Pour remplacer Paul Painlevé, les pacifistes avoués (Ils ne sont guère nombreux) ou timides (Ils le sont d’avantage) prononce le nom de René Viviani sachant que derrière se profilerait celui de Joseph Caillaux, l’homme de la négociation pour une paix de compromis sans aucune indemnité et surtout sans le retour de l’Alsace-Lorraine.
C’est d’un tout autre côté que se tourne la majorité parlementaire. Ecrasée sous le poids de ses responsabilités, elle aspire obscurément à en être déchargée en portant au pouvoir un homme fort : Georges Clemenceau.
Georges Clemenceau, dont les polémiques du début de la grande Guerre avaient paru injustes et inutilement passionnées, a beaucoup muri ces derniers mois. Son action comme président de la commission sénatoriale de l’Armée l’a fait estimer par une majorité des chefs militaires ; la véhémence avec laquelle il a dénoncé la trahison et le laisser-aller lui a fait conquérir le cœur des français.
Seuls, avec les amis personnels de Joseph Caillaux, la CGT et les socialistes lui restent irréductiblement très hostiles. Il est vrai que ces derniers suivent les directives de l’Internationale socialiste de continuer l’agitation ouvrière afin de préparer la « Révolution bolchévique ».
De toute façon, c’est au Président de la République de prendre la décision. Raymond Poincaré n’a aucune raison d’aimer Georges Clemenceau. Avant la grande Guerre, il avait tout fait pour l’empêcher d’être élu à l’Elysée ; depuis, il n’avait pas cessé de l’attaquer et de le ridiculiser.
Considérant les enjeux, Raymond Poincaré sut s’élever au-dessus des considérations personnelles. Le 18 octobre, il notait déjà : « Clemenceau me parait désigné par l’opinion publique parce qu’il veut aller jusqu’au bout dans la guerre et dans les affaires judiciaires ; je n’ai pas le droit, dans ces conditions, de l’écarter à cause de son attitude envers moi ».
Dans la matinée du 14 novembre, le Président fait mander le « Tigre ». Celui-ci arrive enjoué, plein d’entrain. La conversation ne s’engage pas sur le fond. On parle des généraux et notamment de Pétain que Georges Clemenceau juge « Le meilleur » de nos chefs quoiqu’avec des partis pris de complaisance et de camaraderie, des idées quelquefois un peu fausses, quelquefois de fâcheuses paroles de pessimisme et de découragement. On parle aussi de Joseph Caillaux qu’à l’étonnement de son interlocuteur Georges Clemenceau se refuse de condamner sur le champ. Quelques propos sur les Américains et les deux hommes se séparent presque cordialement.
Après réflexions et consultations, Raymond Poincaré fait son choix dans l’après-midi. Il charge officiellement le « Tigre » de former le gouvernement.
Le 16 novembre, le gouvernement est constitué. Georges Clemenceau se réserve le portefeuille de la Guerre ; il place aux Affaires étrangères un de ses fidèles : Stéphen Pichon ; la Marine va au laborieux et compétent Georges Leygues ; celui de l’Intérieur va à son candidat face à Raymond Poincaré lors des dernières présidentielles : Jules Pams ; celui du Blocus à Charles Jonnard. Le « Tigre » maintient Louis-Lucien Klotz aux Finances, Louis Loucheur à l’Armement, Etienne Clémentel au Commerce. Les autres ministres sont choisis pour leur docilité. Aucun socialiste n’a accepté de rentrer au gouvernement, suivant ainsi les consignes de l’Internationale socialiste de ne pas participer à des gouvernements bourgeois.
La présentation à la Chambre du nouveau cabinet se fait le 19 novembre. Du haut de ses soixante-seize ans, le « Tigre » domine son auditoire. Il lit la déclaration gouvernementale en martelant les mots : « Nous nous présentons devant vous dans l’unique pensée d’une guerre intégrale … Un seul et simple devoir : demeurer avec le soldat, vivre, souffrir, combattre avec lui, abdiquer tout ce qui n’est pas la Patrie. L’heure nous est venue d’être uniquement Français, avec la fierté de nous dire que cela suffit. Il y a eu des fautes, n’y songeons plus que pour les réparer.il y a eu aussi des crimes … nous prenons l’engagement que justice sera faite selon la rigueur des lois …L’abnégation est aux armées. Que l’abnégation soit dans tout le Pays. »
Georges Clemenceau termina par cette péroraison : « Un jour, de Paris aux plus humbles villages, des rafales d’acclamations accueilleront nos étendards vainqueurs, tordus dans le sang, dans les larmes, déchirés des obus, magnifique apparition de nos grands morts. Ce jour… il est dans notre pouvoir de le faire. Pour des résolutions sans retour, nous vous demandons, messieurs, le sceau de votre volonté ! ».
Cette présentation sera acclamée sur tous les bancs sauf sur ceux de l’extrême gauche socialiste. La confiance est votée par 418 voix contre 65.
Incarnation de la France combattante, George Clemenceau est désormais le maître, un maître exigeant, ombrageux, parfois fantasque… mais terriblement efficace. Après tant d’hésitations, de tergiversations au sein des gouvernements successifs, les députés ont choisi de faire la guerre « Jusqu’au bout ». Le « Tigre » était le mieux placé pour la conduire.
Comme il l’avait promis dans son discours inaugural, après avoir accusé Malvy de trahir les intérêts de la France (Malvy sera condamné en 1918 à l’exil pour forfaiture), il fera arrêter l’ancien Président du conseil Joseph Caillaux le 14 janvier 1918 pour intelligence avec l’ennemi. Il mettra fin aux manœuvres pacifistes de certains députés et sénateurs de gauche. Il lui était inconcevable, qu'après tant de morts et blessés, la France signe une paix sans aucunes indemnités et surtout sans le retour des provinces perdues en 1871.
Source : Histoire de la troisième République - Jacques Chastenet - Volume IV