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Notre hommage à Jacques Julliard : « J’ai toujours milité pour une gauche qui croirait au péché originel » 2/2

Notre hommage à Jacques Julliard : « J’ai toujours milité pour une gauche qui croirait au péché originel »

ÉLÉMENTS : La gauche semble avoir renoncé à changer de société. Réformiste, elle s’adapte à ce qu’elle ne peut plus ou ne veut plus endiguer, en se contentant de corriger à la marge des évolutions qui la dépassent, ce qui revient à gérer la fin de sa propre histoire. Une fatalité ?

JACQUES JULLIARD. La droite ne se préoccupe guère de l’évolution de la société. Elle croit que les sociétés sont autosuffisantes, que le libéralisme est la formule d’une société automatique, conforme à chaque instant à ce qu’elle doit être. De la gauche, qui a toujours été plus volontariste, on attend qu’elle propose des formes d’évolution de la société. On attend d’elle une conciliation de l’idéal collectif qui se dégageait de la société de classes et de l’individualisme qui est le fait des courants bourgeois libertaires, ce qui permettrait de réintégrer le peuple dans le jeu culturel d’abord, et dans le jeu politique ensuite. Mais le peuple se sent aujourd’hui exclu de la culture au sens le plus large, c’est-à-dire la manière dont on peut vivre son présent. Si la gauche ne prend pas en compte ce sentiment de déréliction, elle ne sert plus à rien. Or, malheureusement, les partis politiques de gauche en sont totalement incapables. Longtemps, j’ai cru que les syndicats pourraient le faire – la CFDT s’y efforce encore un peu –, mais il est clair qu’ils ont également perdu l’inventivité intellectuelle qui était la leur dans les années 1970 et 1980.

ÉLÉMENTS : Parlons des syndicats. Vous avez vous-même beaucoup écrit sur l’histoire du syndicalisme, et vous vous êtes engagé aux côtés de la CFDT. Que dire de leur passage à vide ?

JACQUES JULLIARD. Les syndicats vivent sur une vision de la société qui est totalement dépassée. Je lisais récemment le rapport moral rédigé en prévision du prochain congrès de la CGT. C’est la société des années 1890, modifiée 1960 ! Il n’y a d’ailleurs plus que dans les congrès syndicaux que l’on parle encore d’ouvriers. Personne ne se dit plus ouvrier aujourd’hui ! Quand on demande aux enfants à l’école d’indiquer la profession de leurs parents, aucun ne se dit plus fils ou fille d’ouvriers. Ils parlent d’agents d’entretien, d’agents de maîtrise, etc. Des sociologues comme Serge Mallet l’avaient très bien vu dès les années 1960 : l’émergence des « couches nouvelles » dans la société a complètement modifié la nature des revendications de classe. L’article 2 des anciens statuts de la CGT disait vouloir réunir les « travailleurs conscients de la lutte à mener pour l’abolition du salariat et du patronat ». Aujourd’hui, les syndicats ne veulent plus détruire le salariat, perçu comme une forme d’esclavage, mais au contraire le défendre contre le système qui l’a inventé, à savoir le capitalisme. Il y a là un paradoxe qui laisse songeur.

     Qu’on le veuille ou non, le capitalisme, qui est une force à la fois destructrice et productrice de formes nouvelles, comme l’ont montré Marx, Schumpeter et tant d’autres, est en train d’inventer des formes de travail hors salariat – ce que l’on appelle aujourd’hui l’« uberisation ». Or, là-dessus, les syndicats n’ont rien à dire, sinon freiner des quatre fers pour des raisons purement corporatives. Leur idéal reste celui des Trente Glorieuses : une gestion tripartite entre le patronat, l’État et les syndicats. Ils n’ont aucune vision de la société future. C’est la raison pour laquelle j’ai renoncé à voir en eux une force de remplacement par rapport aux partis.

ÉLÉMENTS : Si l’on en croit Christophe Guilluy, la lutte des classes redémarre avec le clivage qui s’accentue entre ceux qui profitent de la mondialisation et ceux qui en souffrent. Guilly va jusqu’à dire que le vote Front national est devenu un « vote de classe ». C’est votre avis ?

JACQUES JULLIARD. Le grand mérite de Christophe Guilluy a été de donner une explication sociologique forte au phénomène du divorce de la gauche et du peuple. Le vote Front national n’est pas un vote de classe à l’état pur (le vote communiste ne l’a jamais été non plus !), mais il repose sur un noyau populaire incontestable, tout à fait comparable à celui dont disposait le PC au début de la IVe République. Cela signifie qu’il est en train de se produire quelque chose de complètement nouveau, en l’occurrence la conjugaison d’un vote dirigé contre les élites dirigeantes, qu’il s’agisse de la bourgeoisie mondialisée ou de la technocratie gouvernante, et la recherche d’un point moyen où les classes populaires pourraient à nouveau exister autrement que de manière marginale.

     Historiquement, le populisme n’a jamais débouché sur une formule politique bien précise. Y parviendra-t-il un jour ? Ce n’est pas impossible, compte tenu de l’incapacité de la classe politique à remettre en cause le vieux système de la représentation, synonyme d’exclusion du peuple. Le populisme exprime la volonté du peuple de se voir réinséré dans le processus de décision. C’est au fond le statut même du politique dans une société d’opinion et de communication multiple qui est en cause.

ÉLÉMENTS : Le problème est que les classes populaires ne manquent pas seulement d’une prise sur la décision, mais aussi d’une prise sur elles-mêmes, compte tenu de la disparition générale des repères…

JACQUES JULLIARD. Cela ne fait que renforcer leur sentiment d’impuissance. Ma conviction absolue, en tout cas, est que ce n’est pas dans un retour au parlementarisme que se trouve la solution d’un nouvel équilibre des pouvoirs. J’en vois la preuve dans l’importance prise dans la société actuelle par la vie associative. En dépit de l’expansion des valeurs individualistes, c’est dans les associations (de quartiers, de parents d’élèves, de colocataires, etc.) que s’exprime l’aspiration de la majorité des gens à s’engager en politique de façon désintéressée.

ÉLÉMENTS : Vous avez déclaré que « le gouvernement fait de l’antiracisme un dérivatif à ses difficultés ». Alain Finkielkraut décrit la version contemporaine de cet « antiracisme » comme le « communisme du XXIe siècle ». Formule exagérée ?

JACQUES JULLIARD. Dans l’effondrement général des valeurs de gauche auquel on assiste actuellement, il fallait bien que la gauche puisse se raccrocher à quelque chose. Cela a été la redécouverte des droits de l’homme, dont on a un peu oublié aujourd’hui qu’ils ont été longtemps tenus en suspicion, non seulement par les communistes, mais aussi par les socialistes (rappelons-nous l’accueil qu’ils ont fait à Soljénitsyne !). Le basculement s’est fait en quelques années, à un moment où il n’y avait plus aucune doctrine à la tête du PS : les droits de l’homme ont été une manière d’échapper au vide programmatique. Mais la vision des droits de l’homme qui a alors prévalu était complètement abstraite, elle n’avait rien à voir avec la vie réelle des gens. La preuve en est dans la façon dont on a manipulé la thématique de l’antiracisme, pour en faire une manière supplémentaire de mettre le peuple en accusation en lui imputant des sentiments ou des opinions « racistes » qu’il n’éprouve nullement, dans sa grande majorité.

     Le résultat est que le discours antiraciste n’a aucunement empêché la montée du Front national, mais a au contraire contribué à le faire prospérer à partir de l’incompréhension que ce discours suscitait. Julien Dray et ses amis ont pu donner le change à l’époque de Mitterrand, mais en réalité le débat sur la place des immigrés dans la société actuelle a été complètement escamoté. Et quand il a eu lieu, il s’est généralement déroulé en l’absence des intéressés. Les immigrés eux-mêmes l’ont d’ailleurs bien compris, dès le lendemain de la grande Marche des Beurs. La plupart d’entre eux ne se reconnaissent pas dans ceux qui parlent en leur nom, et qui font eux aussi partie des élites. Le fait que, depuis des années, l’« antiracisme » se heurte au désintérêt populaire aggrave évidemment encore le problème de l’intégration. Et c’est d’autant plus préoccupant que la situation est appelée à s’aggraver. Si l’Algérie entre en guerre civile, ce qui me paraît très possible après la disparition de Bouteflika, des millions d’Algériens chercheront demain à traverser la Méditerranée. Ce n’est pas l’antiracisme abstrait qui nous dira alors ce qu’il faut faire. Quand je vois la façon dont, face à cela, la gauche est en train de détruire l’idée de laïcité, j’ai envie de crier : « Aux fous ! »

ÉLÉMENTS : Aucun intellectuel ne se reconnaît plus désormais dans la pratique d’un parti politique. Vous avez toujours suivi de très près les transformations du paysage intellectuel. Comment le voyez-vous évoluer en ce moment ?

JACQUES JULLIARD. C’est un fait que les intellectuels fuient la gauche, et que c’est la gauche qui en est responsable. Michel Onfray, Alain Finkielkraut, Jean-Pierre Le Goff, Christophe Guilluy, Jean-Claude Michéa, Houellebecq à sa manière, sont des hommes qui viennent de la gauche, voire de l’extrême gauche. Comme moi, ils sont effarés de voir que la gauche tourne le dos aux solutions possibles des problèmes qui nous tourmentent, à commencer par celui de l’immigration. Choisir l’époque actuelle pour démolir l’école républicaine, pour démolir la laïcité, pour démolir l’idée même de nation, c’est véritablement être tombé sur la tête ! Nous avons affaire à une gauche hors sol, qui n’est plus qu’une variante humanitaire sur le plan politique et keynésienne sur le plan économique, de la droite. Dans le passé, on a souvent présenté les intellectuels comme des irréalistes ou des rêveurs. Paradoxalement, on a aujourd’hui le sentiment que ce sont eux, et non plus les politiques, qui s’efforcent de dire ce qui se passe dans la société.

     Quand des intellectuels évoluent de la sorte, on dit qu’ils « glissent à droite ». Cela traduit l’affolement de la gauche institutionnelle, qui se sent devenir impuissante en dépit des appuis dont elle continue à jouir dans les médias. Faut-il désormais se reconnaître dans la droite pour avoir le droit de parler de l’école, de la laïcité ou de l’immigration ? Personne ne peut le croire. Sous la reine Victoria, il y avait des mots interdits parce qu’ils évoquaient indirectement le sexe. La gauche est devenue dans sa manière de penser et de parler « victorienne ». Cela se traduit par des batailles de vocabulaire, des mots qu’on ne peut plus employer (le plus célèbre étant « identité », auquel Sarkozy avait déjà donné la pire connotation politicienne). Dans un tel climat, le simple désir de respirer librement éloigne de la gauche un certain nombre d’intellectuels. Et ce qui est significatif, c’est que ce sont eux qui obtiennent en librairie les succès les plus extraordinaires ! Quand Jean-Christophe Cambadélis publie un livre sur les valeurs de la gauche, il en vend 500, tandis que le livre que la gauche a le plus voué aux gémonies, Soumission de Michel Houellebecq, s’est vendu à 700 000 exemplaires. Même chose pour Michel Onfray. Cette perte de l’hégémonie intellectuelle devrait tout de même amener la gauche à s’interroger.

ÉLÉMENTS : On parle de plus en plus des « valeurs républicaines » et de moins en moins des valeurs démocratiques, de plus en plus de la « République » et de moins en moins de la France. Ceux qui mettent en cause la toute-puissance du système de l’argent sont en revanche très minoritaires. Qu’en aurait dit Péguy ?

JACQUES JULLIARD. Péguy a été un prophète. L’argent a toujours joué un rôle dans la vie des sociétés, bien entendu, mais il coexistait avec d’autres systèmes, le système de l’honneur dans les classes aristocratiques, le système de la solidarité dans les classes populaires, le système de la charité dans l’ordre chrétien. Ce que Péguy appelle le monde moderne, c’est le moment où le système de l’argent l’emporte définitivement sur tous les autres et devient l’étalon universel. Le capitalisme, de ce point de vue, est moins le système de l’appropriation privée des moyens de production que le système de l’équivalence universelle représentée par l’argent. François Perroux l’avait bien vu lui aussi, tout est aujourd’hui rapporté au système de l’argent, qu’il s’agisse de la culture, du sport, de la vie privée, de la religion, du jeu, etc. L’argent est devenu l’unique racine de la puissance. Il disqualifie tout ce qui est de l’ordre du don, du gratuit, du désintéressé. C’est pourquoi le système de l’argent est devenu irrespirable.

     Péguy, grand républicain, n’opposait pas non plus la République à la France. Pourquoi parle-t-on plus des valeurs républicaines que des valeurs démocratiques ? La réponse est simple : c’est que la démocratie, c’est la souveraineté populaire, c’est le peuple, et que c’est du peuple que les élites dominantes ne veulent plus entendre parler. République et démocratie ne peuvent en réalité être séparées. Quand Régis Debray avait opposé les « républicains » aux « démocrates », je lui avais rappelé que la démocratie est ce qui permet de traiter d’une manière concrète les questions de la République. Des valeurs républicaines qui ne sont pas mises en œuvre d’une manière démocratique deviennent obsolètes ou illusoires. Là-dessus, Jean-Claude Michéa a tout à fait raison.

ÉLÉMENTS : À la différence de Michéa, vous restez très attaché à la notion de progrès (ce qui ne vous empêche pas de croire au péché originel !). N’êtes-vous pas sensible au technomorphisme dans lequel semblent sombrer nos contemporains ? Croyez-vous vraiment à la « neutralité » de la technique, que récusaient à la fois Jacques Ellul et Bernanos ?

JACQUES JULLIARD. André Frossard disait : « Le drame de la gauche, c’est qu’elle ne croit pas au péché originel. Le drame de la droite, c’est qu’elle ne croit pas à la rédemption ». J’aime beaucoup cette formule. Si je suis attaché au progrès, c’est d’abord, comme le dit la sagesse populaire, parce qu’« on n’arrête pas le progrès ». Aucun d’entre nous ne songerait à remettre en cause l’informatique ou les antibiotiques, par exemple. Le refus du progrès technique, notamment chez les écolos, procède souvent d’une mentalité de nantis. S’il y a un recul de la misère et de la pauvreté dans le monde, c’est quand même bien grâce au progrès. Cela dit, je n’adhère pas à l’idéologie du progrès telle qu’on a pu la définir naïvement à la fin du XVIIIe siècle. Je ne suis pas un disciple de Condorcet. Les cris d’alarme de Jacques Ellul et de Bernanos (j’ai moi-même écrit une préface à une nouvelle édition de La France contre les robots) montrent seulement que le progrès doit être maîtrisé et que le néo-capitalisme est d’abord et avant tout un régime où le progrès n’est pas subordonné à l’utilité sociale.

ÉLÉMENTS : Il y a vingt ans, dans la revue « Le Banquet », vous écriviez : « On aurait pardonné à la gauche d’avoir trahi sa morale si elle avait résolu le problème du chômage. On lui aurait peut-être pardonné de ne pas avoir résolu le problème du chômage si elle était restée fidèle à sa morale. Mais elle a trouvé le moyen de faire les deux : trahir sa morale et ne pas résoudre le problème du chômage ». On en est encore là ?

JACQUES JULLIARD. Hélas oui ! Il faut bien convenir que la fameuse distinction de Péguy entre mystique et politique – ou celle, qui revient au même, de Max Weber entre éthique de conviction et éthique de responsabilité – nous laissent sur notre faim. Dans une société démocratique, où l’opinion est morale, voire moralisante, le problème n’est donc pas de les distinguer, mais au contraire de les conjuguer. Ce que je reproche à la gauche, c’est d’être incapable de concevoir la mystique autrement que sous la forme de l’angélisme et la politique autrement que sous la forme du cynisme. J’ai toujours milité pour une gauche qui croirait au péché originel.

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