Une grande nouvelle nous a été annoncée par Le Point ce 18 février. Le site alléchant de l'hebdomadaire nous invitait ce jour-là à lire un entretien autour de Jean-Pierre Raffarin, illustré d'une photo du grand homme. La vedette du jour vient de signer un livre. Il déclare : "J’appelle le président à un choc réformateur". Précipitez-vous, braves gens, sur les kiosques et dans les rayons spécialisés des supermarchés avant que la livraison s'épuise.
L’ancien Premier ministre de Jacques Chirac fait donc désormais des courbettes à Emmanuel Macron. Sans doute, vieux routier, fils giscardien d'un ministre de Mendès-France ne doit-il pas ignorer la valeur de l'équipe de branquignols interchangeables, qui se succèdent au gré des remaniements ministériels depuis 2017. Les places y seront toujours à prendre et la soupe n'y est pas trop mauvaise, même lorsque l'on préfère la cuisine chinoise.
Tout de même, tout de même... Quand on a gouverné le pays, de 2002 à 2005, en ne laissant guère qu'une réglementation des piscines privées et une circulaire recommandant de ne pas rémunérer les jours de grève, quand on s'est illustré par la gestion calamiteuse de la canicule d'août 2003, on ne saurait, 20 ans plus tard, poser au donneur de leçons. Car l'intéressé "propose", assure encore le magazine "une stratégie pour éviter le déclin de l’Europe… et de la France." Que n'y avait-on pensé ?
L'immense poète, peintre et graveur anglais William Blake (1757-1827) nous enseigne, si nous ne le savions déjà, que "c'est celui qui désire mais qui n'agit pas, qui répand la peste dans le monde".
À cet égard, la France macronienne se trouve aujourd'hui en présence d'un cas d'école.
L'unanimité de la classe politique prétend en effet sauver la retraite par répartition. On appelle pompeusement ainsi, sans équivalent dans une langue rationnelle, la pratique des retenues sur salaire que suppose une telle sorte de discret système de Ponzi.(1)⇓
Jusqu'ici de tels schémas, en fait, ont toujours été institués dans l'urgence, sans qu'on s'interroge trop sur leur durabilité.
• C'est en 1941 que le mécanisme actuel fut légalisé en France par le gouvernement de l'amiral Darlan et c'est cela qui a perduré. Or, le système s'est aggravé du fait des décrets pris à la Libération par le gouvernement provisoire dans lequel on intégra des ministres communistes.(2)⇓
Les circonstances socialement dramatiques de l'occupation amenèrent alors les technocrates du ministère des Finances à s'autoriser la captation des réserves des compagnies privées. Celles-ci avaient mis en place depuis la loi de 1910 sur la retraite ouvrière et paysanne des caisses de capitalisation. La propagande du régime dit "de Vichy", – et pour commencer le Chef de l'État français – put alors se flatter à partir de cette date d'avoir tenu une promesse du Front populaire que ni le gouvernement de Léon Blum ni celui de Camille Chautemps n'avaient su mettre en place : le financement, en dépenses courantes, de pensions versées aux vieux travailleurs.
Outre l'idéologie sous-jacente à la Charte du Travail, inspirée par le corporatisme d'État, les expériences récentes dont cette politique démagogique s'inspirait alors avaient été dictées, elles aussi, dans divers grands pays, par les conséquences de la crise de 1929 :
• C'est en 1932, que le gouvernement italien transforme le Fonds national des assurances sociales en Institut national de prévoyance sociale, matrice du système qui dure encore. Or, les dettes prévisionnelles sont intégrées dans les comptes publics, cequi d'une certaine manière change tout et n'existe pas en France.(3)⇓
• C'est en 1935, que Roosevelt promulgue à Washington sa grande Loi sur la Sécurité Sociale. Ce "Social Security Acta" ne porte pas sur ce que nous appelons en France "la Sécu" mais sur l'équivalent de sa branche vieillesse. Il s'inspire approximativement aussi du modèle de Rome. Il s'agit pour le gouvernement du "New Deal" de faire face à la situation très difficile de la société américaine, alors marquée par une pauvreté croissante des personnes âgées.
Le "choc réformateur" dont parle "l'Honorable" – et sans doute "Vénérable" – Raffarin, si l'expression avait un sens, supposerait en effet l'ouverture d'un chantier colossal. Nous en sommes loin.
L'histoire nous offre à cet égard quantité d'exemples de "réformes" inabouties, de "réformes" qui ouvrirent la porte à des révolutions catastrophiques ou tout simplement inutiles. N'oublions pas que importe quelle loi nouvelle peut, à vrai dire, être qualifiée de "réforme".
La non-réforme, la refonte ou la libération de ce que depuis 30 ans on fige en tant que "modèle social français" nous semble impossible parce que cet héritage destructeur a été forgé par des actes conçus eux-mêmes comme irréversibles remontant eux-mêmes à quelques 80 ans.(4)⇓
Quoique sur un plus petit format, le collectivisme français équivaut donc à ce que l'Union soviétique, à plusieurs reprises, aurait du entreprendre.
Or, nous avons assisté historiquement aux hoquets, aux échecs sanglants et aux retours en force de la "construction du socialisme" en Russie. À plusieurs reprises cela a échoué parce qu'elle n'a pas su liquider les bases communistes de son modèle.
Mais il y eut d'autres phases.
• On cite souvent la seule NEP en 1921. Elle fut concédée pour quelque temps par Lénine après la faillite colossale de son premier "communisme de guerre". Avec le concours technique et financier de certains capitalistes occidentaux, cette "Nouvelle Politique Économique" amoindrit pour quelques années les conséquences catastrophiques de "l'Utopie au pouvoir".
De 1922 à 1925, néanmoins, les années restèrent fort difficiles, marquées par cette crise du passage à la NEP. L'industrie travaillait mal et les rapports entre ville et campagne étaient dominés par la question dite des "ciseaux", terme pudique désignant le violent écart entre les prix industriels et ceux que les paysans obtenaient pour leur production.
• En 1952, à l'occasion du XIXe Congrès en octobre, le régime avait posé les bases de la politique qui fut mise en place dans les années suivantes sans préjudice de la mort du dictateur six mois plus tard. La direction soviétique entend opérer, en fait, une tentative de redressement, sur la base du Rapport du comité central. La lecture publique de ce document durera 5 heures d'horloge devant quelque 1 200 délégués qui applaudirent à tout rompre. On pouvait y percevoir assez clairement une volonté de donner [un peu] plus de place à l'industrie de consommation, et [un peu] moins à l'acier, la fonte et l'armement. Beria notamment, en tant que patron des services de renseignement, avait connaissance des succès des pays occidentaux du fait de ce plan Marshall que les communistes combattaient depuis le rapport Jdanov de 1947. Le seul désaccord perceptible entre le Rapport Malenkov et les déclarations de Beria porte sur la question du risque de guerre, dont Staline croyait encore, – comme il l'avait développé dans son rapport au XVIIIe Congrès de 1939, et encouragé par l'accord signé avec Ribbentrop en août– qu'elle avait vocation à opposer les Occidentaux entre eux du fait de la "rivalité des impérialismes".(5)⇓
Non, cependant, Staline "n'était ni gâteux ni fou". C'est, sans équivoque, ce qu'atteste dans ses indispensables Mémoires le fils du chef du NKVD.(6)⇓
Il cherchait à se doter des moyens qu'il jugeait susceptibles de corriger les plans quinquennaux sans jamais remettre en cause "l'héritage de la révolution d'octobre". Tel était le sens de ce XIXe Congrès, le premier de l'après-guerre du parti bolchevik. Celui-ci prit alors le sigle de PCUS, parti communiste de l'Union soviétique, et adopta de nouveaux statuts définis par Khrouchtchev (7)⇓
• C'est en 1985 que Gorbatchev accède au pouvoir. L'URSS se trouve dans une situation catastrophique. Sous ce titre de "L'Utopie au pouvoir". Michel Heller et Aleksandr Nekrich pouvaient publier une "Histoire de l'URSS de 1917 à nos jours". Ce livre fondamental date de 1982 c'est-à-dire de l'ère dite de la stagnation, à l'époque Brejnev : on la prolongera par le premier chapitre intitulé "Les Causes du sursaut gorbatchévien" du livre prophétique de Françoise Thom "Le Moment Gorbatchev" qui fait en 1987 le bilan accablant des ravages de 70 ans de destruction dans tous les domaines subis par la société et la population soviétique. Gorby échoua et l'URSS s'effondra en 1991.
• La dernière en date parmi les périodes d'un espoir de réforme possible en Russie remonte au gouvernement Kassianov, entre 2000 et 2004. Durant ces quatre années, celles de son premier mandat, Poutine, président nouvellement élu, issu des services spéciaux, laissa agir le chef de son gouvernement... avant de le chasser "à la surprise générale" au printemps 2004 et de se faire lui-même réélire lui-même à la tête de l'État, qu'il dirige encore... Signalons ici que Mikhaïl Kassianov a quitté son pays en 2022, en opposition à "l'opération militaire spéciale" qui, depuis un an, ensanglante l'Ukraine.
Or, si, à partir de 1956–1957 une rupture entre communistes soviétiques et chinois s'est développée ce fut précisément en raison de leurs désaccords sur les réformes économiques à accomplir. Selon les apparences, en 1957, soit un an après le XXe Congrès du PCUS de 1956, Mao Tsé-toung théorisait encore la primauté de Moscou au sein du mouvement communiste international et Khrouchtchev en 1961 est encore au sommet de sa force, sans voir néanmoins réussi à redresser l'économie collectiviste...
Et puis, en l'absence de réformes véritables, les 30 années qui ont suivi ont vu s'effondrer irrémédiablement la deuxième puissance du monde.
Quand les réformes nécessaires échouent, l'histoire sanctionne toujours les peuples et leurs dirigeants.
JG Malliarakis
Notes, remarques et apostilles
- L'anglais parle de "contributory pension scheme" [UK] ou "plan" [US] (cf. Robert et Collins Français/Anglais ed. 2001 p. 838) ce qui renvoie seulement à l'expression "pay as you go" = traduite par "retenue sur salaire" (id. Anglais/Français p. 688), soit l'amputation du salaire direct, seule réalité caractéristique de la "répartition". Mon bon vieux Larousse Français/Allemand, qui ne comprend que 898 pages, donne beaucoup d'occurrences pour le mot "retraite", mais ne traduit pas le concept de "retraite par répartition". Rappelons qu'en 1889 ce fut Bismarck qui institua le premier en Europe les retraites ouvrières d'État – selon un principe que Colbert sous Louis XIV avait en son temps créé afin de protéger les marins français. Avant de faire voter la loi, le chancelier de fer avait demandé à ses services à quel âge il faudrait fixer la retraite. À cette époque, l'espérance de vie occidentale était moindre qu'aujourd'hui. On lui avait répondu 65 ans. Il avait donc fixé alors l’âge de la retraite à 70 ans afin que les caisses allemandes ne soient pas déficitaires.⇑
- Curieusement c'est à partir du départ, et du "testament" de Marceau Long de 1995 que s'impose à ce sujet le concept d'un "modèle social français". Plus générale encore que celle de "la retraite par répartition", qui figure en bonne place dans le dispositif, cette expression, elle aussi, ne veut rien dire. Ce personnage était sur le point de quitter la vice-présidence du Conseil d'État, qu'il dirigeait depuis 1987 [puisque, rappelons-le, la haute juridiction administrative républicaine est en théorie présidée par le chef de l'État]. Il reste considéré par les bons esprits comme "l'un des plus grands serviteurs de l’État [c'est-à-dire de l'étatisme...] de la seconde moitié du XXe siècle."Le départ de Marceau Long date d'avril 1995, précéda de peu l'élection de Jacques Chirac. Celui-ci, en septembre, prononcerait un discours fondateur de la politique de blocage des institutions sociales de l'étatisme. Celles-ci remontaient alors à 50 ans, et plus de 25 ans plus tard leur caractère étatiste n'a fait qu'empirer. C'est pourtant en l'année 1995 que le niveau de vie moyen des Singapouriens a dépassé celui des Français. En 2016, à la disparition du personnage, Marc Guillaume, secrétaire général du gouvernement conclut dans Le Monde son hommage en soulignant que "Tous les serviteurs de l’intérêt général sont aujourd’hui les héritiers et les disciples de Marceau Long." Bigre.⇑
- Quand on parle en effet, à propos de nos amis transalpins de la lourde dette de leur État on tient compte de cet engagement qui la porte à quelque 140 %. A Paris au contraire on ne comptabilise ni le passif des Caisses d'assurance vieillesse, ni même une quelconque évaluation de ce que coûteront au Trésor Public, en l'absence de caisse, les pensions de vieillesse promises aux fonctionnaires.⇑
- Ces lois d'inspiration communiste remontent toutes au temps où Maurice Thorez, "premier stalinien de France" faisait promulguer le statut de la fonction publique, ses camarades Waldeck Rochet le statut du fermage, Jacques Duclos, la nationalisation des compagnies d'assurances, Marcel Paul l'étatisation de l'énergie et la création d'EDF-GDF, dont il présidera après son éviction le Comité des œuvres sociales, Ambroise Croizat la généralisation monopoliste de la sécurité sociale. Il est vrai que 40 ans plus tard un Anicet Le Pors les compléterait par l'extension du concept de fonction publique aux personnels des hôpitaux et aux agents des collectivités locales, un Charles Fiterman par la création d'un comité central d'entreprise à la SNCF, un Claude Gayssot par l'imposition aux communes de France d'une politique d'urbanisme supposée "diversitaire".⇑
- Il avait développé cette thèse dans la revue théorique "Bolchevik". Fondamentalement fin 1952, il se préoccupe de mettre un terme à la guerre de Corée, afin de faire une pause.⇑
- cf. "Beria mon père" éd. Plon 1999 p. 338⇑
- Dès 1953, Boris Souvarine répercute à ce sujet la thèse inverse. Un jugement d'ordre psychologique va progressivement s'imposer, chez tous les spécialistes occidentaux d'abord, ainsi qu'à Moscou, un peu plus tard, sur ce qu'il appelle "le cas pathologique de Staline". Il y voit alors "la seule explication plausible de l'affaire dite des 'médecins empoisonneurs', des 'assassins en blouses blanches', de janvier 1953. A notre connaissance, écrit-il, il n'existe même pas d'autre hypothèse". On était en présence d'un "Caligula au Kremlin"... Et de citer les cas de Tsars fous comme Pierre III, Paul Ier, et sans doute Pierre Ier, sans parler d'Ivan le Terrible. Et de considérer, que "c'est donc du médecin aliéniste autant que de l'historien que relève Néron". (cf. supplément du numéro 98 du BEIPI, du 16 novembre 1953).
Tant qu'à faire la chasse à la paranoïa, on doit cependant s'efforcer de raison garder. Si la Russie devait demeurer congénitalement tributaire du lourd héritage d'Ivan le Terrible, – qu'on ne doit pas oublier et que d'ailleurs Staline admirait, comme Mao admirait l'empereur Qin Shi Huangdi (IIIe siècle avant J.-C.) non moins "fou" – que dire alors de l'Angleterre qui fut gouvernée de 1760 à 1820 par Georges III, par des intermittences fluctuantes au gré de sa démence, ou de la France de Charles VI ? Malheureusement c'est parce que l'on s'est cantonné à cette seule hypothèse de la folie de Staline que l'on a écarté l'évocation de ce que décrit Dostoïevski dans "Les Possédés/les Démons". Avec 50 ans d'avance ce roman préfigure trait pour trait le bolchevisme. Le modèle nihiliste qui, au moins autant que l'économie politique de Marx, inspire Lénine, c'est Netchaïev qui écrit en 1869 dans son Catéchisme révolutionnaire, notamment : "Nous devons nous unir au monde hardi des brigands, les seuls et authentiques révolutionnaires en Russie". Ce qu'un certain Iossif Vissarionovitch Djougachvili surnommé Koba mit en pratique dans son Caucase natal, avant de prendre le pseudonyme de "Staline", l'homme d'acier.⇑
https://www.insolent.fr/2023/02/quand-les-reformes-echouent.html