par Enrico (Blocco Studentesco)
Source: https://www.bloccostudentesco.org/2023/11/21/bs-leggere-moby-dick/
Non, Moby Dick n'est pas un gros pavé déguisé en livre pour enfants.
Levez la main si vous n'avez jamais entendu de telles affirmations au moins une fois. Il est très difficile de classer le roman d'Herman Melville dans les genres classiques de la littérature. Peut-être est-ce dû à l'extrême complexité de ce texte du milieu du 19ème siècle : s'agit-il d'un roman d'aventures, d'un roman sur la religion ou d'un récit "journalistique" très détaillé de la vie des baleiniers au 19ème siècle ? Il s'agit probablement de tout cela à la fois ou de rien du tout.
Le chef-d'œuvre de Melville est souvent considéré comme le point de départ de la période culturelle connue sous le nom de "Renaissance américaine", qui compte parmi ses représentants des poètes de la trempe de Walt Whitman. Mais au-delà, les influences qu'apporte ce roman sont beaucoup plus complexes et variées
Tout d'abord, de nombreux thèmes directement hérités du romantisme sont évidents, à commencer par l'une des deux figures principales du récit: le capitaine Achab, dérangé et assoiffé de vengeance. En effet, il est d'une part un "héros romantique" à part entière qui défie la force de la nature et la puissance divine (incarnée par la baleine blanche), tel un titan moderne, mais il est d'autre part l'archétype de l'infatigable desperado: tellement aveuglé par sa soif de vengeance contre l'animal qui lui a mutilé la jambe quelque temps auparavant, qu'il ne se rend pas compte qu'il s'agit d'un exploit impossible à réaliser. Comme Icare qui, enivré par l'expérience du vol, s'approche trop du soleil et tombe dans la mer.
L'autre aspect profondément romantique du livre est bien sûr la représentation de la nature, considérée comme l'exemple même du sublime : quelque chose qui peut vous tuer et qui est en même temps extrêmement fascinant, comme le sentiment qu'éprouvent les marins lorsqu'ils voient l'embrun de la baleine. Un sentiment de terreur mêlé de plaisir.
Ce n'est pas un hasard si le symbole de la nature, la baleine, est décrite comme d'une blancheur inhabituelle et effrayante : la blancheur de la baleine, sa couleur neutre, symbolise l'indifférence de la nature à l'égard de l'homme.
Cette dimension romanesque et titanesque trouve ensuite son débouché dans l'aspect biblico-religieux de ce livre. Pensez au protagoniste, à son nom et à l'incipit emblématique du roman : Call me Ishmael. Dans le récit biblique, Ismaël est un fils illégitime d'Abraham qui est exilé ; par conséquent, en disant "Appelez-moi Ismaël", Melville nous dit "appelez-moi exilé", "appelez-moi vagabond" ou "appelez-moi aventurier" si vous préférez.
D'autres références religieuses sont visibles, par exemple, dans une scène des premiers chapitres : lorsque Ismaël, accompagné de son ami le harponneur Queequeg, va écouter le prédicateur quaker s'adresser aux chasseurs en partance: comme il s'agit d'un sermon adressé aux baleiniers, Melville fait astucieusement raconter au prédicateur l'histoire biblique de Jonas, puni par Dieu au moyen d'une baleine.
Dans le symbolisme de Moby Dick, c'est un thème récurrent : l'association de la baleine à la force divine qui peut anéantir les êtres humains comme et quand elle le veut, un Léviathan. Mais si, dans le récit biblique, Jonas, après avoir demandé pardon à Dieu pendant trois jours et trois nuits, est recraché par la baleine, dans Moby Dick, il n'y a pas de repentir. Le capitaine Achab veut mourir en chassant l'impitoyable baleine : Achab est en fait en train de chasser Dieu.
Ce même Dieu qui, des années plus tôt, ne lui a même pas fait la "courtoisie" de le tuer directement, mais l'a forcé à marcher avec une jambe qui n'était même pas en bois mais en os de baleine : à ce stade, le vieux capitaine n'a plus rien à perdre et se jette désespérément corps et âme dans la recherche de la vengeance pour le mal qu'il a subi.
Le mal, dans ce sens, est peut-être le véritable protagoniste du roman : en fait, Melville lui-même a appelé son Moby Dick "le livre du mal". Le mal représenté ici est à la fois celui commis par les hommes et celui commis par la nature. Un mal, cependant, que l'auteur prend soin de ne pas connoter émotionnellement, de ne pas juger du point de vue des valeurs.
Bref, à la lumière de ce que nous venons de dire, sommes-nous vraiment sûrs que ce chef-d'œuvre doive encore être qualifié de manière réductrice de "livre d'aventures pour enfants" ?