Le 26 novembre 1812, la Grande Armée de Napoléon 1er arrive au bord de la Bérézina, un affluent du Dniepr au terme d'une anabase (*) effroyable (*).
Dans un sursaut de la dernière chance, les débris de l'armée arrivent à franchir la rivière gelée. Napoléon et sa garde rapprochée échappent ainsi à une capture par les poursuivants russes, qui eut signifié la fin de l'Empire. Cet épisode a laissé dans le langage courant l'expression : «C'est la Bérézina !» pour désigner une entreprise vouée à l'échec.
Du point de vue des historiens, toutefois, le passage de la Bérézina doit être vu comme un succès de Napoléon, à défaut de victoire.
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Quand il franchit le Niemen avec la Grande Armée, Napoléon 1er cherche comme à son habitude le choc frontal avec l'armée ennemie. Mais, tirant parti de l'espace russe, les Russes se dérobent aux attaques et insidieusement, d'étape en étape, entraînent la Grande Armée vers l'Est...
Pitoyable retraite
La Grande Armée est entrée en Russie le 24 juin avec près de 700.000 soldats dont 300.000 Français. Après une campagne difficile, elle arrive à Moscou pour en être chassée presque aussitôt par l'incendie de la ville. Napoléon 1er choisit de battre en retraite par le même chemin qu'à l'aller, en profitant de qu'il est protégé de place en place par des détachements français.
Mais ceux-ci, tout comme la Grande Armée, sont harcelés par les troupes ennemies... et les premiers froids de l'hiver. La région est d'autre part totalement dépourvue de réserves de nourriture du fait des pillages à l'aller et de la politique de la «terre brûlée» livrée par les généralissimes russes, Barclay de Tolly et son successeur Koutouzov.
Napoléon exige au départ de Moscou que l'armée se défasse de tous les bagages inutiles. Le général Jean-Baptiste Éblé, qui commande les équipages de ponts, autrement dit le génie, insiste pour conserver les bateaux destinés à faciliter la construction de ponts. Il se heurte à un refus mais conserve néanmoins, en cachette de l'Empereur, six fourgons renfermant des outils pour le travail du bois et deux forges de campagne. Il confie par ailleurs à chacun de ses 400 pontonniers autant d'outils qu'ils peuvent en porter...
Le maréchal Michel Ney commande l'arrière-garde et couvre de son mieux la retraite. Malgré cela, en arrivant au bord de la Bérézina, l'empereur ne dispose plus que de 49.000 combattants, non compris 40.000 retardataires.
Le 22 novembre, Napoléon apprend que les troupes qui gardaient la ville de Borissov, sur la Bérézina, ont été chassées par les Russes. La Grande Armée ne peut plus dès lors emprunter les ponts de Borissov. Talonnée par les 70.000 hommes de Koutouzov, elle doit néanmoins traverser la rivière au plus vite. Survient alors l'épisode le plus dramatique de la retraite de Russie.
L'ultime défi
Le général de cavalerie légère Juvénal Corbineau est informé fortuitement par un paysan de l'existence d'un gué à 15 kilomètres au nord de Borissov, en un lieu dit Stoudianka. Il en fait part à l'Empereur. Se réjouissant que le général Éblé ait, malgré ses ordres, conservé quelques outils, Napoléon lui enjoint de construire des ponts à cet endroit.
La glace qui recouvre habituellement la rivière en cette saison, a fondu par l'effet d'un dégel inattendu et les eaux charrient d'énormes blocs de glace. Qu'à cela ne tienne. Le 25 novembre, à la nuit tombée, dans le froid et sous la neige, au milieu des glaçons que charrie la rivière, les 400 pontonniers d'Éblé et les 600 sapeurs de Chasseloup-Laubat se mettent à l'oeuvre. Ils édifient deux ponts de 90 mètres de long et 5 mètres de large.
Pendant ce temps, Napoléon fait diversion pour tromper l'ennemi sur ses intentions. Il déploie artillerie et ingénieurs autour de Borissov et en aval de la ville, où il simule très ostensiblement la construction d'un autre pont.
Le 26 novembre, à la mi-journée, les premiers corps d'armée commencent à franchir le premier pont. Le second, destiné au passage des chariots, est achevé trois heures plus tard mais il s'effondre dans la soirée. Les pontonniers plongent une nouvelle fois dans l'eau glacée et le réparent. Le 27 au matin, c'est au tour de Napoléon et de son état-major, ainsi que de la Garde impériale, de passer de la rive gauche à la rive droite.
En soirée affluent vers les ponts 30.000 traînards, blessés et accompagnateurs divers (civils, femmes, enfants...). Ils doivent attendre le passage des derniers corps d'armée avant d'être autorisés à passer à leur tour. Hébétés de fatigue, beaucoup craignent le passage de nuit et préfèrent attendre le jour malgré les objurgations des officiers envoyés par Éblé.
Sur la rive droite, du côté occidental, les 20.000 fantassins du maréchal Oudinot se déploient en ordre de bataille et, toute la journée du 28 novembre, repoussent l'ennemi. Le maréchal Oudinot, blessé, est évacué et remplacé par le maréchal Ney. Celui-ci, à la tête de 18.000 vétérans, dont 9.000 Polonais, fait donner ses lanciers et ses cuirassiers. Il sème la panique chez les fantassins du général russe Tchitchagov. La voie est libre...
Au matin du 29 novembre, Éblé, qui voit les Cosaques approcher, se résout à mettre le feu à ses ouvrages. Les milliers de traînards, qui avaient cru bon d'attendre le jour pour traverser, se noient en tentant d'échapper à l'ennemi. Parmi eux des femmes et des enfants (cantinières, prostituées, épouses cachées).
Le passage de la Bérézina aura coûté 15.000 morts et blessés aux Russes, presque autant à la Grande Armée, non compris les pertes civiles. Au sortir de la rivière, Napoléon dispose encore de 25.000 combattants et 30.000 non-combattants. 20.000 retrouveront leurs foyers. On évalue à 50.000 le nombre total de prisonniers et de déserteurs qui feront souche en Russie.
Une grande partie des pontonniers ont péri de froid dans l'eau glaciale de la Bérézina. Six seulement survivront à la retraite et Éblé lui-même mourra d'épuisement à Königsberg.
Sauve qui peut
La débâcle est totale en dépit du succès tactique de la Bérézina. À Saint-Pétersbourg, à la cour du tsar Alexandre 1er, on fait reproche au général Tchitchagov d'avoir laissé échappé Napoléon et ainsi prolongé la guerre de près de trois ans mais la responsabilité de l'échec incombe avant tout au généralissime Koutouzov, timoré et lent dans ses décisions...
L'Empereur rédige un Bulletin dramatique pour en informer l'opinion française. Ce XXIXe Bulletin de la Grande Armée est un chef-d'oeuvre de propagande. Sans mentir, il présente les événements dans une gradation habile, passant d'une «situation fâcheuse» à une «affreuse calamité» ! Il raconte les malheurs des soldats mais aussi le grand mérite de ceux qui conservent leur gaieté dans les épreuves et se termine par cette phrase, destinée à prévenir ceux qui songeraient à renverser le régime : «La santé de Sa Majesté n'a jamais été meilleure».
Napoléon abandonne ses soldats et rejoint en toute hâte Paris, où un obscur général républicain a tenté de renverser l'Empire. Il arrive aux Tuileries le 18 décembre, deux jours après son Bulletin et à temps pour en gérer les effets.