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La France de Sardou est insolente et, elle, vraiment insoumise

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Thomas Morales *

 Rayer la France de Sardou d’un trait de plume ou la moquer d’une saillie oratoire, c’est méconnaître, à la fois les profondeurs de notre pays et ne pas vouloir entendre ce battement qui traverse les âges. Il résonne à Moulins, à Landerneau, à Monticello ou à Fontainebleau. Ne l’entendez-vous pas? Dans nos belles provinces, mais aussi dans nos cités-dortoirs fracturées, ce cœur si souvent attaqué, meurtri, pleure en silence, crie devant tant d’infamie, souffre des avancées progressistes et des modes ridicules, de la fin d’une époque où la légèreté et le sens des responsabilités guidaient un peuple éclairé. Ce cœur est blessé, trahi un peu plus chaque jour par ses dirigeants, mais il ne rompt pas. Il résiste aux attaques malveillantes et aux salisseurs de mémoire, comme les appelait Michel Audiard.

La France de Sardou n’est pas rance, elle est mélancolique, boulevardière, taquine, champêtre, aventureuse, insolente, persifleuse et, elle, vraiment insoumise. Quand les responsables politiques enferrés dans leurs idéaux du moment comprendront-ils que cette nostalgie fait partie intégrante de l’esprit français ? Elle est consubstantielle à notre dessein national. Ce qui nous vaut encore un peu de considération et d’estime de par le monde. Elle court de Guitry à Blondin, de Reggiani à Johnny, de Boudard  à Éluard, de Rabelais à Fallet, de Proust à Anquetil, de Nestor Burma à Joss Beaumont. Elle en est le moteur et le métronome ; l’horizon et la mélodie ; la force tellurique et l’espoir fugace.  Elle donne le tempo à nos écrivains, le feu à nos chanteurs et la flamme à nos acteurs. Vénérer la France de Sardou, ce n’est  pas faire acte de passéisme, de ringardise ou, pire, d’ostracisme. Au contraire, c’est plonger dans un bain de jouvence et retrouver notre bien le plus essentiel, sans lequel nous serions tous nus devant l’éternel. Je veux parler de cette langue incandescente et de son corollaire, le second degré. La fluidité et ses arpèges ensorceleurs doivent perpétuellement cheminer avec l’impétuosité du créateur et ses humeurs vagabondes. Sardou connaît mieux que quiconque ces courants contraires et la java des mots.

Le compromis est si difficile à trouver dans l’écriture d’une chanson ou d’un roman. Toute forme d’art naît de cette lutte épuisante sur la feuille blanche à inventer son propre style. La France de Sardou en est l’incarnation vibrante. Elle aime secouer nos habitudes, nous faire réagir à l’actualité et nous emporter dans sa geste rieuse. À la manière des grands tubes qui ont jalonné sa carrière, ce mélange d’amertume contenue et de joie gamine, d’envolées lyriques et de repli sur soi, d’amour déçu et de folles étreintes charnelles trace le portrait intime d’un pays qui tangue, mais ne renonce pas à son idéal émancipateur.

La France de Sardou s’inscrit dans un long processus qui prend sa source chez Villon et poursuit sa route au gré des vents mauvais. Vaille que vaille, elle est animée par des valeurs immarcescibles que sont le refus du sérieux, le goût pour la saine provocation, la méfiance naturelle face aux inquisiteurs et cet élan salvateur qu’on nomme la recherche du bonheur. Plus personne aujourd’hui, si ce n’est le candidat communiste à l’élection présidentielle, ne se risque à invoquer ce mot simple, presque désuet, dépourvu de morgue et d’intellect. Éminemment dangereux aux yeux de nos nouveaux activistes.

Cette France-là, populaire et fière de son passé, qui utilise son automobile par nécessité économique et rêve d’une maison individuelle, ne craint ni les ricanements ni les oukases grâce à Michel Sardou, porte-parole, malgré lui, des déclassés de la mondialisation. Et ils sont nombreux à patienter dans ce long purgatoire depuis une trentaine d’années. Comme s’ils étaient fautifs de leurs comportements et inconscients des enjeux actuels. Ils ont le dos large et beaucoup de patience.

Cette France excentrée qui ne pétitionne pas aspire seulement à la quiétude, à la sécurité et à la perpétuation de son modèle culturel. Elle n’a pas vocation à se flageller et à renoncer à ses principes sur l’autel de la bien-pensance. Elle ne cherche pas non plus à cloisonner, à étiqueter ou à déconsidérer l’Autre. Elle est ouverte si on la respecte. Elle croit fermement en ses propres vertus. Elle n’a pas l’impression d’outrager la planète et les bonnes mœurs lorsqu’elle s’offre une côte de bœuf persillée et un flacon de sauvignon, qu’elle soutient ses agriculteurs et ses vignerons en se souciant de la préservation des paysages et des savoir-faire.

Si la France de Sardou semble parfois un tantinet soupe au lait, c’est qu’elle tient à sa liberté d’opinion si douloureusement menacée. On voudrait la bâillonner à coups de règlements et d’intimidations médiatiques. Elle n’a pas décidé d’abdiquer devant quelques matamores en campagne électorale. Elle aime Gabin, Arletty, Blier, Belmondo, Broca, Noiret, Rochefort, Girardot, Cremer, Lonsdale, Sautet, Ronet, Brasseur, Serrault et Michou ; les pieds paquets et le crottin de Chavignol. La France de Sardou, c’est la France des copains, des rires complices, du zinc le matin à la lecture des moralistes le soir venu, du brouhaha des brasseries recouvertes de moleskine rouge aux seins nus des plages varoises, d’un paquebot désossé aux Raquel du samedi, des poèmes d’Hardellet lus sur les bords d’une Loire sauvage aux ailes pointues d’une Peugeot 404 aperçue dans Pierrot le fou, de Godard, de Carlos plongeant dans une piscine chlorée à Eddy chantant sur les fortifs, des dessins ravageurs de Claire Bretécher dans les journaux aux aphorismes de Jean Carmet à la télé. Cette France-là a nourri notre imaginaire et construit notre personnalité. Loin de se figer dans la naphtaline, elle a donné une puissance démultipliée à nos espérances.

Alors, quand l’orage tonne et que les malfaisants viennent grignoter nos dernières parcelles de bonheur, qu’il est doux et réconfortant de communier avec la France de Sardou. J’entrevois un jeune acteur en gabardine toréer sur une route de Normandie, du côté de Tigreville; j’écoute les premières notes des Lacs
du Connemara
, je relis Un taxi mauve, de Michel Déon, dans ma campagne berrichonne et je prie pour que le temps béni de la nostalgie dure encore et encore.

(*)  Auteur, notamment, d’« Éloge de la voiture. Défense d’une espèce en voie de disparition » (Éditions du Rocher, 2018), et de « Ma dernière séance. Marielle, Broca et Belmondo» (Pierre-Guillaume de Roux, 2021). Son nouveau livre, « Et maintenant, voici venir un long hiver... », a été publié en avril aux Éditions Héliopoles.

Source : Le Figaro 6/6/2022

http://synthesenationale.hautetfort.com/

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