Inventé par Rudolf Kjellén (1864-1922) en 1897 et abondamment usité jusqu’au milieu du XXe siècle, le substantif de “géopolitique” a ensuite été disqualifié pour des raisons morales — la géopolitique aurait été complice de l’hitlérisme —, et des raisons techniques, révolution balistico-nucléaire oblige. On a depuis fait justice de ces allégations hâtives (1). Au milieu des années 70, le terme a pourtant refait surface, ce qui s’explique par la déroute des idéologies dominantes et leur incapacité à “dire” les mondes nouveaux, une meilleure appréhension du fait nucléaire, et surtout l’acuité des conflits territoriaux. Il est à noter qu’avec la crise écologique globale, ce type de conflit ne peut que s’aggraver. Un temps dévalué par la révolution industrielle et la chute de la rente foncière, l’espace terrestre se révèle aujourd’hui fini, rare et pollué. Source de vie, il redevient valeur suprême.
L’entrée de la géopolitique dans les mœurs a donné lieu à de multiples débat sur ce que recouvre ce terme et si, d’un géopolitologue à l’autre, les définitions diffèrent quelque peu, celle donnée par Pascal Lorot est suffisamment large et précise pour faire l’unanimité : « La géopolitique est une méthode particulière qui repère, identifie et analyse les phénomènes conflictuels, les stratégies offensives ou défensives centrées sur la possession d’un territoire, sous le triple regard des influences du milieu géographique, pris au sens physique comme humain, des arguments politiques des protagonistes du conflit, et des tendances lourdes et continuités de l’histoire ». Les objets d’étude de la géopolitique sont donc, outre les territoires dans toutes leurs dimensions, les “géopolitiques-pratiques” et les “géopolitiques-discours” / “géopolitiques-images” qui les fondent et les accompagnent (2). Ces dernières années, les débats ont porté sur les rapports de la géopolitique à d’autres signifiants-signifiés : la géographie, la géostratégie, la géoéconomie.
Géopolitique et géographie
Bien que la géopolitique soit à nouveau d’actualité, certaines écoles géographiques persistent à la réduire à ses expressions les plus caricaturales et prédatrices pour lui dénier toute légitimité. Ainsi le Groupement d’intérêt public “RECLUS” (Réseau d’étude des changements dans les localisations et unités spatiales), animé par Roger Brunet, ramène-t-il la géopolitique à un pur discours oscillant entre propagande militariste et géomancie. Quant aux géographes officiant à “Sciences Po” — Marie-Françoise Durand, Jacques Lévy et Denis Retaillé — ils affirment que, depuis 1989, “le monde se dégéopolitise”, la globalisation submergeant les espaces politiques. Arguant des créations de nouveaux États, des nombreux problèmes nationalitaires et litiges frontaliers, et des manœuvres diplomatico-stratégiques autour des territoires-ressources (bassins miniers et énergétiques, bassins fluviaux) qui marquent l’après-Guerre-Froide, Yves Lacoste a réfuté ces thèses (3). Les géographes susnommés ne nient pas pour autant que la géographie ait une dimension politique et la politique une dimension géographique ; mais ce sont là, estiment-ils, les domaines d’étude de la géographie politique et non pas ceux de la géopolitique. Il nous faut donc envisager les rapports respectifs de ces deux disciplines.
Karl Haushofer faisait la distinction suivante : « La géographie politique voit l’État du point de vue de l’espace. La géopolitique voit l’espace du point de vue de l’État ». Cette définition fait de la géographie politique une discipline cantonnée à la description statique des États, la géopolitique cherchant, à partir des données précédemment inventoriées, à maximiser ressources, capacités et puissance de l’État qu’elle sert. Autrement dit, la géographie politique décrit, la géopolitique prescrit. Peu ou prou, et avec quelques aménagements, Paul Claval a repris cette distinction : « le terme de géographie politique, écrit-il, (…) s’applique aux études qui décrivent les forces à l’œuvre dans le champ du politique et précisent la manière dont elles contribuent à façonner le monde ». La géopolitique est plus pratique : « Elle fuit les perspectives comparatives, qui permettent d’isoler un facteur et de mesurer son impact sur une série de cas par ailleurs dissemblables. Elle est volontiers monographique (…). Elle apprend à celui qui s’insère dans une évolution politique complexe les intérêts, les ambitions et les représentations en jeu » (4).
Pour sa part, Yves Lacoste s’est d’abord refusé à une telle distinction. La géopolitique, affirmait-il, n’est jamais qu’une géographie consciente du caractère éminemment politique et stratégique de son savoir. Estimant aujourd’hui que la géopolitique en tant que phénomène intellectuel et médiatique apparaît dans l’Allemagne de l’après-1918 et ce, en rupture avec la géographie politique de Friedrich Ratzel, on peut considérer qu’Yves Lacoste marche lui aussi dans les pas de K. Haushofer. Au lendemain du 11 novembre 1918, explique-t-il, l’œuvre de F. Ratzel, centrée sur la mise à jour des lois de la géographie, n’est d’aucune utilité face aux prétentions des Alliés. C’est pour rompre avec cette géographie politique, théorique et académique, qu’un certain nombre de professeurs et de géographes en marge de l’Université se réunissent autour de K. Haushofer et de la Zeitschrift für Geopolitik, et tentent d’influer sur le cours des choses. La géopolitique est née (5).
Géopolitique et géostratégie
En 1991, la revue Stratégique a lancé un autre débat portant sur le rapport de la géostratégie à la géopolitique, les deux termes étant parfois indifféremment employés (6 ). Dans sa contribution, Yves Lacoste propose de « réserver le terme de géopolitique aux discussions et controverses entre citoyens d’une même nation (ou habitants d’un même pays) et le terme de géostratégie aux rivalités et antagonismes entre des États ou des forces politiques qui se considèrent comme absolument adverses ». Ceci n’a pas été sans susciter les objections d’Hervé Coutau-Bégarie, rédacteur en chef de Stratégique et initiateur du débat : « Ainsi entendue, la géopolitique deviendrait une sorte d’étage noble réservé aux pays démocratiques », ce qui, estime-t-il, est doublement réducteur. D’une part, le politique — activité humaine originaire ayant pour tâche d’assurer la concorde intérieure et la sécurité extérieure, le geste politique essentiel est la désignation de l’ennemi — est réduit à la délibération publique. D’autre part, les relations internationales seraient exclusivement de nature stratégique. « Pensée, conception et conduite de l’action collective en milieu conflictuel » (Lucien Poirier), la stratégie perd alors ses caractéristiques spécifiques pour devenir simple plan d’action.
Un raisonnement en termes de glacis
Dans le même numéro, le Groupe de stratégie théorique de la FEDN propose une distinction plus opératoire, à partir des finalités propres à la géostratégie. Celle-ci a pour objet l’organisation de l’espace-temps du stratège, l’espace étant utilisé pour gagner du temps et collecter de l’information. Aussi raisonne-t-elle en terme de glacis : « Sur le glacis se teste la détermination de l’adversaire, d’escarmouches d’avant-postes en manœuvres de grande ampleur (…). Un glacis géostratégique est tout le contraire d’un vide où l’on attend de voir paraître l’ennemi à l’horizon : c’est un système d’information échelonné où la détermination de l’adversaire rencontre des obstacles de plus en plus puissants ».
À suivre