Au moment où certains historiens spécialistes de l’Antiquité s’inscrivent dans les pas d’un Boucheron pour remettre en cause la continuité historique de l’héritage européen, il est tout à fait réconfortant de voir Michel De Jaeghere accomplir un choix différent, en valorisant au contraire l’apport des Anciens dans la construction de notre identité.
Journaliste d’un exceptionnel talent, l’auteur du Cabinet des Antiques et de La mélancolie d’Athéna a depuis longtemps fait ses preuves au Spectacle du monde et dans les deux suppléments du Figaro qu’il dirige. Combinant une vaste culture historique et littéraire avec une curiosité insatiable et une exigence intellectuelle exemplaire, il a engagé, depuis maintenant une trentaine d’années, un itinéraire personnel qui lui a permis de bâtir – à travers l’aventure exemplaire des Universités d’été de Renaissance catholique et avec ses nombreux travaux historiques – une œuvre qui comptera à coup sûr parmi les plus fécondes de celles produites par sa génération. Il apparaîtra sans doute, avec le recul du temps, comme l’un des artisans précieux de la recomposition intellectuelle venue barrer la route à la grande déconstruction engagée dans la foulée du grand carnaval soixante-huitard.
Il nous a déjà donné, il y a quelques années – avec Les derniers jours : La fin de l’empire romain d’Occident – une puissante réflexion, solidement documentée, consacrée au grand débat relatif au déclin de l’Empire romain. Rien de surprenant, donc, à ce qu’il approfondisse son exploration du passé antique dans ses deux derniers ouvrages. Ce domaine d’intérêt n’est pas complètement nouveau pour lui puisque c’est dès l’enfance et l’adolescence, à travers l’apprentissage du latin et de l’Histoire ancienne encore pratiqués à l’époque dans le premier cycle de l’enseignement secondaire, qu’il a découvert les grands récits épiques rapportés par l’Épitomé et par le De viris illustribus. Comme des générations d’élèves, il a été enchanté par le souffle épique de l’Iliade et par l’évocation des héros de la Tradition romaine. Juriste de formation plus qu’historien, il n’en a pas moins eu l’occasion de se familiariser avec les grands auteurs latins, de Cicéron à Sénèque, et s’il n’a pas étudié le grec au lycée, il a succombé aux charmes de l’Hellade et de ses paysages inspirés. Ce parcours intellectuel devenu aujourd’hui original – dans le contexte du grand effondrement des traditionnelles « humanités » – il l’a accompli en excellente compagnie, celle de plusieurs générations d’historiens et d’auteurs qui ont été, au fil des générations, des initiateurs exemplaires, de Gaston Boissier à Jacqueline de Romilly en passant par Pierre Grimal. Les hasards d’une carrière journalistique bien remplie l’ont également ramené régulièrement sur les traces des Anciens – du hors-série du Spectacle du monde consacré à l’exposition « L’Europe au temps d’Ulysse » au tout récent dossier du Figaro Histoire portant sur Les sources de la civilisation occidentale ; Ce que nous devons à l’Antiquité gréco-romaine – et c’est donc avec un lourd bagage de savoirs et de réflexions qu’il a pu entreprendre de nous proposer l’excellente synthèse correspondant au Cabinet des Antiques et à La Mélancolie d’Athéna.
Il s’y penche sur la continuité politique et anthropologique qu’il est possible d’établir entre ce passé apparemment si lointain et nos débats contemporains. La nature de l’oligarchie et celle de la démocratie, les analogies qu’il est possible d’établir entre la situation des anciennes cités grecques et la géopolitique contemporaine sont admirablement mises en lumière. Ainsi le rapprochement éclairant réalisé entre la Ligue de Délos, instrument de l’impérialisme athénien, et l’actuelle alliance atlantique sous hégémonie américaine. On retiendra également une réflexion originale sur l’octroi très restrictif de la citoyenneté athénienne et sur l’extension irréversible de la citoyenneté romaine, parallèle à l’extension continue de l’Empire et à l’assimilation progressive des élites provinciales dans l’espace de la Romanité.
La solidité de l’information, la densité de la réflexion et la clarté didactique de l’exposé font de ces deux ouvrages, tous deux publiés aux éditions des Belles Lettres, des outils précieux pour révéler aux esprits curieux qui n’ont pas eu la chance de bénéficier d’un enseignement classique traditionnel la richesse d’un passé bimillénaire qui peut nous permettre d’échapper aux mirages de la société technicienne et de renouer avec les sources toujours vivantes de notre identité européenne. Au moment où celle-ci paraît menacée de dissolution dans un Grand Tout déraciné et cosmopolite, les précieux livres de Michel De Jaeghere sont d’indispensables compagnons de route.
Philippe Conrad
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