Habermas: contre l’idée prussienne et contre l’Etat ethnique
Habermas, dans le contexte allemand, combat en fait deux idées, deux visions de l’Etat et de la politique. Il combat l’idée prussienne, où l’Etat et la machine administrative, le fonctionnariat serviteur du peuple, dérivent d’un principe de “nation armée”. Notons que cette vision prussienne de l’Etat ne repose sur aucun a priori de type “ethnique” car l’armée de Frédéric II comprenait des hommes de toutes nationalités (Finnois, Slaves, Irlandais, Allemands, Hongrois, Huguenots français, Ottomans d’Europe, etc.). Notons également que Habermas, tout en se revendiquant bruyamment des “Lumières”, rejette, avec sa critique véhémente de l’idée prussienne, un pur produit des Lumières, de l’Aufklärung, qui avait rejeté bien des archaïsmes, devenus franchement inutiles, au siècle de son triomphe. Cette critique vise en fait toute forme d’Etat encadrant et durable, rétif au principe du bavardage perpétuel, pompeusement baptisé “agir communicationnel”. Simultanément, Habermas rejette les idéaux relevant des “autres Lumières”, celles de Herder, où le fondement du politique réside dans la “populité”, la “Volkheit”, soit le peuple (débarrassé d’aristocraties aux moeurs artificielles, déracinées et exotiques). Habermas, tout en se faisant passer pour l’exécuteur testamentaire des “philosophes des Lumières”, à l’instar de Bernard-Henri Lévy qui, lui, est l’exécuteur testamentaire de Yahvé en personne, jette aux orties une bonne partie de l’héritage philosophique du 18ème siècle.
Avec ces deux compères, nous faisons face à la plus formidable escroquerie politico-philosophique du siècle! Ils veulent nous vendre comme seul produit autorisé l’Aufklärung mais ce qu’ils placent sur l’étal de leur boutique, c’est un Aufklärung homogénéisé, nettoyé des trois quarts de son contenu, cette tradition étant plurielle, variée, comme l’ont démontré des auteurs, non traduits, comme Peter Gay en Angleterre et Antonio Santucci en Italie (cf. Peter Gay, “The Enlightenment: An Interpretation – The Rise of Modern Paganism”, W. W. Norton & Company, New York/London, 1966-1977; Peter Gay, “The Enlightenment: An Interpretation – The Science of Freedom, Wildwood House, London, 1969-1979; Antonio Santucci (a cura di), “Interpretazioni dell’Illuminismo”, Il Mulino, Bologna, 1979; on se réfèrera aussi aux livres suivants: Léo Gershoy, “L’Europe des princes éclairés 1763-1789”, Gérard Montfort éd., Brionne, 1982; Michel Delon, “L”idée d’énergie au tournant des Lumières (1770-1820)”, PUF, Paris, 1988).
Deux principes kantiens chez Herder
Cette option de Herder, qui est “populaire” ou “ethnique”, “ethno-centrée”, est aussi corollaire de la vision fraternelle d’une future Europe libérée, qui serait basée sur le pluralisme ethnique ou l’“ethnopluralisme”, où les peuples ne devraient plus passer par des filtres étrangers ou artificiels/abstraits pour faire valoir leurs droits ou leur identité culturelle. La vision herdérienne dérive bien des “Lumières” dans la mesure où elle fait siens deux principes kantiens; premier principe de Kant: “Tu ne feras pas à autrui ce que tu ne veux pas qu’autrui te fasse”; ce premier principe induit un respect des différences entre les hommes et interdit de gommer par décret autoritaire ou par manoeuvres politiques sournoises les traditions d’un peuple donné; deuxième principe kantien: “Sapere aude!”, “Ose savoir!”, autrement dit: libère-toi des pesanteurs inutiles, débarrasse-toi du ballast accumulé et encombrant, de tous les filtres inutiles, qui t’empêchent d’être toi-même! Ce principe kantien, réclamant l’audace du sujet pensant, Herder le fusionne avec l’adage grec “Gnôthi seautôn!”, “Connais-toi toi-même”. Pour parfaire cette fusion, il procède à une enquête générale sur les racines de la littérature, et de la culture de son temps et des temps anciens, en n’omettant pas les pans entiers de nos héritages qui avaient été refoulés par le christianisme, le dolorisme chrétien, la scolastique figée, le cartésianisme abscons, le blabla des Lumières palabrantes, le classicisme répétitif et académique, etc., comme nous devrions nous aussi, sans jamais nous arrêter, procéder à ce type de travail archéologique et généalogique, cette fois contre la “pensée unique”, le “politiquement correct” et le pseudo-testament de Yahvé.
Définition de la “Bildung”
Dans la perspective ouverte par Herder, les fondements de l’Etat sont dès lors le peuple, héritier de son propre passé, la culture et la littérature que ce peuple a produites et les valeurs éthiques que cette culture transmet et véhicule. En bref, nous aussi, nous sommes héritiers des Lumières, non pas de celles du jacobinisme ou celles que veut nous imposer le système aujourd’hui, mais de ces “autres Lumières”. Saint-Loup, en critiquant le christianisme et le modèle occidental (soit, anticipativement, les “Lumières” tronquées de BHL et d’Habermas) s’inscrit dans le filon herdérien, sans jamais retomber dans des formes sclérosantes de “tu dois!”. “Sapere aude!” est également pour lui un impératif, lié à la belle injonction grecque “Gnôthi seautôn!”. Toujours dans cette perspective herdérienne, l’humanité n’est pas une panade zoologique d’êtres humains homogénéisés par la mise en oeuvre, disciplinante et sévère, d’idées abstraites, mais un ensemble de groupes humains diversifiés, souvent vastes, qui explorent en permanence et dans la joie leurs propres racines, comme les “humanités” gréco-latines nous permettent d’explorer nos racines d’avant la chrisitanisation. Pour Herder, il faut un retour aux Grecs, mais au-delà de toutes les édulcorations “ad usum Delphini”; ce retour ne peut donc déboucher sur un culte stéréotypé de la seule antiquité classique, il faut qu’il soit flanqué d’un retour aux racines germaniques dans les pays germaniques et scandinaves, au fond celtique dans les pays de langues gaëliques, aux traditions slaves dans le monde slave. Le processus d’auto-centrage des peuples, de mise en adéquation permanente avec leur fond propre, s’effectue par le truchement de la “Bildung”. Ce terme allemand dérive du verbe “bilden”, “construire”. Je me construis moi-même, et mon peuple se construit lui-même, en cherchant en permanence l’adéquation à mes racines, à ses racines. La “Bildung” consiste à chercher dans ses racines les recettes pour arraisonner le réel et ses défis, dans un monde soumis à la loi perpétuelle du changement.
Pour Herder, représentant emblématique des “autres Lumières”, le peuple, c’est l’ensemble des “Bürger”, terme que l’on peut certes traduire par “bourgeois” mais qu’il faut plutôt traduire par le terme latin “civis/cives”, soit “citoyen”, “membre du corps du peuple”. Le terme “bourgeois”, au cours du 19ème siècle, ayant acquis une connotation péjorative, synonyme de “rentier déconnecté” grenouillant en marge du monde réel où l’on oeuvre et où l’on souffre. Pour Herder, le peuple est donc l’ensemble des paysans, des artisans et des lettrés. Les paysans sont les dépositaires de la tradition vernaculaire, la classe nourricière incontournable. Les artisans sont les créateurs de biens matériels utiles. Les lettrés sont, eux, les gardiens de la mémoire. Herder exclut de sa définition du “peuple” l’aristocratie, parce qu’est s’est composé un monde artificiel étranger aux racines, et les “déclassés” ou “hors classe”, qu’il appelle la “canaille” et qui est imperméable à toute transmission et à toute discipline dans quelque domaine intellectuel ou pratique que ce soit. Cette exclusion de l’aristocratie explique notamment le républicanisme ultérieur des nationalismes irlandais et flamand, qui rejettent tous deux l’aristocratie et la bourgeoisie anglicisées ou francisées. Sa définition est injuste pour les aristocraties liées aux terroirs, comme dans le Brandebourg prussien (les “Krautjunker”), la Franche-Comté (où les frontières entre la noblesse et la paysannerie sont ténues et poreuses) et les Ardennes luxembourgeoises de parlers romans.
Une formidable postérité intellectuelle
L’oeuvre de Herder a connu une formidable postérité intellectuelle. Pour l’essentiel, toute l’érudition historique du 19ème siècle, toutes les avancées dans les domaines de l’archéologie, de la philologie et de la linguistique, lui sont redevables. En Allemagne, la quête archéo-généalogique de Herder se poursuit avec Wilhelm Dilthey, pour qui les manifestations du vivant (et donc de l’histoire), échappent à toute définition figeante, les seules choses définissables avec précision étant les choses mortes: tant qu’un phénomène vit, il échappe à toute définition; tant qu’un peuple vit, il ne peut entrer dans un corset institutionnel posé comme définitif et toujours condamné, à un moment donné du devenir historique, à se rigidifier. Nietzsche appartient au filon ouvert par Herder dans la mesure où la Grèce qu’il entend explorer et réhabiliter est celle des tragiques et des pré-socratiques, celle qui échappe justement à une raison trop étriquée, trop répétitive, celle qui chante en communauté les hymnes à Dionysos, dans le théâtre d’Athènes, au flanc de l’Acropole, ou dans celui d’Epidaure. Les engouements folcistes (= “völkisch”), y compris ceux que l’on peut rétrospectivement qualifier d’exagérés ou de “chromomorphes”, s’inscrivent à leur tour dans la postérité de Herder. Pour le Professeur anglais Barnard, exégète minutieux de l’oeuvre de Herder, sa pensée n’a pas eu de grand impact en France; cependant, toute une érudition archéo-généalogique très peu politisée (et donc, à ce titre, oubliée), souvent axée sur l’histoire locale, mérite amplement d’être redécouverte en France, notamment à la suite d’une historienne et philologue comme Nicole Belmont (cf. “Paroles païennes – Mythe et folklore”, Imago, Paris, 1986). Théodore Hersart de la Villemarqué (1815-1895), selon une méthode préconisée par les frères Grimm, rassemble dans un recueil les chants populaires de Bretagne, sous le titre de “Barzaz Breiz” en 1836. Hippolyte Taine ou Augustin Thierry, quand ils abordent l’histoire des Francs, l’époque mérovingienne ou les origines de la France d’Ancien Régime effectuent un travail archéo-généalogique, “révolutionnaire” dans la mesure où ils lancent des pistes qui dépassent forcément les répétitions et les fixismes, les ritournelles et les rengaines des pensées scolastiques, cartésiennes ou illuministes-républicaines. Aujourd’hui, Micberth (qui fut le premier à utiliser le terme “nouvelle droite” dans un contexte tout à fait différent de celui de la “nouvelle droite” qui fit la une des médias dès l’année 1979) publie des centaines de monographies, rédigées par des érudits du 19ème et du début du 20ème, sur des villages ou de petites villes de France, où l’on retrouve des trésors oubliées et surtout d’innombrables pistes laissées en jachère. Enfin, l’exégète des oeuvres de Herder, Max Rouché, nous a légué des introductions bien charpentées à leurs éditions françaises, parus en édition bilingue chez Aubier-Montaigne.
Irlande, Flandre et Scandinavie
Le nationalisme irlandais est l’exemple même d’un nationalisme de matrice “herdérienne”. La figure la plus emblématique de l’ “herdérianisation” du nationalisme irlandais demeure Thomas Davis, né en 1814. Bien qu’il ait été un protestant d’origine anglo-galloise, son nationalisme irlandais propose surtout de dépasser les clivages religieux qui divisent l’Ile Verte, et d’abandonner l’utilitarisme, idéologie dominante en Angleterre au début du 19ème siècle. Le nationalisme irlandais est donc aussi une révolte contre le libéralisme utilitariste; l’effacer de l’horizon des peuples est dès lors la tâche exemplaire qui l’attend, selon Thomas Davis. Ecoutons-le: “L’anglicanisme moderne, c’est-à-dire l’utilitarisme, les idées de Russell et de Peel ainsi que celles des radicaux, que l’on peut appler ‘yankeeïsme’ ou ‘anglichisme’, se borne à mesurer la prospérité à l’aune de valeurs échangeables, à mesurer le devoir à l’aune du gain, à limiter les désirs [de l’homme] aux fringues, à la bouffe et à la [fausse] respectabilité; cette malédiction [anglichiste] s’est abattue sur l’Irlande sous le règne des Whigs mais elle est aussi la malédiction favorite des Tories à la Peel” (cité in: D. George Boyce, “Nationalism in Ireland”, Routledge, London, 1995, 3ème éd.). Comme Thomas Carlyle, Thomas Davis critique l’étranglement mental des peuples des Iles Britanniques par l’utilitarisme ou la “shop keeper mentality”; inspiré par les idées du romantisme nationaliste allemand, dérivé de Herder, il explique à ses compatriotes qu’un peuple, pour se dégager de la “néo-animalité” utilitariste, doit cesser de se penser non pas comme un “agglomérat accidentel” de personnes d’origines disparates habitant sur un territoire donné, mais comme un ensemble non fortuit d’hommes et de femmes partageant une culture héritée de longue date et s’exprimant par la littérature, par l’histoire et surtout, par la langue. Celle-ci est le véhicule de la mémoire historique d’un peuple et non pas un ensemble accidentel de mots en vrac ne servant qu’à une communication élémentaire, “utile”, comme tente de le faire croire l’enseignement dévoyé d’aujourd’hui quand il régule de manière autoritaire (sans en avoir l’air... à grand renfort de justifications pseudo-pédagogiques boiteuses...) et maladroite (en changeant d’avis à tour de bras...) l’apprentissage des langues maternelles et des langues étrangères, réduisant leur étude à des tristes répétitions de banalités quotidiennes vides de sens. Davis: “La langue qui évolue avec le peuple est conforme à ses origines; elle décrit son climat, sa constitution et ses moeurs; elle se mêle inextricablement à son histoire et à son âme...” (cité par D. G. Boyce, op. cit.).
Catholique, l’Irlande profonde réagit contre la colonisation puritaine, achevée par Cromwell au 17ème siècle. Le chantre d’un “homo celticus” ou “hibernicus”, différent du puritain anglais ou de l’utilitariste du 19ème siècle, sera indubitablement Padraig Pearse (1879-1916). Son nationalisme mystique vise à faire advenir en terre d’Irlande un homme non pas “nouveau”, fabriqué dans un laboratoire expérimental qui fait du passé table rase, mais renouant avec des traditions immémoriales, celles du “Gaël”. Pearse: “Le Gaël n’est pas comme les autres hommes, la bêche et le métier à tisser, et même l’épée, ne sont pas pour lui. Mais c’est une destinée plus glorieuse encore que celle de Rome qui l’attend, plus glorieuse aussi que celle de Dame Britannia: il doit devenir le sauveur de l’idéalisme dans la vie moderne, intellectuelle et sociale” (cité in: F. S. L. Lyons, “Culture and Anarchy in Ireland 1890-1939”, Oxford University Press, 1982). Pearse, de parents anglais, se réfère à la légende du héros païen Cuchulainn, dont la devise était: “Peu me chaut de ne vivre qu’un seul jour et qu’une seule nuit pourvu que ma réputation (fama) et mes actes vivent après moi”. Cette concession d’un catholique fervent au paganisme celtique (du moins au mythe de Cuchulainn) se double d’un culte de Saint Columcille, le moine et missionnaire qui appartenait à l’ordre des “Filid” (des druides après la christianisation) et entendait sauvegarder sous un travestissement chrétien les mystères antiques et avait exigé des chefs irlandais de faire construire des établissements pour qu’on puisse y perpétuer les savoirs disponibles; à ce titre, Columcille, en imposant la construction d’abbayes-bibliothèques en dur, a sauvé une bonne partie de l’héritage antique. Pearse: “L’ancien système irlandais, qu’il ait été païen ou chrétien, possédait, à un degré exceptionnel, la chose la plus nécessaire à l’éducation: une inspiration adéquate. Columcille nous a fait entendre ce que pouvait être cette inspiration quand il a dit: ‘si je meurs, ce sera de l’excès d’amour que je porte en moi, en tant que Gaël’. Un amour et un sens du service si excessif qu’il annihile toute pensée égoïste, cette attitude, c’est reconnaître que l’on doit tout donner, que l’on doit être toujours prêt à faire le sacrifice ultime: voilà ce qui a inspiré le héros Cuchulainn et le saint Columcille; c’est l’inspiration qui a fait de l’un un héros, de l’autre, un saint” (cité par F. S. L. Lyons, op. cit.). Chez Pearse, le mysticisme pré-chrétien et la ferveur d’un catholicisme rebelle fusionnent dans un culte du sang versé. La rose noire, symbole de l’Irlande humiliée, privée de sa liberté et de son identité, deviendra rose rouge et vivante, resplendissante, par le sang des héros qui la coloreront en se sacrifiant pour elle. Cette mystique de la “rose rouge” était partagée par trois martyrs de l’insurrection des Pâques 1916: Pearse lui-même, Thomas MacDonagh et Joseph Plunkett. On peut vraiment dire que cette vision mystique et poétique a été prémonitoire..
En dépit de son “papisme”, l’Irlande embraye donc sur le renouveau celtique, néo-païen, né au Pays de Galles à la fin du 18ème, où les “identitaires” gallois de l’époque réaniment la tradition des fêtes populaires de l’Eisteddfod, dont les origines remontent au 12ème siècle. Plus tard, les reminiscences celtiques se retrouvent chez des poètes comme Yeats, pourtant de tradition familiale protestante, et comme Padraig Pearse (que je viens de citer et auquel Jean Mabire a consacré une monographie), fusillé après le soulèvement de Pâques 1916. En Flandre, la renaissance d’un nationalisme vernaculaire, le premier recours conscient aux racines locales et vernaculaires via une volonté de sauver la langue populaire du naufrage, s’inscrit, dès son premier balbutiement, dans la tradition des “autres Lumières”, non pas directement de Herder mais d’une approche “rousseauiste” et “leibnizienne” (elle reprend —outre l’idée rousseauiste d’émancipation réinsérée dans une histoire populaire réelle et non pas laissée dans une empyrée désincarnée— l’idée d’une appartenance oubliée à l’ensemble des peuples “japhétiques”, c’est-à-dire indo-européens, selon Leibniz): cette approche est parfaitement décelable dans le manifeste de 1788 rédigé par Jan-Baptist Verlooy avant la “révolution brabançonne” de 1789 (qui contrairement à la révolution de Paris était “intégriste catholique” et dirigée contre les Lumières des Encyclopédistes). L’érudition en pays de langues germaniques s’abreuvera à la source herdérienne, si bien, que l’on peut aussi qualifier le mouvement flamand de “herdérien”. Il tire également son inspiration du roman historique écossais (Walter Scott), expression d’une rébellion républicaine calédonienne, d’inspiration panceltique avant la lettre. En effet, Hendrik Conscience avait lu Scott, dont le style narratif et romantique lui servira de modèle pour le type de roman national flamando-belge qu’il entendait produire, juste avant d’écrire son célèbre “Lion des Flandres” (= “De Leeuw van Vlaanderen”). Les Allemands Hoffmann von Fallersleben et Oetker recueilleront des récits populaires flamands selon la méthode inaugurée par les Frères Grimm dans le Nord de la Hesse, le long d’une route féérique que l’on appelle toujours la “Märchenstrasse” (“La route des contes”). De nos jours encore, il existe toute une érudition flamande qui repose sur les mêmes principes archéo-généalogiques.
L’idéal de l’Odelsbonde
En Scandinavie, la démarche archéo-généalogique de Herder fusionne avec des traditions locales norvégiennes ou danoises (avec Grundvigt, dont l’itinéraire fascinait Jean Mabire). La tradition politique scandinave, avec sa survalorisation du paysannat (surtout en Norvège), dérive directement de postulats similaires, les armées norvégiennes, au service des monarques suédois ou danois, étant constituées de paysans libres, sans caste aristocratique distincte du peuple et en marge de lui (au sens où on l’entendait dans la France de Louis XV, par exemple, quand on ne tenait pas compte des paysannats libres locaux). L’idéal humain de la tradition politique norvégienne, jusque chez un Knut Hamsun, est celui de l’Odelsbonde, du “paysan libre” arcbouté sur son lopin ingrat, dont il tire librement sa subsistance, sous un climat d’une dureté cruelle. Les musées d’Oslo exaltent cette figure centrale, tout en diffusant un ethnopluralisme sainement compris: le même type d’érudition objective est mis au service des peuples non indo-européens de l’espace circumpolaire, comme les Sami finno-ougriens.
L’actualité montre que cette double tradition herdérienne et grundvigtienne en Scandinavie, flanquée de l’idéal de l’Odelsbonde demeure vivace et qu’elle peut donner des leçons de véritable démocratie (il faudrait dire: “de laocratie”, “laos” étant le véritable substantif désignant le meilleur du peuple en langue grecque) à nos démocrates auto-proclamés qui hissent les catégories les plus abjectes de la population au-dessus du peuple réel, c’est-à-dire au-dessus des strates positives de la population qui oeuvrent en cultivant le sol, en produisant de leurs mains des biens nécessaires et de bonne qualité ou en transmettant le savoir ancestral. Seules ces dernières castes sont incontournables et nécessaires au bon fonctionnement d’une société. Les autres, celles qui tiennent aujourd’hui le haut du pavé, sont parasitaires et génèrent des comportements anti-laocratiques: le peuple d’Islande l’a compris au cours de ces deux ou trois dernières années; il a flanqué ses banquiers et les politicards véreux, qui en étaient les instruments, au trou après la crise de l’automne 2008. Résultat: l’Islande se porte bien. Elle a redressé la barre et se développe. Les strates parasitaires ont été matées. Nos pays vont mal: les banquiers et leurs valets politiciens tirent leur révérence en empochant la manne de leurs “parachutes dorés”. Aucun cul de basse-fosse ne leur sert de logis bien mérité. Dès lors tout vaut tout et tout est permis (pourquoi faudrait-il désormais sanctionner l’ado qui pique un portable à l’étal d’un “Media-Markt”, si un patapouf comme Dehaene fout le camp après son interminable cortège de gaffes avec, en son escarcelle, des milliards de dédommagements non mérités?). Les principes les plus élémentaires d’éthique sont foulés aux pieds.
Tradition “herdérienne” dans les pays slaves
Dans les pays slaves, la tradition archéo-généalogique de Herder s’est maintenue tout au long du 19ème siècle et a même survécu sous les divers régimes communistes, imposés en 1917 ou en 1945-48. Chez les Tchèques, elle a sauvé la langue de l’abâtardissement mais s’est retournée paradoxalement contre l’Allemagne, patrie de Herder, et contre l’Autriche-Hongrie. Chez les Croates et les Serbes, elle a toujours manifesté sa présence, au grand dam des éradicateurs contemporains; en effet, les porteurs de l’idéal folciste sud-slave ont été vilipendés par Alain Finkelkraut lors de la crise yougoslave du début des années 90 du 20ème siècle, sous prétexte que ces érudits et historiens auraient justifié à l’avance les “épurations ethniques” du récent conflit inter-yougoslave, alors que le journaliste et slaviste israélite autrichien Wolfgang Libal considérait dans son livre “Die Serben”, publié au même moment, que ces figures, vouées aux gémonies par Finkelkraut et les autres maniaques parisiens du “politiquement correct” et du “prêt-à-penser”, étaient des érudits hors pair et des apôtres de la libération laocratique de leurs peuples, notamment face à l’arbitraire ottoman... Vous avez dit “bricolage médiatique”? En Russie, l’héritage de Herder a donné les slavophiles ou “narodniki”, dont la tradition est demeurée intacte aujourd’hui, en dépit des sept décennies de communisme. Des auteurs contemporains comme Valentin Raspoutine ou Alexandre Soljénitsyne en sont tributaires. Le travail de nos amis Ivanov, Avdeev et Toulaev également.
En Bretagne, le réveil celtique, après 1918, s’inscrit dans le sillage du celtisme irlandais et de toutes les tentatives de créer un mouvement panceltique pour le bien des “Six Nations” (Irlandais, Gallois, Gaëliques écossais, Manxois, Corniques et Bretons), un panceltisme dûment appuyé, dès le lendemain de la défaite allemande de 1945, par le nouvel Etat irlandais dominé par le Fianna Fail d’Eamon de Valera et par le ministre irlandais Sean MacBride, fils d’un fusillé de 1916. La tradition archéo-généalogique de Herder, d’où dérive l’idéal de “patrie charnelle” et le rejet de tous les mécanismes anti-laocratiques visant à infliger aux peuples une domination abstraite sous un masque “démocratique” ou non, est immensément riche en diversités. Sa richesse est même infinie. Tout mouvement identitaire, impliquant le retour à la terre et au peuple, aux facteurs sang et sol de la méthode historique d’Hyppolite Taine, à l’agonalité entre “paroles diverses” (Lyotard), est un avatar de cette immense planète de la pensée, toute tissée d’érudition. Si un Jean Haudry explore la tradition indo-européenne et son émergence à l’ère proto-historique, si un Pierre Vial exalte les oeuvres de Jean Giono ou d’Henri Vincenot ou si un Jean Mabire évoque une quantité impressionnante d’auteurs liés à leurs terres ou chante la geste des “éveilleurs de peuple”, ils sont des disciples de Herder et des chantres des patries charnelles. Ils ne cherchent pas les fondements du politique dans des idées figées et toutes faites ni n’inscrivent leurs démarches dans une métapolitique aggiornamenté, qui se voudrait aussi une culture du “débat”, un “autre débat” peut-être, mais qui ne sera jamais qu’une sorte d’ersatz plus ou moins “droitisé”, vaguement infléchi de quelques misérables degrés vers une droite de conviction, un ersatz à coup sûr parisianisé de ces “palabres rationnels” de Habermas qui ont tant envahi nos médias, nos hémicycles politiques, nos innombrables commissions qui ne résolvent rien.
Robert STEUCKERS.
Avec la nostalgie du “Grand Lothier”, Forest-Flotzenberg & Nancy, mars 2012.