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La Décadence, de Julien Freund

La Décadence, de Julien Freund

La décadence n’est pas pour Julien Freund un objet polémique. L’acceptation ou le refus du thème ne devrait pas même distinguer les factions politiques, prisonnières de représentations et de discours constituant autant d’« options superficielles ». Elle est un phénomène naturel — et banal — auquel aucune civilisation ne peut prétendre échapper. Toute civilisation connaît tôt ou tard la décadence, à l’image de l’individu porté par sa mère, livré à l’angoisse de l’accouchement, au mûrissement et au déclin. La décadence a donc « été le destin de tous les peuples disparus ». Elle est « une des catégories fondamentales de toute interprétation historique ».

Les philosophes présocratiques en font une catégorie constitutive de leur cosmologie et de leur philosophie politique : Xénophane († 478 av. J.-C.) conçoit l’univers comme une suite de cycles de disparitions et de renaissances se répétant inéluctablement. Empédocle († vers 435 av. J.-C.) fait de la décomposition de l’Un la condition de la constitution du Multiple (et ainsi de suite), au sein d’un monde à la fois dynamique et éternel. Suivant la formule suggestive de Freund, la « décadence n’est pas une cessation d’existence, mais une autre façon d’exister dans le Tout. » Platon inaugure une tradition — normative, dépendante d’une Cité idéale — sans rompre avec le thème. Tous les régimes sont des formes déchues du modèle, et tous sont historiquement voués à la corruption. Au sortir de l’époque médiévale, le théoricien de la souveraineté Jean Bodin (†1596) adapte, renouvelle les questionnements antiques en vue d’une action politique : par-delà les considérations théologiques sur le sens de l’Histoire il importe « de savoir si la république succombe à un mal intérieur ou sous les coups de l’extérieur ».

Ordre du monde ou praxis politique ? Le constat d’un phénomène objectif se double chez Julien Freund d’une approche scientifique. Comment définir, penser, analyser l’affaiblissement et la dégradation des sociétés et des cultures ? Freund présente ici un impressionnant inventaire, qui de Polybe à Taine, passant par Machiavel et Herder, révèle la récurrence d’un questionnement. Fait révélateur sans doute : la décadence n’est pas seulement un objet académique, mais un thème culturel structurant. L’espace européen n’est-il pas hanté par « le spectre de la ruine de Rome » ? Ses membres fébrilement tentés de s’inscrire dans « la vague de projets, de programmes et de plans, plus ou moins utopiques, qui se proposent en principe, par la rénovation ou la révolution, de porter remède à la situation ressentie comme détériorée ? » Plus que d’autres civilisations sans doute, l’Europe est indissociable de l’idée de décadence. Par-delà l’organisation de son territoire et la sensibilité de ses populations, elle est à la fois nostalgie et aspiration au dépassement ; crainte de l’affaiblissement et recherche d’un antidote.

L’idée selon laquelle on ne saurait parler de décadence tant qu’une civilisation « demeure fidèle à l’impérativité de ses normes » a dès lors quelque chose de paradoxal. Rester fidèles à nos normes, n’est-ce pas scruter en chaque État, chaque corps de métier, chaque individu, les signes de l’abaissement ? La décadence participe à notre constitution — au moins comme souci. On se souvient que Julien Freund publia en 1980 un essai sur La fin de la Renaissance, diagnostiquant la faiblesse contemporaine de notre petit cap de l’Asie, menacé par la rationalisation, l’intellectualisation, la technicisation et le matérialisme porté par les mouvances socialistes utopistes. Titre éloquent, évoquant à la fois la dynamique de la civilisation européenne — se traduisant par des cycles de restauration et de réinvention — et le pressentiment d’une impuissance.

Synthétisant l’histoire d’une notion, Freund allie étonnamment le sentiment d’urgence au pragmatisme ; la considération d’un processus entraînant chaque individualité et le souci de l’action concrète, à hauteur d’homme. Si « Mitterrand se trouve embarqué dans la décadence de l’Europe comme le fut le conservateur Churchill », une « conduite politique efficace et sensée se fonde sur des prévisions et non sur des prédictions ». Aucun exorcisme ne suffira à éloigner le spectre du déclin, et les invocations valent ici moins que le respect préliminaire des règles simples de la vie sociale. Qu’en est-il de notre action quotidienne, de nos habitudes ? Aucune grandiloquence chez Freund, mais une ambition.

L’enseignement propre de Julien Freund, marqué par l’humilité à l’égard du réel — ou du concret —, relève de quelques données élémentaires. Une civilisation est en péril « lorsqu’elle sacrifie ses libertés, corrélatives de contraintes, à une prétendue libération de toute règle, de toute convention, c’est-à-dire lorsqu’elle décrie ses institutions politiques, judiciaires, militaires ou pédagogiques qui constituent son fondement. » À l’heure où la civilisation européenne semble prise en étau entre l’Est et l’Ouest (mais Tocqueville ne voit-il pas dès 1835 l’Europe soumise aux pressions des Russes et des Anglo-Américains ?), Freund nous rappelle qu’une « décadence a généralement sa source dans l’infidélité aux principes de la civilisation concernée. Pour ce qui concerne l’Europe, ces principes se laissent résumer en deux qui me paraissent essentiels : le sens de la vérité et le sens des libertés. » Appel à la responsabilité individuelle et présentation des théories les plus raffinées se rejoignent ici logiquement.

Les Considérations sur la grandeur et la décadence des Romains (1734) de Montesquieu invitent à une réflexion générale sur le déclin de toute civilisation. Rome est historiquement victime de sa grandeur, de l’accroissement des contradictions internes, de sa démesure. « Demander dans un État libre des gens hardis dans la guerre et timides dans la paix, c’est vouloir des choses impossibles ». Sauf à sombrer dans le « despotisme asiatique » et s’imposer le recours récurrent à la violence, il n’est pas possible d’entretenir simultanément le type anthropologique nécessaire à la conquête et à l’administration des territoires conquis. Le luxe et la mollesse corrélés à l’expansion appellent l’instauration d’un régime hybride — sans tyran, mais sans liberté — à l’exemple du Principat d’Auguste (un « extrême centre », dit-on désormais). Mais ne faut-il pas tôt ou tard recourir aux forces externes pour revivifier l’État et suppléer à sa société ? Quoi qu’il en soit, la discussion sur la décadence devient un lieu commun du public cultivé au cours du XVIIIe siècle. Edward Gibbon, fameux auteur de The Decline and the Fall of the Roman Empire (1776), veut « examiner si l’Europe peut craindre encore une répétition des calamités qui renversèrent l’empire de Rome et anéantirent ses institutions. » À la fin du XVIIIe siècle, Herder et Novalis peuvent certes concevoir des perspectives plus positives : la décadence de Rome a pour conséquence de transmettre la culture au continent. La civilisation défunte constituerait la semence de nouvelles entités.

De la pensée de la dégénérescence de Polybe († vers 120 av. J.-C.) à la théorie de la circulation des élites de Vilfredo Pareto († 1923), les thèses qu’exposent Julien Freund sont peut-être d’un moindre secours que la méditation des exemples historiques. De fait, le thème de la chute de Rome s’avère redondant ou indépassable. Si la chute est un fait, les causes du déclin et les moyens de la restauration nous restent difficiles à saisir. La modestie des moyens humains — dans une optique typiquement freundienne — n’implique cependant pas de renoncer à comprendre et agir. Dès le IIIe siècle, les empereurs succédant à Commode ne sont plus que rarement issus des territoires de la romanité historique. Le centre de gravité impérial se déplace : l’empereur Dioclétien ne réside plus habituellement à Rome, mais à Nicomédie en Asie Mineure. Les infiltrations des Germains s’accompagnent de leur intégration au sein des forces armées, palliant la nette pénurie de troupes italiques (liée à la démographie, à l’affaiblissement du civisme, à l’évolution socio-anthropologique ?). Les Parthes menacent en Orient tandis que les tribus germaniques considèrent la traversée du Rhin et du Danube. L’expatriation fiscale de Romains en territoire barbare s’affirme probablement, tandis que l’espérance de la pax romana — le goût des terres arables et d’une sécurité relative — attire les migrations barbares. Que faire dès lors ? Citons ici Julien Freund :

« Les réactions des contemporains du déclin de l’Empire romain furent aussi diverses que le sont de nos jours celles des témoins de la possible décadence de l’Europe : les uns refusaient d’y croire, d’autres s’efforçaient de faire front, d’autres encore pactisaient avec les puissances qui menaçaient l’intégrité de l’Empire. À la Cour de l’empereur Théodose, puis de son fils Arcadius, deux clans s’opposaient, celui des antigermaniques avec Aurélien et celui des progermaniques avec Eutrope et Césarius (tous ou préfets du prétoire ou ministres). »

Désorientés, païens et chrétiens s’attachent à penser la nouvelle donne — saisir le processus de la décadence —. Ambroise de Milan († 397) distingue les ennemis extérieurs des ennemis intérieurs ; décrit le péril représenté par l’invasion des Goths, des Sarmates, des Alains et des Huns ; dénonce la remise en cause systématique de la légitimité impériale et le déclin des mœurs. L’intellectuel chrétien propose une représentation collective, établit les conditions mentales d’une action décidant du destin de l’Empire. Après l’échec de la restauration néo-païenne entreprise par l’étonnant Empereur Julien (dit l’Apostat [† 363]), d’aucuns feront des Goths l’objet de leurs espérances ou de leurs craintes. Orose († vers 418), Paulin de Nole († 431), Sidoine Apollinaire († 489), trahissent parmi beaucoup d’autres les tensions et hésitations de ces décennies de prise de conscience du déclin… Les Germains ne se sont-ils pas contentés de prendre possession d’un empire décadent ? Leur vertu (leur capacité historique) évoque celle des anciens Romains, sans qu’ils ne cessent de constituer un péril. Reste quoi qu’il en soit à comprendre le déclin de la « Romanie » (Procope de Césarée [† 565]), à en maintenir d’une manière ou d’une autre (depuis Constantinople ? grâce à certains barbares ?) l’idéal et les capacités souveraines.

L’ouvrage de Julien Freund incite ici à reconsidérer notre échelle temporelle de raisonnement et la signification que nous accordons aux événements. On sait que l’Empire romain d’Orient ne disparaît qu’en 1453, lors de la prise de Constantinople par les Ottomans. En Occident, le mythe du monde antique stimule et catalyse les efforts collectifs. Clovis arbore au Ve siècle la pourpre consulaire ; Charlemagne est sacré en l’an 800 ; la « renaissance » des études au XIIe siècle annonce à bien des égards la Renaissance du XIVe siècle ; jusqu’aux tentatives de refondations propres à l’époque moderne. Si les dés furent plusieurs fois jetés, on ne cessa pas de les lancer en dépit des effondrements, catastrophes, crises et agonies. Nous assurant de la pérennité et de la fécondité du mythe impérial, l’historiographie contemporaine peut réévaluer la gravité de la crise de la civilisation romaine. L’archéologue et historien Bryan Ward-Perkins (Oxford) égraine ainsi les marqueurs du désastre dans son essai sur La chute de Rome (2018 [2005]) : à la fin de l’Empire, un « effondrement démographique se produisit très probablement » ; « l’ample circulation des marchandises de qualité cessa tout à fait » ; des « outils culturels de haut niveau, tels que l’écrit, disparurent de certaines régions et se restreignent dans toutes les autres. »

On reconnaît ici la saine rusticité et la pertinence d’une démarche, s’il est vrai qu’une Histoire sociologique et philosophique d’une catégorie de l’expérience humaine est propre à démontrer la possibilité des sursauts, perpétuations ou renaissances. Même l’effondrement d’une civilisation, si l’on admet qu’il devient à un certain stade inéluctable, ne se confond pas avec la fin du processus historique. L’important est donc que nous ayons aujourd’hui nos Julien et nos Ambroise. Quant à l’essentiel ? Il est — nous semble-t-il — que nous ayons le sens du mythe. Julien Freund — plus sûrement peut-être — évoquerait le sens des obligations, des devoirs quotidiens. En songeant aux fracas de l’Histoire, savons-nous seulement vivre et préserver les formes les plus humbles de la civilité ?

Benjamin Demeslay
07/11/2024

Julien Freund, La décadence. Histoire sociologique et philosophique d’une catégorie de l’expérience humaine, Paris, Cerf, 2023 (Sirey, 1984), 588 p.

https://institut-iliade.com/la-decadence-de-julien-freund/

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