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De la théologie politique américaine 3/4

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◊ b) En conséquence de l’universalisation de l’inté­rêt na­tio­nal américain et de sa légitimation transna­tio­nale dans les institutions servant de façade de supra-légitimité, survient la délégiti­mation visible des intérêts natio­naux d'autres pays. Du fait de la doctrine Mon­roe, les pays latino-américains se virent dénier tout intérêt national distinct ou opposé à celui américain, bien qu'une analyse his­torique objective montre clairement que l’authentique intérêt na­tio­nal de ces pays est op­po­sé, en règle générale et par nécessité, à l’intérêt national des États-Unis. L’effet de la Doctrine Mon­roe fut de contraindre ces pays à cesser d’exister po­li­tiquement, en devenant des protecto­rats et des nations captives au vrai sens du ter­me.

◊ c) Avec le Pacte Briand-Kellog, les États-Unis amor­cèrent l’étape suivante dans la globalisa­tion de leur théologie politique. Les guerres me­nées pour des intérêts nationaux diffé­rents de ceux des États-Unis sont dénoncées comme des “guerres d’agression”, tan­dis que les guerres agressives me­nées par les États-Unis sont considérées comme des “guerres justes”. Les réserves américaines concernant le Pacte de Kellog revêtent une im­portance particulière : les États-Unis se ré­servent le droit d’être seuls juges de ce qui constitue une guer­re d’agression. La doctrine américaine de reconnais­sance et de non-re­con­naissance des États est éga­le­ment signifi­ca­tive : les États-Unis se réservent le droit d’être seuls juges pour décider quel État doit être reconnu ou non et les raisons pour reconnaître un État sont son adéquation aux intérêts nationaux des États-Unis. Pour constater à quel degré d'absurdité dangereuse mais aussi grotes­que cela peut me­ner, serait éloquent l’exemple historique de la non-reconnaissance par les États-Unis de la Chine après 1949, alors qu’ils re­connaissaient le régime fantoche de Tchang Kaï-chek qu’ils avaient installé et contribué à main­te­nir. Les États-Unis ont utilisé leur doctrine de non-reconnaissance, bloquant l’admission de la Chi­ne aux Nations Unies, dans le but précis de sa­boter cette organisation et aussi plus concrètement pour s’assu­rer, par cet ar­tifice, deux sièges au Conseil de Sé­curité des Na­tions Unies, la Chine de Tchang Kaï-chek leur étant dévotement inféodée.

◊ d) L’appropriation idéologique du concept de guer­re — et des principes de reconnaissance et de non-recon­naissance — conduit également à la dés­hu­manisation médiatique des adversaires de l’Amérique : d'ennemi qui défend des inté­rêts nationaux équivalents, il est devenu un paria international.

◊ e) La conséquence finale du développement de la théo­logie politique américaine est l’identifi­ca­tion du droit international — le Droit des Na­tions — avec le sy­stème de l’impérialisme amé­ri­cain. Car la source de ce droit n’est, dans le “Nouvel Ordre mondial”, plus rien d’autre que la volonté géo­politique et stratégique des États-Unis. Un tel “droit international” n’est assurément plus le Droit des Nations, au sens classique et habi­tuel du terme, mais bien le droit du pays le plus fort — une incarnation de l’hégémonie et de l’ex­pansionnisme amé­ricains. Dans le “Nouvel Ordre mondial”, l’intérêt national des États-Unis a été universalisé jusqu’à être l’intérêt de la communauté internationale. En outre, les États-Unis eux-mêmes, en tant que sujet transnational et omnipotent, ont été universalisés, sans pourtant cesser d’être eux-mê­mes et rien qu’eux-mêmes, en tant que représentant sans médiation la communauté mondiale elle-même.

Les autres États n’existent plus que comme entités non politiques

La théologie politique américaine est intrinsèquement incom­pa­tible non seulement avec le principe d'égalité des États et celui de leur souve­rai­neté, mais aussi avec toute or­ganisation entendant tenir un rôle international véritable, telle que les Nations U­nies. Dans le “Nouvel Ordre mondial”, un État n'a droit d'exister seulement comme entité non-po­li­tique ; les prérogatives de toute instance po­li­tique concrète, telle que définies par la ter­mi­nologie de Carl Schmitt, sont réservées uniquement aux États-Unis, de même que le droit afférent de les exercer. Et une organisation internationale ne peut exister que si elle n’est plus rien d’autre qu’un équivalent fonctionnel de l’Organisation des É­tats A­méricains (OAS soit Organization of American States), à savoir seulement une façade multilatérale pour la lé­gitimation de la volonté hé­gémonique américaine.

L’hi­sto­rien britannique Ed­ward Hallet Carr (1892-1982), dans son livre, The Twen­ty Years’ Crisis – 1919-1939, publié pour la première fois en 1939, remarqua que, peu avant l’entrée des États-Unis dans la Première Guerre mondiale, dans un dis­cours au Sénat sur les objectifs de la guerre, le Pré­sident Wilson, expliquant d'abord que les États-Unis avaient été « fondés pour le bien de l’hu­ma­nité » (16) (sic !), affirmait catégori­que­ment : « Ce sont des principes américains, ce sont des politiques amé­ricaines… Ce sont les principes du genre humain et ils doivent pré­valoir » (17). Carr souligne qu' « on observe que des dé­cla­rations de ce genre proviennent presque exclusivement d’hommes d’État et d’é­cri­vains anglo-saxons. Il est vrai que lors­qu’un éminent natio­nal-socialiste affirmait que "tout ce qui bénéficie au peuple al­lemand est juste, tout ce qui cause du tort au peu­ple allemand est mauvais", il pro­posait qua­siment la même équation entre intérêt na­tional et droit universel que celle déjà établie par Wilson pour les pays de langue an­glaise ».

Les deux explications de Carr : mystification idéologique et impérialisme culturel

Carr donne deux explications alternatives à ce pro­ces­sus d’universalisation d'un intérêt na­tional particu­lier. La première se re­trouve fréquem­ment dans la littérature poli­ti­que des pays continen­taux : elle avance que les peuples de langue anglai­se sont passés maîtres dans l’art de dissimuler leurs intérêts na­tionaux égoïstes sous le masque du bien général, et que ce genre d’hy­­po­crisie est une particularité spéciale et carac­té­ristique de l'esprit anglo-sa­xon. La seconde explication est plus sociolo­gi­que : les discours théoriques sur la moralité sociale sont tou­jours le pro­duit d’un groupe dominant, qui s’i­dentifie d’emblée à la communauté dans son ensemble et qui pos­sède des facilités déniées aux groupes ou individus subordonnés pour imposer sa vision des choses à la communauté. Les théories de la moralité internationale sont, pour les mê­mes rai­sons et en vertu du même processus, le produit des nations ou groupes de nations dominantes. Durant les cent dernières années, et plus particulièrement de­puis 1918, les nations de lan­gue anglaise ont formé le groupe dominant dans le monde ; les théories actuelles de moralité inter­na­tio­na­le ont été conçues par eux pour perpétuer leur suprématie et se sont généralement d’a­bord ex­primées dans l’idiome qui leur est pro­pre (18).

Le vocabulaire de l’émancipation

Autre aspect important de la théologie politi­que : la pratique de mythifier et d’idéaliser l’ex­pansionnisme américain pour en faire une mo­ralité internationale u­ni­verselle. Quelles sont les caractéristiques de la my­thologie uni­ver­saliste ? C’est de transformer la si­gni­fication de la réalité politique classique pour n’en faire qu’une illusion répres­sive et ainsi vider de sens et de lé­gitimité tout discours [politique] ou tout acte de ré­sistance  attenant. En d’au­tres termes, la my­tho­logie universaliste con­siste toujours à confisquer le réel, à l’é­liminer et à l’évacuer. Dans ce contexte, tout discours politique solidement construit, voire tout acte de ré­sistance, refusant cette logi­que universaliste, offrent peu de ré­sistance, car leur contenu s'est vu neutralisé. Pour pa­raphraser Roland Barthes (19), la théologie politique est expansive ; elle s’invente el­le-mê­me sans cesse. Elle s'empare de tout ce qui compte pour elle, aussi bien des aspects des relations internationales, de la di­plomatie, que du droit international. Les pays opprimés ne sont rien : ils ne peuvent produire qu’un seul langage, celui de leur é­mancipation le cas échéant, or cette éman­cipation a par avance déjà été dé­légitimée. L’oppres­seur, en l’oc­cur­rence les États-Unis, sont tout, son langage politico-théologique a été élevé au rang de dog­me. En d’autres termes, dans le cadre de la théo­logie politique, les États-Unis ont le droit exclu­sif de produire un méta-langage, celui qui vise à pérenniser l’hégémonie américaine. La théo­logie politique, en tant que mythe, nie le caractère empirique de la réa­lité politique. Par conséquent, toute résistance à celle-ci se doit de reprendre à nouveaux frais la réalité em­pirique et de l'émanciper.

À suivre

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