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Éloge de Metternich et de la Sainte-Alliance

Aujourd’hui encore, la Sainte-Alliance et le prince de Metternich gardent en France une réputation sulfureuse. Toute une historiographie républicaine, laïque, nationaliste ou jacobine, a tissé autour d’eux une « légende noire » bien excessive. « Metternich paraît avoir été particulièrement négligé ou maltraité par l’historiographie française, remarque son excellent biographe Guillaume de Bertin de Sauvigny. [...] Pourquoi cette carence ou cet ostracisme ? Cela ne tient pas tellement, semble-t-il, au tabou qui a longtemps régné dans l’histoire universitaire à l’encontre du genre biographique. Plus probablement, le personnage était profondément antipathique à l’esprit français, au nationalisme français. »

Il serait temps maintenant de reconsidérer l’apport que Metternich et la Sainte-Alliance ont eu sur une Europe meurtrie par un quart de siècle de conflits ravageurs. Oui, Metternich et la Sainte-Alliance ont exercé sur notre continent un rôle bénéfique incommensurable, car réparateur. Sans trop exagérer et en ne craignant pas non plus l’anachronisme véniel, on peut même considérer l’Europe post-napoléonienne (ou metternichienne) sortie du congrès de Vienne (1814-1815) - et qui va se maintenir deux générations ! - comme une anticipation juste et clairvoyante d’une construction européenne raisonnable et pragmatique, totalement délaissée au profit de l’idéologie séculière subversive. Ils ont œuvré indirectement afin de réparer et le martyre trinitaire de la famille royale de France et le lâche assassinat du malheureux duc d’Enghien commis par Napoléon à la veille de son sacre dispendieux et vulgaire pour satisfaire le camp révolutionnaire inquiet de la restauration monarchique.

Le fondement incontestable de cette nouvelle Europe en est la Sainte-Alliance. Voulu et proposé par le tsar russe Alexandre Ier, ce pacte mystique est conclu à Paris le 26 septembre 1815 entre le souverain orthodoxe, le roi de Prusse luthérien Frédéric-Guillaume III et le monarque catholique François Ier d’Autriche. Il les réunit autour d’un idéal chrétien commun qui se fait « au nom de la Très Sainte et Indivisible Trinité ». Déjà, dans une missive en date du 15 janvier 1805, Metternich écrivait : « Le sort de l’Europe dépend de la détermination des souverains de l’Autriche, de la Russie et de la Prusse [...] Ils ne pourront compter sur une paix véritable que lorsqu’ils se seront sincèrement unis tous les trois pour maintenir la paix [ou] l’établir pour l’avenir sur des bases solides. Une telle union doit reposer avant tout dans la confiance le plus entière de la pureté, la modération et l’énergie de leurs sentiments réciproques. »

Un tsar mystique ?

L’idée d’une Sainte-Alliance proposée par le tsar Alexandre est géniale. Conscient que seules des idées peuvent combattre d’autres idées, il la conçoit comme la réponse spirituelle au déchaînement idéologique de la Révolution française. Il entend ainsi empêcher la propagation des idées révolutionnaires en soumettant aux peuples d’Europe un contre-modèle pertinent. Elle manifeste aussi le caractère religieux intense de l’empereur russe.

Né en 1777, le petit-fils de la Grande Catherine a reçu une éducation européenne, libérale et... républicaine ! Ses précepteurs l’ont imprégné des « Lumières ». Mais cette formation progressiste surprenante se contrebalance par une intense foi. Alexandre Ier se veut le défenseur de l’Orthodoxie. Ses biographes ont estimé que cette dévotion résulte de sa part prise dans la conspiration qui le porta au pouvoir et qui causa l’exécution de son père Paul Ier en 1801. Ils montrent aussi un esprit attiré par l’ésotérisme et l’occultisme ; il aurait même été initié à la franc-maçonnerie. Un élément fait jaser. En 1815, le tsar s’entiche d’un confesseur très particulier : une femme de confession protestante, la baronne Julie de Krüdener. Ayant elle-même fréquentée divers cénacles occultistes et maçonniques, en particulier d’obédience martiniste, elle considère le tsar comme un agent de la Providence, promoteur d’une nouvelle Église chrétienne régénérée et réunifiée parce qu’il serait « le vainqueur du Dragon et le conducteur des peuples ». La Sainte-Alliance lui paraît la préfiguration d’une théocratie mystique universelle.

L’intention tsariste est loin d’être farfelue. Au début du XIXe siècle, la patriarcat de Moscou n’existe plus, supprimé par Pierre le Grand. C’est le Saint-Synode dont le président est nommé par le tsar, qui administre l’Église russe. Autocrate de toutes les Russies, le tsar en est de facto le chef religieux, d’autant que les quatre autres patriarcats orthodoxes (Constantinople, Antioche, Jérusalem et Alexandrie) sont sous la tutelle mahométane. Le souverain russe dispose par conséquent de bons atouts en faveur de la réunification de l’Église universelle par la Sainte-Russie alors que le souverain pontife voit son magistère spirituel et son autorité temporelle contestés. Alexandre effacera-t-il le Grand Schisme d’Orient de 1054 ? Ne reprend-il pas là le projet de son père ? Celui-ci a accueilli en 1798 les chevaliers de l’Ordre de Malte qui ont fui la prise de leur île par les troupes de Bonaparte. Fasciné par l’aura des ordres militaires croisés, Paul Ier se fait élire nouveau Grand Maître de l’Ordre, le 27 octobre 1798, ce qui suscite un grand trouble parmi les chevaliers et la colère du pape. Quatre jours après son intronisation, le nouveau tsar règle avec Rome le contentieux en résolvant l’épineuse question de l’élection du Grand Maître.

Fort de ce précédent, Alexandre Ier envisage la Sainte-Alliance comme un rapprochement entre les deux catholicités, étendues aux autres confessions chrétiennes. La désunion chrétienne n’avait produit que désordre et malheur. « Le Dragon, écrit Guillaume de Bertin de Sauvigny, en avait profité pour relever la tête ; il lui revenait maintenant de faire en sorte que la politique serve à établir le règne du Christ sur les nations. » Toutefois, la Grande-Bretagne anglicane, le président des États-Unis et le pape déclinent l’offre jugée pleine de formules de rédaction vagues. Si le Britannique Castlereagh refuse d’y adhérer, c’est parce que le pacte mystique est en outre dépourvue de toute obligation ou sanction. Un nouvel ordre européen ne s’en met pas moins en place. Le désir de réaffirmer le caractère légitime et conservateur des gouvernements permet un instant à ses signataires du pacte d’y faire adhérer le commandeur des croyants, le Grand Turc !... S’adressant aux souverains, « la Sainte-Alliance n’a pas été fondée pour restreindre les droits des peuples ni pour favoriser l’absolutisme et la tyrannie sous n’importe quelle forme. Elle fut uniquement l’expression des sentiments des principes du christianisme à la politique. C’est d’un mélange d’idées religieuses et d’idées politiques libérales qu’est sortie la conception de la Sainte-Alliance ; elle est éclose sous l’influence de Mme de Krüdener et de M. Bergasse. Personne ne connaît mieux que moi tout ce qui se rapporte à “ce monument vide et sonore” », écrit dans ses Mémoires le grand homme d’État du moment.

Clément de Metternich

La Sainte-Alliance n’est pourtant que la manifestation la plus tangible de la nouvelle politique européenne. Celle-ci résulte des efforts patients de Klemens Wenzel Nepomuk Lothar, prince de Metternich (1773-1859) qui naît à Coblence dans une famille aristocratique rhénane désargentée et fidèle aux Habsbourg depuis la Guerre de Trente Ans. Homme raffiné et cultivé, ce polyglotte se tourne tout naturellement vers une carrière diplomatique au service de François II alors souverain du Saint-Empire romain germanique. Son goût des langues en fera en 1814-1815 l’ardent défenseur de l’usage du français dans les relations diplomatiques contre les tortueuses manœuvres britanniques d’imposer l’anglais, sinon « ce serait retomber dans la confusion des langues ; ce serait se mettre en contradiction avec le but qu’ont eu les gouvernements modernes dans l’envoi des agents politiques et dans la permanence de leur résidence ».

Ambassadeur à Berlin entre 1803 et 1805, Metternich est remarqué par le vainqueur de la Prusse, Napoléon Ier, qui le demande comme ambassadeur d’Autriche à Paris. Celui-ci avait demandé à Talleyrand peu de temps auparavant qu’« il faudrait envoyer ici quelqu’un de la maison de Kaunitz, maison vraiment autrichienne et qui a été longtemps attachée au système de la France ». Or, par son mariage avec Éléonore, Metternich en est son petit-fils par alliance. A trente-trois ans, il occupe le poste le plus prestigieux et le plus difficile de l’époque. Là, il observe de près l’« Ogre corse ». Il le reconnaîtra plus tard : « Napoléon m’apparaissait comme la Révolution incarnée, tandis que dans la puissance que je représentais je voyais la plus sûre gardienne des bases sur lesquelles reposent la paix sociale et l’équilibre politique. » Son biographe français note : « Un peu comme Chateaubriand, Metternich, d’une certaine façon, s’est découvert et défini par rapport à Napoléon, et jusqu’à la fin de sa vie il n’a cessé d’y revenir dans ses conversations. Dans l’image de sa propre carrière, sa grande époque était celle d’avant 1815, lorsqu’il avait affronté la France révolutionnaire et conquérante, plutôt que celle beaucoup plus longue que l’histoire a parfois désignée comme “l’ère de Metternich”. » Ambassadeur à Paris, il va « louvoyer et composer avec le vainqueur jusqu’au jour de la délivrance commune ». Suivant les consignes de Vienne, Metternich doit se concilier les bonnes grâces de l’Empire français afin que l’Autriche soit la moins possible pénalisée. Il s’acquitte si bien de sa tâche parisienne que l’empereur d’Autriche le nomme en 1809 responsable de la politique étrangère. A ce poste, il entreprend tout ce que lui est possible de faire afin que l’Europe puisse retrouver son équilibre perdu. Cet homme mesuré est en effet horrifié par les ravages matériels et moraux de la Révolution française. Elle a déchaîné des forces puissantes qu’elle ne peut contenir ou contrôler. Il comprend que les principes révolutionnaires de « frontières naturelles » et de « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes » plongent le continent européen dans une longue ère de barbarie qui se prolonge aujourd’hui. Il ne faut pas croire que l’Europe d’Ancien Régime ou pré-révolutionnaire était idyllique, harmonieuse et pacifique. Les nombreux conflits qui la ravagèrent en sont de probants témoignages. Bien que limitée dans ses intentions et ses moyens, la « guerre en dentelle » terrestre n’en demeurait pas moins sanglante et meurtrière. Elle restait toutefois mesurée. La proclamation de la « patrie en danger » et la levée en masse de tout un peuple changent la donne stratégique. En s’ouvrant à la quantité, la guerre cesse d’être une activité à part, extérieure au monde social, pour s’y insérer pleinement. La guerre révolutionnaire accélère et parachève le processus d’uniformisation et de déracinement. Metternich comprend que « le but précis des factieux est un et uniforme. C’est celui du renversement de toute chose légalement existante. Le principe que les monarques doivent opposer à ce plan est celui de la conservation de toute chose existante ».

Une réponse adéquate à l’État-nation

Par ailleurs, attaché au caractère multinational de l’ensemble habsbourgeois (et, par extension, des autres empires), il suppute les effets proprement terrifiants de l’application des chimères révolutionnaires en Europe centrale, balkanique et orientale. L’histoire contemporaine lui a donné rétrospectivement raison en démontrant par deux conflits mondiaux et des guerres balkaniques à répétition, l’inanité mortifère des principes de la Révolution de 1789. « Quant aux nationalités, Metternich n’admet pas qu’elles puissent servir de base à un État. L’idée qu’une communauté de langue et de race pourrait créer une communauté d’intérêts assez forte pour lui donner naissance semble étrangère à son esprit. » Du reste, Metternich assume qu’il « n’aime pas la démocratie ; la démocratie est partout et toujours un principe de dissolution, de décomposition. [...] La souveraineté du peuple ne peut être qu’une fiction ».

Soucieux de maintenir l’équilibre continental européen, Metternich entend d’abord amadouer l’empereur des Français. Au contraire d’une Prusse qui prépare sa revanche en se lançant dans une réforme politique et morale qui la conduira au faîte de la puissance à la fin du XIXe siècle, Metternich relance la frêle alliance avec la France inaugurée à la fin du XVIIIe siècle par Louis XV et le chancelier Kaunitz. Le mariage de l’empereur Napoléon avec Marie-Louise d’Autriche conclut le nouveau « renversement des alliances ». Les historiens ont longtemps pensé qu’il s’agissait d’une action opportuniste du chancelier autrichien. L’interprétation est quelque peu différente aujourd’hui. L’Autriche contracte un accord matrimonial qui compense ses défaites militaires et des pertes territoriales. En 1813, Metternich a toujours « le désir de préserver les chances d’une survie de la dynastie nouvelle liée à celle des Habsbourg, dans une France réduite, mais forte. [... Il craint] une hégémonie russe qui pourrait s’établir en Allemagne sur les ruines de l’édifice napoléonien de la Confédération du Rhin. [... Il s’inquiète enfin des] plans du baron Stein pour une Allemagne unifiée sous l’égide d’intentions libérales, et qui feraient table rase des “trente-six petits despotes”, intronisés ou confirmés par Napoléon ». Metternich espère enfin détériorer les relations privilégiées entre la France et la Russie. Il garde toujours à l’esprit un équilibre des puissances continentales avec une prédominance française en Europe occidentale, une prépondérance autrichienne en Europe danubienne, alpine et germanique, et une influence russe en Europe orientale. Or l’hystérie révolutionnaire mine la stabilité européenne et n’entraîne que le chaos si bien qu’« il n’existe en Europe qu’une seule affaire sérieuse, écrira-t-il en 1832 au comte Apponyi, et cette affaire, c’est la Révolution ».

L’effroi de revivre les affres révolutionnaires l’incite au maintien de l’ordre légitime traditionnel monarchique dans toute l’Europe. En 1822, au congrès de Vérone, il soutient l’intervention française en Espagne afin de chasser les libéraux de la junte de Cadix et de rétablir Ferdinand VII. Néanmoins, il regrette d’assister impuissant à l’effondrement du principe de légitimité en Amérique latine avec l’indépendance des colonies espagnoles et portugaises. L’homme fort de l’Europe, chancelier d’État et de la Cour - cumul impensable depuis Kaunitz - tente bien de pousser la Sainte-Alliance à intervenir dans le Nouveau-Monde. Mais la répression des rébellions coloniales s’avère impossible sous la pression des Anglo-saxons. Pendant que le Britannique Canning reconnaît en 1824 les gouvernements insurgés du Mexique, de la Colombie et de La Plata (future Argentine), le président des États-Unis Monroe met en garde la Sainte-Alliance à travers un discours qui définit la célèbre doctrine de l’Amérique aux Américains. Le venin de l’État-nation allait vite se répandre dans le monde entier sous l’impulsion des thalassocraties hérétiques marchandes.

L’échec d’une réforme politique

L’attention que Metternich porte aux affaires européennes ne le détourne pas du contexte intérieure autrichien. Il doit composer avec l’immobilisme foncier de son maître François Ier. Il lui soumet vers 1816 une réorganisation administrative du jeune empire d’Autriche. Il suggère la création d’un royaume d’Illyrie-Dalmatie constitué par les peuples slaves du Sud. Ce nouveau royaume entraverait à la fois l’activisme des Hongrois et les revendications des Slaves du Nord. Les idées-sœurs de « monarchie austro-yougoslave » et de « Triple-Monarchie » vont hanter tout le XIXe siècle sans jamais se concrétiser puisque leurs défenseurs les plus ardents, le prince héritier Rodolphe et l’archiduc François-Ferdinand, connaîtront un sort tragique. Metternich propose aussi la formation de sept ministères (Affaires étrangères, Finances, Guerre, Justice, Police, Comptabilité et Intérieur). Le ministère de l’Intérieur, après la réforme, deviendrait le poste le plus important puisque son titulaire serait aussi le « chancelier suprême » et le responsable de six chancelleries territoriales (Hongrie, Transylvanie et les quatre nouvelles créées : Bohême-Moravie-Galicie, Autriche-Styrie-Tyrol, Illyrie-Dalmatie et Italie). Par peur du changement et de ses conséquences, François Ier ignore le projet !

L’Europe surgie du Congrès de Vienne représente l’ultime quintessence d’une Europe cosmopolite, bigarrée et pieuse. La fidélité dynastique et la légitimité théohistorique sont de vivantes réponses au raisonnement froid, géométrique et cartésien, de la Révolution. Celle-ci pose l’axiome absurde de l’égalité entre un peuple, un État et un territoire. De 1815 à 1848, le prince Metternich préserve imparfaitement le continent des folies libérales et nationalistes. « Incapable [...], lui l’Européen par excellence, de comprendre les nationalismes qu’il aurait volontiers assimilés [...] à des maladies infantiles de l’humanité. » Il est évident, note Guillaume de Bertin de Sauvigny, que « le nationalisme sera toujours une valeur profondément étrangère à l’esprit de Metternich. “Depuis longtemps, écrira-t-il en 1824, l’Europe a pris pour moi la valeur d’une patrie” ». Hélas, le nationalisme sorti du ventre fécond en atrocités de la République française balaie le fragile édifice metternichien au cours du soi-disant « printemps des peuples ». La Sainte-Alliance et l’action de Metternich n’en constituent pas moins une rémission notable du Mal. C’est la raison pour laquelle le chancelier viennois incarne l’authenticité européenne. La poursuite de sa subtile diplomatie aurait évité bien des drames à notre vieux continent après 1848. Metternich, « cocher de l’Europe », fut fidèle à une merveilleuse maxime que les politiciens actuels devraient méditer : « Gouverner c’est se tenir debout et marcher ». Bel exemple d’homme qui ne se prosterna jamais devant le Moloch révolutionnaire et national.

Bibliographie : Metternich par Guillaume de Bertin de Sauvigny, Fayard, 1998, 552 p. Les citations proviennent de ce remarquable ouvrage.

Paru dans L’Esprit européen, n° 13, hiver 2004-2005.

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