Au théâtre ce soir
« Théâtre libre », au 44 boulevard de Strasbourg à Paris. Une foule inhabituelle piétine au milieu du boulevard de l’Afrique. Des hommes soja brandissent des pancartes aux couleurs arc-en-ciel « Soutien au JDD contre Bolloré », « Pour l’indépendance des médias ». Tous arborent fièrement leur carte de presse : ce sont des journalistes français.
Jean-Marc Dumontet, propriétaire d’une bonne demi-douzaine de salles de théâtre parisiennes et conseiller de Macron à ses heures perdues, a mis gracieusement à disposition de Reporters sans frontières l’ancien Eldorado pour un grand meeting contre l’arrivée de Geoffroy Lejeune, ancien directeur de la rédaction de l’hebdomadaire Valeurs actuelles à la tête du Journal du Dimanche. Il y a péril : « C’est un acte civique », assure le producteur de Nicolas Canteloup au journal Le Monde.
La gauche lib-lab est en émoi
Du Figaro à L’Humanité, plus de trente sociétés de journalistes soutiennent la grève des journalistes du JDD. Dans la salle, des jeunes ouvreuses distribuent des caricatures de la dessinatrice Coco : Bolloré et Lejeune saucissonnant le JDD d’une corde, avec pour slogan « La liberté de la presse selon Bolloré… on n’en veut pas. » Dans le hall, la cohue des quinquagénaires aux cheveux gris et aux visages pâles contrastent avec la population du quartier.
Visiblement satisfait de l’affluence, Christophe Deloire, président de Reporters Sans Frontières (RSF), félicite l’assistance : « C’est bien. Vous êtes tous là. » Côté ambiance, c’est Jean Massiet, animateur d’une émission sur Twitch qui joue le Monsieur Loyal. Après une brève introduction, la rédaction du JDD est longuement applaudie. C’est au tour de Christophe Deloire de présenter son documentaire « Méthode B ». Pendant vingt minutes, des vidéos de Pascale Clark, Arié Alimi, Patrick Cohen tournent en boucle sur fond de musique qui fait peur. Clark lance le prêche : « Le journalisme est l’information et non pas l’opinion. » Cohen abonde, à moins que ce soit Arié Alimi, l’avocat de Jean-Luc Mélenchon : « Le journalisme est la Vérité. Pas la recherche de la vérité. » Christophe Deloire reprend la parole et assure la main sur le cœur : « La liberté de la presse n’est ni de droite, ni de gauche, ni du centre. » Enfin, elle est surtout de gauche et libérale, vu les invités politiques « transpartisans » : la secrétaire nationale d’EELV Marine Tondelier, les députés LFI Alexis Corbière, Clémentine Autain, Raquel Garrido et Éric Coquerel, le sénateur PS David Assouline, les macronistes Laurent Esquenet-Goxes et Violette Spillebout. Les syndicats se pressent eux aussi en rangs serrés pour la défense de la corporation : Antoine Chuzeville, secrétaire général du Syndicat national des journalistes (SNJ), Yohann Labroux Satabin, de la CFDT, et Sophie Binet, nouvelle secrétaire générale de la CGT. L’exposé de cette dernière sur « la propagande Bolloré » est très applaudi.
« Je voudrais mettre une balle dans la tête à… »
C’est le temps de l’intermède. Sur la scène, un chanteur « transpartisan » Martin Luminet, « humaniste et de gauche », « coup de cœur France Inter » comme il se doit, fait rimer « Regarde-là monter l’odeur de la haine » avec « chérie FN ». Ce fils de grand bourgeois lyonnais hurle plus qu’il ne chante : « Je voudrais mettre une balle dans la tête, une balle dans la tête, une balle dans la tête, une balle dans la tête, une balle dans la tête… » Gêne dans l’assemblée. Disque rayé ? Crispation des invités. Peur du scandale. Attente. Le chanteur aux cheveux gras ânonne comme effaré de son audace « une balle dans la tête de mon époque ». Lâche soulagement de l’assemblée… La gênance, comme disent les jeunes, persistera longtemps.
Dans les travées, Isabelle Roberts, ancienne journaliste à la rubrique « Médias » de Libération et aujourd’hui présidente des « Jours », le site de la gauche libérale à la mode, financé à fonds perdus par un quarteron de milliardaires macronistes Xavier Niel, Olivier Legrain, Pierre-Antoine Capton, Mathieu Pigasse, distribue ses bons mots et ses lourdes saillies auprès d’un parterre de groupies, pigistes à barbes de cinq jours qui se forcent à rire de ses mauvaises blagues. « On ne connaît pas les tripes de Bolloré, glousse l’imposante rousse, même si on aimerait bien les voir. » Clin d’œil à son livre : Comment Vincent Bolloré a mangé Canal+. Ahaha ! Rires de connivence. On est entre nous. Son acolyte aux « Jours », Raphäel Garrigos gonfle ses bajoues, pas convaincu. Valentin, jeune journaliste au look de zadiste et queue de cheval, qui travaille au Télégramme nous explique : « Je suis de toutes les luttes contre l’extrême droite. Parce que c’est chaud comment le fascisme avance dans notre pays. » Il le voit d’ailleurs dans sa famille avec des gens qui votent Le Pen.
Selon que vous serez de droite ou de gauche
Sur la scène, une journaliste de Paris Match réussit le tour de force de faire pleurer un public qui a toujours mis beaucoup d’application à mépriser ce titre phare de la presse populaire. « J’ai fait des reportages très durs », explique les yeux mouillés celle qui a grenouillé pendant vingt ans dans l’actualité politique française en général, et les affaires du parti socialiste en particulier. « Et pourtant, dit-elle d’une voix chevrotante, je le dis là devant vous, chers confrères et amis… Bolloré et ses sbires m’ont fait beaucoup plus de mal. » Reniflements. Applaudissements. Sifflets. Pleurs. Communion. La salle est debout. Une minute passe, puis deux. L’émotion est à son comble. À nos côtés, un vieux journaliste de Match qui souhaite garder l’anonymat ne peut s’empêcher une pique : « Mouais, la liberté d’expression, ça n’est pas à géométrie variable. Pas un mot sur le jeune précaire estampillé “de droite” qui a été blackboulé de Match il y a un an, avant Bolloré, parce qu’il avait eu le tort d’avoir fait un stage de six mois à Valeurs actuelles », grince-t-il. D’ailleurs, l’ancien patron de Match et du JDD, Hervé Gattegno approche. Le vieux journaliste s’éclipse en maugréant : « Voilà, le sarkozyste, je me casse », nous prévient-il. Un sexagénaire à talonnettes nous toise les lèvres pincées. Hervé Gattegno n’a rien contre les milliardaires. Son combat à lui, c’est l’extrême droite. Pourrait-il boire un café avec Geoffroy Lejeune pour discuter entre égaux, entre journalistes, entre deux directeurs de la rédaction ? « Je n’ai rien contre lui personnellement, nous répond avec un brin de méfiance celui qui pendant cinq ans lorsqu’il était directeur du JDD refusait de publier la moindre interview avec Marine Le Pen. J’ai d’ailleurs déjà discuté avec lui sur les plateaux de télévision, c’est sûrement “un mec sympa”, ce n’est pas le problème. Moi, je suis là, avant tout, pour lutter contre la menace Bolloré qui veut s’emparer des médias pour imposer son agenda d’extrême droite. »
France Inter, cet ORTF de gauche
France Inter est là, bien sûr. Thomas Legrand nous assure que, contrairement à Geoffroy Lejeune, les journalistes de France Inter n’affichent pas leurs opinions : « toutes les tendances politiques sont invitées sur cette radio ». Et les humoristes ? « Il n’y a que deux humoristes de France Inter qui prennent vraiment position, Guillaume Meurice et Sophia Aram qui se revendiquent de gauche, pas les autres. » La conversation se tend. Et en ce qui concerne les présentateurs ? « On ne sait pas ce que votent Léa Salamé ou Nicolas Demorand. » Euh, eh bien si justement, on en a une petite idée : Nicolas Demorand ayant été patron de Libération pendant deux ans. Oups ! L’homme de France Inter tourne les talons. Passe Daniel Schneidermann, le fondateur d’Arrêt sur images, dont l’honnêteté proverbiale est bien connue. Une question monsieur Schneidermann ? Dites, cela ne vous pose pas de problèmes que d’autres milliardaires possèdent de grands médias ? Réponse du journaliste « transpartisan » : « Mais eux n’interviennent pas dans les rédactions. Eux, laissent les rédactions être dirigées par des directeurs de rédaction qui sont dans le truc. » Dans le truc ? « Oui, qui pensent comme il faut, qui pensent bien. »
Dans la chaleur de l’entre-soi
La soirée bat son plein. Résistance ! Poing levé ! La résistance est en marche. Mission accomplie : la gauche se congratule. Cheveux courts, robe noire et tatouages fleuris, une journaliste à Libération se dit soulagée : « Ça fait du bien de voir ça après la nuit que j’ai passé, j’étais en congé, ça m’a fait du bien d’occuper mon esprit en allant au boulot. » Les journalistes sont heureux. Ensemble, c’est tout. La « familia grande » enfin réunie. Et puis, il y a l’ancien Premier ministre socialiste Bernard Cazeneuve qui les soutient. « Même lui est avec nous », entend-on. Le potentiel candidat de la gauche pour la prochaine présidentielle déploie devant un public conquis sa force tranquille en tentant de faire comprendre qu’il pourrait tout aussi bien revêtir les habits d’un Salvador Allende dans son palais assiégé de 1973, au cas où les « valeurs de la République » seraient attaquées. Message reçu. Bernard Cazeneuve vient de réussir un beau placement de produit devant 1000 journalistes en vue de l’élection suprême. Le vieux briscard socialiste connaît la puissance de ceux qui « font l’opinion » et l’importance de leurs applaudissements, qu’ils viennent de lui accorder. Il faut arroser ça. Tous ensemble, tous ensemble ! Direction, une brasserie du Boulevard Saint-Martin. Pour ressentir, une fois encore, la chaleur de l’entre-soi.
Romain Sens et Julien Destrago