Dans les années 1990, deux géopoliticiens canadiens, Gérard A. Montifroy et Marc Imbeault, publiaient cinq ouvrages majeurs consacrés à la géopolitique et à ses relations avec les démocraties, les idéologies, les économies, les philosophies et les pouvoirs dont certains furent en leur temps recensés par l’auteur de ces lignes. Aujourd’hui, Gérard A. Montifroy et Donald William, auteur du Choc des temps, viennent d’écrire un nouvel essai présentant les rapports complexes entre la géopolitique et les cultures qu’il importe de comprendre aussi dans les acceptions d’identités et de mentalités. Ils observent en effet qu’en géopolitique, « les mentalités constituaient un premier “ pilier ”, se prolongeant naturellement avec les données propres aux identités, celles-ci débouchant sur le contexte dynamique des rivalités (p. 7) ».
Comme dans les précédents ouvrages de la série, le livre présente une abondante bibliographie avec des titres souvent dissidents puisqu’on y trouve Julius Evola, Julien Freund, Éric Zemmour, Danilo Zolo, Éric Werner, Jean-Claude Rolinat, Hervé Coutau-Bégarie, etc. L’intention est limpide : « Il nous fallait sortir de l’actuel esprit du temps qui déforme les raisonnements en débouchant sur la pulvérisation de la réalité des faits. Face à la dictature de la pensée dominante, il existe une défense formidable : les livres aussi “ parlent ” aux livres (p. 08) ». On doit cependant regretter l’absence d’une liste de blogues et de sites rebelles sur la Toile. Car, contrairement à ce que l’on croit, Internet est plus complémentaire que concurrent à la lecture à la condition toutefois de cesser de regarder une télévision toujours plus débilitante. Leur compréhension du monde se fiche des tabous idéologiques en vigueur. « C’est pourquoi la géopolitique, telle que nous la concevons, concourt à faire sortir de l’ombre le dessous des cartes, le monde du réel (p. 9). » Ce travail exige une démarche pluridisciplinaire dont un recours à la philosophie, parce qu’« en géopolitique, l’apport de la réflexion philosophique est essentiel, fondamental même (p. 16) ». Les auteurs ne cachent pas qu’ils s’appuient sur les travaux du général autrichien Jordis van Lohausen, un disciple de Karl Haushofer. Ils mentionnent dans leur ouvrage les écoles géopolitiques anglo-saxonne (britannique et étatsunienne), allemande/germanique et française, mais semblent ignorer le courant géopolitique russe ! Dommage !
La lecture est une nécessité vitale pour qui veut avoir une claire vision des enjeux géopolitiques. Seuls les livres – imprimés ou électroniques – sont capables de répliquer à la désinformation ambiante. « Justifier des guerres d’agression en modifiant le sens des mots relève directement d’une stratégie orwellienne de manipulation mentale : les stratèges de la communication mettent en avant un interventionnisme qualifié d’humanitaire pour justifier l’expression (p. 21). »
Le contrôle des esprits, la modification des mentalités, le dénigrement ou non des identités ont des incidences géopolitiques telles qu’« un État n’est donc pas synonyme d’une mentalité globale (p. 61) ». Cette assertion guère évidente provient de Canadiens. Or le Canada aurait-il pu (peut-il encore ?) se construire un destin ? Les auteurs s’interrogent sur son caractère national, étatique, quelque peu aléatoire du fait de la conflictualité historique entre les Canadiens – Français, les anglophones et les Amérindiens. Et ce, au contraire de la France ! « Pour ses composantes humaines, la France est également née de son propre voisinage : de son “ proche ” contexte. C’est-à-dire que l’identité collective, nationale, est directement issue de populations celtes, latines et germaniques (pp. 69 – 70). » La France a ainsi bénéficié de la longue durée historique pour se forger et se donner une indéniable personnalité politique, temporelle et géographique.
Montifroy et William s’attachent à démontrer les « spécificités géopolitiques canadiennes (p. 87) » et dénoncent leur « vendredi noir ». Ce jour-là, le 20 février 1959, le Premier ministre conservateur-progressiste canadien, John G. Diefenbaker, ordonnait la destruction de l’avion d’interception Avro C.F.-105 Arrow et la fin immédiate du projet au profit des produits étatsuniens. Un vrai sabordage ! Les difficultés de vente actuelles à l’étranger de l’avion français Rafale reproduisent ce lent travail de sape voulu par les États-Unis afin d’être les seuls à armer leurs obligés (et non leurs alliés).
Ce « coup de poignard dans le dos » n’est pas le premier contre le Canada. Deux cents ans plus tôt commençait la Seconde Guerre d’Indépendance américaine (1812 – 1814) entre la Grande-Bretagne et les États-Unis. Dans ce conflit peu connu en Europe, on pourrait en imputer le déclenchement à Londres qui se vengeait du traité de Versailles de 1783. Erreur ! C’est Washington qui déclare la guerre au Royaume-Uni le 18 juin 1812 et essaie d’envahir le Canada. « L’initiative américaine comporte alors un double objectif : couper une source d’approvisionnement stratégique, le bois canadien, remplaçant le commerce des fourrures, matière nécessaire pour les navires anglais, et s’approprier une aire d’expansion aux dépens de possessions britanniques, depuis longtemps convoitées au Nord (p. 95). »
Cette nouvelle guerre aurait pu déchirer la société canadienne divisée entre Canadiens-Français catholiques et anglophones protestants (colons venus d’Europe et « Loyalistes » américains installés après l’indépendance des États-Unis), ce n’est pas le cas ! Une union nationale anti-américaine se réalise. À la bataille de Stoney Creek du 6 juin 1813, 700 combattants canadiens – anglophones et francophones – repoussent environ 3 500 soldats étatsuniens ! Une paix blanche entre les deux belligérants est conclue en 1814. Les États-Unis continueront à vouloir encercler le Canada en acquérant en 1867 l’Alaska, en guignant la Colombie britannique et en lorgnant sur les Provinces maritimes de l’Atlantique. On peut même envisager que Washington attisa les forces centrifuges du futur Canada ?
Les contentieux frontaliers évacués à partir du milieu du XIXe siècle, les classes dirigeantes étatsuniennes et britanniques nouèrent des liens si étroits que « la culture s’impose à la géographie (p. 138) ». Si les auteurs soulignent le grand rôle africain de Cecil Rhodes, ils oublient qu’il fut parmi les premiers à concevoir une entente permanente entre les États-Unis et la Grande-Bretagne. Cette alliance transatlantique allait devenir au XXe siècle une Anglosphère planétaire matérialisée par le réseau d’espionnage électronique mondial Echelon qui est « une organisation ne comprenant que des pays anglo-saxons : Grande-Bretagne, États-Unis, Australie, Nouvelle-Zélande et Canada (majorité anglophone) (p. 180) ».
Depuis la fin de la Guerre froide, les États-Unis et derrière eux, l’Anglosphère-monde, manifestation géographique du financiarisme, s’opposent à l’Europe et à la France en particulier, car « la France est le seul obstacle fondamental à leur domination mondiale sur les Esprits (p. 166) ». Pour l’heure, l’avantage revient au camp anglo-saxon. Gérard A. Montifroy et Donald William déplorent par exemple que la fonction de haut-représentant de l’Union européenne pour les affaires étrangères et la politique de sécurité soit revenue à une tonitruante, gracieuse et charismatique Britannique, la travailliste anoblie Catherine Ashton. « Cette confusion entre l’Europe purement géographique et l’Europe géopolitique constitue l’une des fractures cachées de l’actuelle Union européenne, celle de Bruxelles (p. 149). » À la suite de Carl Schmitt, les auteurs prônent par conséquent qu’« à son tour, l’Europe doit projeter sa propre “ Doctrine Monroe ” (p. 228) ». Un bien bel ouvrage didactique en faveur d’une résistance européenne au Nouvel Ordre mondial fantasmé par les Anglo-Saxons !
Georges Feltin-Tracol http://www.europemaxima.com/
• Gérard A. Montifroy et Donald William, Géopolitique et cultures. Mentalités, identités, rivalités, Béliveau éditeur, Longueil (Québec – Canada), 2012, 251 p., 22 €.