pour lui, c’est l’incertitude dans l’affirmation du goût esthétique qui rend nos contemporains passivement réceptifs à un art soi-disant moderne, dont le succès médiatique n’est finalement que publicitaire [2].
Sens et sensualité se sont évanouis. Eichler nous rappelle une phrase, toute chargée de signification, de Wilhelm Hausenstein : « L’art est amour, l’art est la plus haute forme d’érotique sociale » (Die Kunst ist Liebe, die Kunst ist die höchste Form sozialer Erotik) [3]. L’aimance des hommes qui vivent sous le règne, sous le “talon de fer” de la Zivilisation (toujours Spengler !) s’est estompée. Les grands sentiments tragiques, le sens du dramatique ont disparu : il ne reste à la vie que les comédies boulevardières.
Quand Eichler parle d’Éros, il se garde bien de toute référence au pansexualisme matérialiste qui envahit notre imaginaire, par le truchement du papier glacé des magazines, des images lascives des cassettes vidéo. Ce sexualisme strictement et tristement pulsionnel demeure aveugle et muet vis-à-vis du monde et des corps. Le Gothique nous a livré des corps centrés sur leur intériorité, le Baroque des corps mus par une sensualité expansive (Rubens !). L’expressivité de ces corps, en sculpture comme en peinture, ne relève jamais de la banalité. Leur beauté ou leur laideur nous communiquent quelque chose. La laideur peut avoir une validité artistique en exprimant, par exemple, une éthique de la pitié (Jérôme Bosch ou Otto Dix).
La laideur au service d’une destruction systématique et voulue des valeurs sacrées d’une communauté politique ou religieuse n’a, écrit Eichler, aucune valeur artistique réelle : c’est là un aspect non négligeable du processus de désérotisation du monde, Éros signifiant ici cette pulsion, cette aimance, ces sentiments et cette sensualité qui génèrent la créativité artistique.
L’œuvre d’art, c’est la représentation d’un chaos fondamental, dominé, maîtrisé par un ordre, par une harmonie. Dans cette affirmation, nous percevons toute l’hellénité toute l’européanité, toute cette classicité dépourvue de fixisme stérilisant, qui caractérisent les plaidoyers d’Eichler. L’art européen, héritier de l’aurore grecque, révèle une dialectique de la tension et de l’apaisement ; il est à la fois dionysiaque et apollinien. Eichler reproche à la pensée abstraite, aux systèmes philosophiques (platonicien et hégélien) d’avoir perturbé cette innocente dialectique.
Nous découvrons là le nietzschéisme tempéré, le nietzschéisme hellénique qu’Eichler a fait sien. Aux systèmes, il oppose Goethe et Rubens, donc la verdeur de la Vie et le frémissement des chairs. De la Grèce héraclitéenne, où la riche diversité des parties ou des particules s’harmonise, à l’Art Nul, à l’art minimal d’aujourd’hui, on perçoit le chemin du désenchantement, on constate le lent évanouissement de la créativité, la victoire du logos sur le mythos [4]. La résistance à l’art moderne, reflet de ce désenchantement castrateur, est aussi ancienne que cet “art” lui-même.
Selon Eichler, c’est Max Nordau [5] qui, dans son ouvrage Entartung (1892) [6], a prononcé la philippique la plus décisive contre ce processus d’éradication, d’arasement volontaire des énergies créatrices et vitales, de lutte du Néant contre la Vie, du Grand Schéma contre la Chair. Nordau dénonçait l’égocentrisme de l’artiste dit moderne pour qui la société demeurait étrangère, qui refusait toute perspective historique ou communautaire : Nordau se moquait des suiveurs qui applaudissaient et achetaient par pure spéculation.
Eichler prend le relais de cette contestation et n’hésite pas à quitter cet espace de sérénité, où il nous convie royalement à nous émerveiller, pour descendre dans l’arène et dénoncer les marchands qui vendent, spéculent et propagent l’Art Nul : il faut en finir, dit-il, avec ce complot qui unit critiques et marchands. Les critiques ont l’arrogance de ces “messieurs-je-sais-tout”, ils privilégient la verbosité désincarnée par rapport au travail sacre des mains de l’artiste. Derrière cette juste dénonciation, il y a tout un programme de “grande politique” : changer les hiérarchies qui oppressent la Vie, hiérarchies où les hommes vils, les derniers hommes de Nietzsche, bavards ou spéculateurs, occupent la première place. Aux hiérarchies du verbe et de l’argent, il convient de substituer les hiérarchies de la valeur humaine et éthique, de la conscience historique et du travail. Devant les ventres pleins des avocats et des notaires ternes, des commerçants repus et des fonctionnaires abrutis, il faut proclamer la res publica des historiens, des soldats et des travailleurs.
L’idéologie libérale est présidée par l’abstraction du marché, par la fiction de l’homo œconomicus : il est normal qu’elle secrète l’Art Nul. D’un schéma comme le marché ne peut sortir que la pléthore des sous-schémas de l’Art Nul. L’idéologie étroitement matérialiste que véhicule le marxisme produit un art certes formel mais figé. Ces deux idéologies, Eichler les renvoie dos à dos. La res publica que nous appelons, de nos vœux, res publica aux racines immémoriales, sera marquée par le Wiederkehr des Schönen (retour du beau), retour qui correspond à l’éternel retour, chargé d’innocence et de force, d’Héraclite et de Nietzsche.
René Lauwers, Vouloir n°11-12, 1984.
Notes en sus :
1. Le livre Könner, Künstler, Scharlatane (Maîtres, artistes, charlatans) a connu sept éditions successives de 1960 à 1978, ce qui totalise un tirage de plus de 50.000 exemplaires ! Dans cet ouvrage polémique illustré de manière à renforcer l’argumentation, l'auteur compare l'acceptation par le public d'œuvres se targuant de conceptualisations ou abstractions au silence complaisant des courtisans par peur de paraître ignorants dans le conte d’Andersen, Les Habits neufs de l'empereur. Cette illustration littéraire, si elle inverse avec truculence le rôle d’accusateur en celui d’accusé, donne la tonalité générale de l’écrit. Celui-ci se restreint à la critique de la critique (d’art), il brocarde une certaine réception mais ne permet pas d’ouvrir pleinement à débat, en approfondissant par exemple le divorce entre art et peuple depuis la Renaissance ou bien en apportant éclairage sur le rapport entre entre art et quotidien. Reste un terrible faisceau d’arguments : auto-proclamation de l'art, prétention programmatique de certains mouvements, déni ou ignorance du sacré par les courants artistiques, simulacre des avant-gardes composées d'épigones et non de véritables visionnaires, absence de consistance esthétique travestie sous des atours souvent scabreux, etc. Si la charge bouscule un certain art établi et s'inscrit dans un contexte, elle n'en considère pas moins avec fatalité la situation jusqu'à ce que « de larges cercles de la population prennent part au développement de l'art », ce qui sur le plan pratique aurait mérité d’être étayé.
2. Cf. « Art et société », Michel Thévoz, in : Philosopher : les interrogations contemporaines, ouvr. coll., Fayard, 1980, rééd. Presses Pocket, t. 2, 1991.
3. Citation tirée de : Die Kunst und die Gesellschaft, 1916 [extrait].
4. Cf. « Die Geburt der Kunst aus dem Mythos », Richard Eichler in : Elemente n°4, 1990.
5. D’origine hongroise, le médecin et écrivain Max Nordau (nom de plume de Simon Maximilian Südfeld) reste un auteur germanophone même si la France fut sa patrie d’adoption : il vécut à Paris de 1880 jusqu’à sa mort, en 1923. Outre quelques ouvrages de critique sociale ou psychologique, il fut aussi, de 1895 à 1914, correspondant parisien en matière d’art d’un des principaux quotidiens de Vienne, la Neue Freie Presse. Il se montre soucieux du rôle de la critique d’art alors que celle-ci n’est pas encore reconnue comme une discipline à part entière. À cet égard, son recueil d’articles, paru en 1905, restitue ce fil conducteur : Von Kunst und Künstlern : Beiträge zur Kunstgeschichte. Comme le résume G. Mattenklott : « La réaction des Lumières à l’éthique sociale menace de conduire au dogmatisme et à une utilisation abusive de la critique comme préceptrice des arts. Du fait que Nordau sous-entend que le but moral de l’art ne peut être atteint que par des réalisations moralement irréprochables, il met l’imagination esthétique au service d’une dictature de l’éducation inspirée des Lumières » (Revue germanique internationale n°5/1996). Pour relier son approche de l’esthétique au reste de ses travaux, on se reportera avec utilité aux études parues dans : Max Nordau (1849-1923) : Critique de la dégénérescence, médiateur franco-allemand, père fondateur du sionisme, D. Bechtel, D. Bourel & J. Le Rider (dir.), Cerf, Paris, 1996. Lire aussi : « Critique d’art fin-de-siècle », C. Krahmer, in : Études germaniques n°242, 2006.
6. Trad. fr. : Dégénérescence, 2 vol. [tome I / tome II], Alcan, 1894 [recension], rééditions : Slatkine Reprints, 2000 / Max Milo, 2006 (version partielle) / L’Âge d’Homme, 2010, préf. François Livi (professeur à Paris IV). L'insatisfaction engendrée par la révolution industrielle amplifie à la fin du XIXe siècle une désillusion intellectuelle dont la littérature porte l’empreinte ainsi que les sciences humaines tentant de contenir la décadence sociale, morale et humaine. Si les phénomènes religieux ou artistiques sont de plus en plus médicalisés, c'est en raison de ce décalage entre déréliction spirituelle et progrès matériel. Parce que l'art serait le dernier bastion du mysticisme, « dans lequel on croit percevoir ou pressentir des rapports inconnus et inexplicables entre les phénomènes », il concentre « l'état d'âme » morbide de la fin du siècle : ainsi l'art préraphaélite, symboliste, décadent ou même naturaliste, le théâtre d'Ibsen, le wagnérisme ou encore le tolstoïsme demeurent-ils symptomatiques de la pathologie du corps social.