1 – Principes généraux
Selon la définition classique fournie par le géographe et géopolitologue français Yves Lacoste, la géopolitique consiste en « l’étude des rivalités de pouvoir sur les territoires ».
Dès lors, la géopolitique, en sa qualité de science, étudie les implications politiques de la géographie. Ainsi, la situation géographique de la Hongrie, petit État enclavé au cœur de l’Europe, ne sous-tend pas sa politique étrangère de la même façon que la situation géographique des États-Unis, vaste État du continent américain bordé par les deux plus grands océans de la planète, sous-tend la leur.
Il n’y a donc qu’un pas de la géopolitique à sa jumelle, la géostratégie, qui figure « l’application à la stratégie des données de la géographie physique, économique ou démographique ». Ce que Napoléon Bonaparte résuma en ces mots : « La politique d’un État est dans sa géographie ».
Ceci posé, la géopolitique de la Russie ne peut être conçue que naturellement et intrinsèquement liée à sa position géostratégique. Or, celle-ci est unique.
Tout d’abord, l’ethnogenèse du peuple russe est intervenue dans la partie orientale de la grande plaine européenne qui s’étend des Pyrénées et l’océan Atlantique jusqu’aux montagnes de l’Oural, à l’est. C’est pourquoi, avant même d’être en mesure de s’organiser en un État souverain, les Russes se verront offrir la possibilité de se déplacer vers l’orient pour y conquérir de nouvelles terres, l’Oural étant aisément franchissable, tout en devant sans cesse protéger leurs arrières, à l’ouest, où l’absence de relief prononcé favorise les invasions. Avec pour résultat qu’au XXIe siècle, si la colonisation de la Sibérie est achevée depuis longtemps, la sécurisation des frontières occidentales de la Russie n’est toujours pas complète.
C’est là tout le paradoxe de cette position géostratégique de la Russie qui lui assure la mainmise sur d’immenses richesses en ressources naturelles dans l’est sibérien, tout en menaçant l’existence même de l’État russe dans l’ouest européen. Un tel paradoxe favorisera un « esprit de forteresse » parmi les élites dirigeantes, quelle que soit l’époque, la nature du régime ou l’idéologie dominante, trop conscientes d’être assises sur un trésor gardé dans un gigantesque palais sans murs.
Ensuite, même les frontières naturelles de l’espace occupé par les Russes n’offrent qu’un maigre secours. Au nord, l’océan Arctique emprisonne, enclave le pays, plus qu’il ne l’ouvre au reste du monde, car trop peu souvent libre de glace. À l’ouest et au sud-ouest, la Baltique et la mer Noire sont des étendues d’eau fermées par des détroits contrôlés par d’autres puissances, le plus souvent hostiles. Au sud, dans le Caucase, il y a bien de hautes montagnes qui se dressent, mais elles recèlent de peuples farouches dont il n’est pas aisé de faire des alliés. Au centre, les steppes kazakhes fourmillent de cavaliers nomades de langue turque et habiles dans l’art de la guerre qui tolèrent à peine l’installation de colons slaves. Et dans le sud-est de l’Extrême-Orient russe, il y a les Chinois, nombreux, organisés et désireux de conserver leurs terres, voire s’étendre en direction du nord.
D’où que les Russes regardent, ils n’aperçoivent aucune frontière les protégeant réellement d’éventuels envahisseurs. Pire, pas moins de quatre points faibles, ou « ventres mous », sont identifiés : à l’ouest, donc, au sud, dans le Caucase, au centre, parmi les steppes kazakhes, et à l’est, à la limite du fleuve Amour, timide rempart face aux appétits chinois. Cette donne géographique indépassable obligera de tout temps la Russie à s’étendre encore, afin de contrôler ces frontières molles et d’en faire autant de glacis gardant le cœur de la nation russe hors de portée des armées de ceux qui rêvent de la soumettre et poser la main sur les immenses richesses dont elle dispose.
Enfin, parce qu’il fut bien moins difficile aux Russes de progresser vers l’est qu’en direction de l’ouest, le pays couvre beaucoup plus de territoires en Asie qu’en Europe, questionnant parfois l’identité russe dans ses profondeurs intimes. Pourtant, il ne fait nul doute que la Russie, peuplée très majoritairement de Blancs, appartient à la civilisation albo-européenne bien plus qu’à la sphère asiatique, ce que confirment son histoire, sa culture millénaire et sa géographie économique. Malgré cela, au rythme des aléas politiques, les plus récents étant la guerre d’Ukraine, les sanctions économiques antirusses et le virage asiatique opéré par l’élite dirigeante russe en 2022, le Russie est encore hésitante. Est-elle européenne quand le Vieux Continent abandonne les valeurs qu’elle continue de défendre ? Est-elle asiatique en dépit de son ethnogenèse slave que certains nient, par idéologie et contre les faits, tel un Alexandre Douguine ? Ou est-elle l’un et l’autre, trait d’union entre l’Orient et l’Occident ?
Le caractère unique de la position géostratégique de la Russie contraint donc ses élites dirigeantes à raisonner en termes de « glacis », de « sphère d’influence » et autres « étrangers proche et lointain », d’autant que sa faiblesse économique relative et son lent déclin démographique hypothèquent son avenir et la rendent vulnérable aux ambitions territoriales, mais aussi économiques, de son ennemi déclaré, les États-Unis, et son faux-ami encombrant, la Chine.
Ainsi, il convient de distinguer un « étranger proche » russe constitué des anciennes républiques socialistes soviétiques, au nombre de quatorze et auxquelles s’ajoutent la Finlande et la Mongolie, d’un « étranger lointain » incluant les anciens membres du bloc de l’Est, terres de l’ex-Yougoslavie et Albanie compris, la Grèce, la Turquie, l’Irak, l’Iran, l’Afghanistan, le Pakistan, l’Inde, la Chine, la Corée du Nord, la Corée du Sud, le Japon, ou encore, géographie oblige, l’Alaska étasunienne, russe jusqu’à sa cession, pour une bouchée de pain, en 1867.
Ici, le territoire rencontre la carte, et le réel la théorie, géopolitique, bien sûr. En effet, un observateur attentif notera que les limites de la Russie et d’une fraction de son étranger proche (Azerbaïdjan, Mongolie) ou lointain (Iran) se confondent avec le Heartland, dit « pivot géographique de l’histoire », cher au géographe britannique Halford Mackinder, lequel professait, en 1919 : « Qui gouverne l’Europe de l’Est commande le Heartland ; Qui gouverne le Heartland commande l’Île-monde ; Qui gouverne l’Île-Monde commande le monde ».
Pour séduisante qu’elle soit, cette théorie géopolitique est inepte, puisque contredite par l’histoire. Par exemple, l’URSS gouvernait l’Europe de l’Est et le Heartland, à l’exception notable de l’Iran, mais était loin de commander l’Île-monde (Europe, Afrique et Asie), et encore moins le reste du monde. Plus près de nous, les États-Unis d’Amérique gouvernent désormais l’Europe de l’Est mais ne commandent nullement le Heartland, alors que leur influence sur les continents européen, africain et asiatique, voire sur l’ensemble de la planète, demeure considérable, bien que déclinante. Totalement absurde, cette théorie a néanmoins la vie dure et, malheureusement pour la Russie, elle continue de nourrir les ambitions démesurées des élites dirigeantes étasuniennes et explique en partie pour quelle raison l’OTAN a continué de s’étendre, en Europe de l’Est, jusqu’à ce que la Russie mette brutalement fin à ce processus.
Mais comme une tragédie arrive rarement seule, les délires de Mackinder sont complétés par ceux, non moins dangereux, de l’universitaire américain Nicholas J. Spykman, qui fait sienne la théorie du Heartland pour mieux la modifier et y ajouter celle du Rimland, sorte de large bande encerclant le Heartland et donc, la Russie ainsi que son étranger proche.
Or, le Rimland inclut curieusement presque tous les pays composant l’étranger lointain de la Russie, et ainsi, les acteurs de la politique étrangère étasunienne disposent de deux théories géopolitiques fumeuses justifiant leur ingérence parmi les partenaires politiques, économiques et militaires potentiels de la Russie, qu’ils peuvent dès lors tenter d’étouffer. Stratégie dite d’endiguement déjà pratiquée durant la Guerre froide contre l’URSS et qui fonctionna en partie tout en ralentissant le développement économique des nations du Rimland concernées.
Avec de telles idées en action, l’affrontement entre les États-Unis et la Russie, qui ne date pas d’hier, était inévitable.
C’est d’autant plus vrai que si la position géostratégique de la Russie est unique, celle des États-Unis n’en est pas moins exceptionnelle. Vaste contrée nichée entre les océans Atlantique et Pacifique, les États-Unis figurent une thalassocratie à nulle autre pareille, sans doute la plus grande puissance politique, économique et militaire de l’histoire, naturellement saisie par la démesure, l’hybris, sentiment violent accompagné d’une volonté d’hégémonie universelle inspirés par la passion adolescente de cette nation et l’orgueil de ses prétentions messianiques.
En face de cette forteresse continentale ouverte sur le monde par les mers et a priori inexpugnable, la Russie, à demi enclavée, assise sur des richesses incommensurables, attachée à son sol et prête à le défendre jusqu’à la dernière goutte de son sang, chérissant un système de valeurs conservatrices, ancrées dans la réalité et peu influencées par le pseudo progressisme.
Requinquée par les présidences de Vladimir Poutine et de Dmitri Medvedev, à qui la Russie doit d’avoir gagné le conflit qu’il ne fallait surtout pas perdre, la deuxième guerre d’Ossétie du Sud, en 2008, cette nation est sur le point, pour la première fois de son histoire millénaire, de mettre à profit à la fois les atouts et les inconvénients de sa position géostratégique au potentiel immense, en ces temps pour le moins étranges où l’optimum climatique du XXIe siècle pourrait faire de la Russie l’un des rares territoires vivables et tempérés de la planète.
Mais avant ça, il conviendra de bâtir une architecture de sécurité européenne et mondiale digne de ce nom. Et que cela nous plaise ou non, l’édification de celle-ci, gage de paix et de prospérité durables pour le monde, passera par la sécurisation de l’étranger proche et de l’étranger lointain de la Russie, non pas contre la Russie ni dans le but de mieux l’étouffer pour satisfaire l’agenda hégémonique de certains, mais avec la Russie et dans la préservation des intérêts vitaux de la Russie.
Tel est le prix à payer à la paix.
par