Avec son récent essai Bonaparte comme précurseur, Fabrice Bouthillon, professeur d’histoire contemporaine à l’université de Bretagne occidentale, poursuit l’une des réflexions centrales de son triptyque L’ironie de l’histoire consacré à la genèse des grands totalitarismes du XXe siècle.
Jusque-là, à travers une analyse successive du communisme soviétique (Brève histoire philosophique de l’Union soviétique, 2003), du républicanisme français (L’illégitimité de la République : Considérations sur l’histoire politique de la France au XIXe siècle, 2005) et du national-socialisme (Nazisme et révolution : histoire théologique du national-socialisme, 2011), l’historien des idées a tenté d’analyser les grandes dynamiques politiques du monde contemporain en les faisant remonter aux grandes ruptures entamées par la Révolution française. Cette fois, c’est à Napoléon Bonaparte qu’il consacre un ouvrage, car, comme l’annonce déjà le titre (et l’image de couverture), c’est en lui qu’il voit la préfiguration des dictateurs du XXe siècle.
les statues ou de procéder à un réquisitoire contre un mythe national. On doit au contraire saluer le ton dépassionné avec lequel l’auteur avance ses thèses. De fait, dans cette étude, la personne de Bonaparte ne joue qu’un rôle mineur, et il ne saurait être question d’une quelconque responsabilité morale envers les développements historiques ultérieurs. Ce qu’analyse Fabrice Bouthillon, c’est d’abord Napoléon en tant que phénomène politique, et partant, c’est du bonapartisme bien plus que de Bonaparte dont il est question.
L’auteur accorde la place centrale à sa thèse des deux centrismes, déjà évoquée par le passé, et qu’il expose ici comme une réfutation de la traditionnelle conception de la droite proposée par René Rémond. En effet, Fabrice Bouthillon considère que seule la tendance légitimiste peut être considérée comme une droite authentique, produit de la polarisation politique dont a accouché la Révolution française. Avec cette dernière, c’est un clivage irréconciliable qui a vu le jour, entre une gauche idéaliste, tendant à l’universel, à la démocratie, à l’égalité des individus, et une droite de la coutume, attachée au local, aux hiérarchies, rétive aux projections spéculatives – pour reprendre les termes de l’auteur, « la propension du progressiste au système, du conservateur au particulier ». L’orléanisme et le bonapartisme, quant à eux, plutôt que des courants de la seule droite, formeraient en réalité deux centrismes, opposés l’un à l’autre. L’orléanisme est conçu comme un centrisme par exclusion des extrêmes, c’est-à-dire une tendance modérée, rejetant à la fois les tendances les plus affirmées du progressisme et du conservatisme, dans le but d’aboutir à un consensus. Le bonapartisme est conçu quant à lui comme un centrisme par addition des extrêmes. En toute logique, il est à la fois plus à gauche et plus à droite que l’orléanisme.
Ainsi, là où le Directoire formait la préfiguration du centralisme orléaniste, le Bonaparte s’est imposé pour mettre un terme à la guerre civile ouverte par la Révolution entre la gauche et la droite grâce à un régime d’autorité, avec le retour à une hiérarchie forte, tout en intégrant nombre d’éléments du jacobinisme dont il était le produit, asseyant notamment sa légitimité sur l’instauration directe d’un lien entre le pouvoir suprême et le peuple sous la forme du plébiscite, reproduit ensuite par Napoléon III.
C’est donc cette option politique, d’un centrisme par addition des extrêmes, que Fabrice Bouthillon met en relation avec les régimes dictatoriaux du XXe siècle : « la vague des totalitarismes de l’entre-deux-guerres a été une seconde mouture de ce qu’avaient été en leur temps les deux bonapartismes, et ce, parce que les uns et les autres faisaient face au même défi politique : trouver une solution à la séparation révolutionnaire de la Gauche et de la Droite, après l’échec en la matière des centrismes par exclusion des extrêmes. » Le développement du régime et sa relation à la guerre (les parallèles entre le 1er Empire et le IIIe Reich sont particulièrement frappants, et pas seulement à l’égard de la campagne de Russie), le rapport des différents régimes à l’Église, la référence à l’idée impériale héritée de Rome, mais aussi la filiation concrète d’une politique de dépassement de la gauche et de la droite via le Second Empire et le boulangisme français, apportent une argumentation solide à la théorie d’une généalogie du césarisme autoritaire, dont Bonaparte forme le précédent historique.
L’auteur, par goût des formules qui font mouche, a certes tendance à forcer le trait de son argumentation, ce qui ne joue pas toujours en sa faveur (le sous-titre « Rapport sur la banalité du mâle » le montre bien, la dimension virile du bonapartisme occupant tout au plus une place anecdotique dans l’ouvrage). Des libertés que tendent cependant à effacer les véritables morceaux de bravoure qu’il livre, lorsqu’il expose la relation du premier bonapartisme à l’Église sous la forme d’une analyse minutieuse du Sacre peint par David, ou quand, dans le dernier chapitre, il sonde le thème de la colère dictatoriale à l’exemple de la relation orageuse entre l’Empereur et Chateaubriand, pour ne citer que deux perles dans un livre qui en compte beaucoup.
Ce qui semble plus problématique, c’est le cadre général dans lequel Fabrice Bouthillon a souhaité inscrire sa thèse. Une fragilité de taille, qui le conduit plus d’une fois à recourir à des généralisations préjudiciables, par exemple lorsqu’il étend la « bégayante répétitivité du phénomène totalitaire » des Pharaons d’Égypte à Hitler, en passant par César, Napoléon ou encore Staline. Et la tentation à établir de grands arcs métahistoriques, sursollicitant les analogies et des références formelles, n’est ici que partiellement responsable. On ne peut s’empêcher de penser que la remise en cause de la définition rémondienne des droites aurait aussi pu être l’occasion de soustraire cette réflexion à l’encombrante terminologie des totalitarismes, à laquelle était déjà adossée son triptyque, sous-titré a posteriori « Pour une grammaire du phénomène totalitaire ». Mais on comprend que l’usage du concept est aussi une manière pour l’auteur de placer le stalinisme parmi les héritiers de l’expérience bonapartiste. Une association qui, précisément, pose problème à plusieurs égards, surtout si l’on prend au sérieux la thèse du centrisme par addition des extrêmes.
Car le stalinisme ne peut qu’à grand-peine être compris comme le résultat d’une réunion programmatique, ni même historique, de la droite et la gauche. Bien au contraire, le régime de Staline est le produit d’un triomphe absolu et définitif d’un extrême, au moyen d’une élimination totale de l’autre. La forme dictatoriale et nationale du communisme stalinien, les raisons endogènes de l’idéologie mises à part, semble être en effet bien plus le fait des nécessités que présentait le maintien répressif de ce monopole idéologique que d’un choix doctrinal consistant à lui adjoindre une dimension de droite, dans l’espoir de dépasser un clivage qui, du fait même des politiques d’épuration, n’existait plus. Il en va bien sûr tout autrement pour le fascisme italien et le national-socialisme, qui portent dans leur doctrine, tout comme dans la condition d’arrivée au pouvoir, la volonté de rendre inopérants les clivages internes à la nation par la réunion de tendances opposées.
Une fois ces réserves exprimées, on n’en ressort que plus convaincu de l’intérêt qu’offre la thèse de l’auteur. Une thèse susceptible de compléter, et peut-être de rééquilibrer celles d’Ernst Nolte, auxquelles on a souvent reproché l’importance quasi exclusive accordée au maurrassisme comme première forme du fascisme en France. En recentrant cette filiation sur la tradition bonapartisme, qui comprend notamment l’aventure boulangiste, de nouvelles perspectives viennent inévitablement à s’ouvrir.
Fabrice Bouthillon, Bonaparte comme précurseur. Rapport sur la banalité du mâle, Brest, éditions Dialogues, 2020, 295 p.
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