Parmi les fidèles de l'idéologie marxiste, bien peu ont analysé la pensée de ceux qu'ils appellent les écrivains « pré-fascistes », ou carrément "fascistes", et dont Ernst Jünger, évidemment, serait une des figures de proue. Armin Steil est un des rares idéologues marxistes à avoir analysé avec pertinence et profondeur, et surtout avec clarté, les démarches de Georges Sorel, Carl Schmitt et Ernst Jünger, dans son ouvrage Die imaginäre Revolte. Untersuchungen zur faschistischen Ideologie und ihrer theoretischen Vorbereitung bei Georges Sorel, Carl Schmitt und Ernst Jünger (réf. infra; = La révolte imaginaire. Recherches sur l'idéologie fasciste et sur sa préparation chez GS, CS et EJ).
En se penchant sur Le Travailleur, Steil constate que la logique de Jünger, et partant de son «fascisme», ou, plus exactement, de son « conservatisme révolutionnaire », n'est pas une logique théorique, une logique construite, basée sur l'observation de causes et d'effets, mais une logique et un langage métaphoriques, poétiques, imagées. Face à une réalité socio-économique et politique chaotique, face à la crise de la société et de la cultures allemandes, Jünger veut maîtriser les effets pervers, les dysfonctionnements par l'esthétique : son «fascisme», son « conservatisme révolutionnaire », seraient donc essentiellement de nature esthétique, contrairement au marxisme qui se moulerait sur les réalités matérielles et résoudrait les crises en travaillant les matières socio-économiques elles-mêmes, sans recul idéaliste, sans recours à une transcendance ou à une esthétique. Steil conclut très justement : « Le livre [= Le Travailleur] veut éduquer [les hommes] à avoir une attitude souveraine face aux processus sociaux ». L'observation minutieuse, froide, dépassionnée, constituerait dont la « clef magique » qui permettrait à l'élite qui s'en sert de maîtriser les crises, de mettre un terme au chaos et aux disparités dissolvantes qui entravent le bon fonctionnement des sociétés qui les subissent.
être des yeux hyper-perceptifs
Les esprits volontaires qui souhaitent donc « prendre le taureau par les cornes », agir sur le terrain politique, lutter contre les crises et leurs effets, ne doivent donc pas s'atteler à construire un système mécanique d'idées toutes faites qui s'agencent et s'emboîtent parfaitement, mais être des «yeux» hyper-perceptifs, capables de décrire les phénomènes de la vie quotidienne : c'est ce que Jünger appelle la « méthode physiognomique ». Elle permet de voir l'essence d'une chose dans sa simple apparence, de saisir l'unité de l'essence et de l'apparence, qui est la «forme» (die Gestalt), invisible pour tout observateur inattentif, distrait, non habitué à manier avec la dextérité voulue la « méthode physiognomique ». Tout phénomène valable, fécond, porterait donc en lui une «forme», plus ou moins occultée, une force potentielle qu'il s'agit d'arraisonner et de mettre au service d'un projet politique ou historique. En revanche, tout phénomène qui n'apparaît que comme «normal» est, par conséquent, un phénomène sans plus de «forme», sans «force». En tant que tel ce phénomène serait un signe avant-coureur de la décadence, un signe indiquant qu'il y a redistribution des cartes, que des formes meurent, en obéissant ainsi à une logique cachée, qui, elle, prépare l'avènement de formes nouvelles, aux forces intactes.
L'observation des phénomènes de la vie courante, de détails de nos décors quotidiens, laisse entrevoir où se manifestent la chute et la mort des formes : les néons, les lumières tapageuses, criardes et artificielles des villes modernes, sont un indice patent de cette déperdition de forces, masquée par des couleurs et des intensités sans vie réelle. La circulation moderne dans les grandes villes houspille le piéton, seul être de chair dans cet univers de béton, d'asphalte et de métal, sur ces marges à peine tolérées que sont les trottoirs, pistes réservées à la « moindre vitesse ».
Le «Travailleur» utilise la « méthode physiognomique »
Le «Travailleur» est donc la figure qui fait usage de la « méthode physiognomique », observe, déchiffre, plonge dans cet univers d'artifice à la recherce des forces encore enfouies, pour les mobiliser en vue d'un projet purement imaginé, explique Steil, «utopique» au sens marxien et engelsien du terme. Ce recours à l'imaginaire, explique le marxiste Steil, procède d'une logique du doute, qui veut à tout prix donner du sens à ce qui n'en a pas. Qui veut se persuader que, derrière, les phénomènes de déclin, de dévitalisation, se profilent un «Ordre» et des lois, qui sont des avatars du Dieu unique refusé par les tenants du matérialisme historique. Cet «Ordre», cette «Gestalt», cette «forme», sont intégrateurs de la diversité infinie des observations posées par les personnes, mais ne sont pas, comme dans le cas du matérialisme historique, un reflet des rapports sociaux, mais une vision totalisante, intuitive, allant directement à l'essentiel, c'est-à-dire à la forme originelle. Ce n'est pas l'énumération objective et positive des causes et des effets qui permet de décider et d'agir, mais, au contraire, un regard perçant qui permet de voir et de saisir le monde comme le théâtre où s'affrontent et coopèrent les formes.
Le «Travailleur» est précisément celui qui possède un tel « regard perçant », et qui remplacera le «bourgeois», raisonnant étroitement sur les simples causes et effets. Steil constate le hiatus entre cette vision du «Travailleur» et celle, marxiste et empirique, du «Prolétaire» : la figure forgée par Jünger se place très haut au-dessus des contingences socio-économiques ; le prolétaire conscient de sa déréliction, lui, travaille au coeur même de ces contingences, sans prendre aucune distance, sans détachement. Le « haut vol » du «Travailleur», sa perspective aquiline, lui procure un masque : métallique ou cosmétique, masque à gaz du combattant, masque du coureur automobile chez les hommes, fard chez les femmes. Les traits individuels disparaissent derrière ces masques, comme doivent disparaître les imperfections individuelles des hommes humains, trop humains. Les figures du Travailleur sont des figures certes imaginaires, idéalisées à outrance, dés-individualisées et apurées : elles fonctionnent comme des soldats prussiens de l'ère frédéricienne à l'exercice. En suivant leurs chefs, ces moindres (mais néanmoins nécessaires) avatars du «Travailleur» et des soldats prussiens de la guerre en dentelle, perdent certes les imperfections de leur individualité, mais abandonnent aussi leurs doutes et leurs désorientements : les règles et l'Ordre sont des ancres de sauvetage offertes par la nouvelle communauté élitaire des «Travailleurs», virtuoses de la « méthode physiognomique ».
L'indépendance apparente du prolétaire
L'Ordre, comme projection imaginaire, et la « méthode physiognomique » sont des instruments contre la notion empirique et marxiste de « lutte des classes », proteste Steil, avant de donner très clairement la version de Jünger : laisser le travailleur, l'ouvrier, dans les contingences socio-économiques, c'est le laisser dans un monde entièrement déterminé par la bourgeoisie, issu d'elle et contrôlé en dernière instance par elle. En occupant une place désignée dans l'ordre bourgeois, l'ouvrier ne jouit que d'une indépendance apparente ; il n'a là aucune autonomie. Toute attaque lancée contre l'ordre bourgeois au départ de cette position apparente n'est elle aussi qu'apparente, appelée à être récupérée et à renforcer l'établissement. « Tout mouvement s'effectue théoriquement dans le cadre d'une utopie sociale et humaine vieillie, en pratique elle hisse toujours au pouvoir la figure de l'affairiste rusé, dont l'art consiste à négocier et à trafiquer », écrit Jünger. Pour Steil, cette définition radicalise la vision sorélienne du socialisme, qui voulait transformer la politique en pur moyen, sans objectif limitant, inscrit dans les contingences.
Restaurer l'oeuvre «auratique»
Un marxiste verra, dans cet idéalisme et dans cette épure du politique comme pur moyen, une élimination de la politique, une volonté de mettre un terme à la violence destructrice de la politique, qui est seulement, pour le regard marxiste, « lutte des classes ». Mais la technique en marche qui balaie les formes mortes pour rétablir de nouvelles formes à la suite d'un affrontement planétaire des formes subsistantes, encore dotées de forces plus ou moins intactes. La technique détruit donc les formes résiduaires et caduques, elle planétarise et gigantise la guerre permanente des formes, mais le «Travailleur», en instrumentalisant froidement la « méthode physiognomique », donnera une forme finale à la technique (voeu qui ne s'est jamais réalisé ! !). Cette forme finale sera artistique et le beau qui s'en dégagera aura une fonction magique et «sacrale», comme dans les sociétés dites «primitives». La rénovation de ces formes, écrit Steil, se fera par la restauration de l'oeuvre «auratique», éclipsée par la sérialisation technique. L'Aura, expression impalpable de la forme, de l'essence du phénomène représenté, restitue la dimension sacrée, proclame le retour d'un culte du beau, en remplacement qualitatif des religiosités mortes au cours de l'ère bourgeoise.
Le « réalisme héroïque », assise du nouvel Ordre socio-politique, sera porté par une caste dominatrice exerçant simultanément trois fonctions : celle de détenteur du savoir, celle du guerrier nouveau forgé au cours des batailles de matériel de la Grande Guerre, et celle du producteur d'une nouvelle esthétique, medium intégrateur des différences sociales.
Armin Steil, dans sa critique marxiste du « pré-fascisme » des Sorel, Jünger et Schmitt, dégage clairement l'essentiel d'une oeuvre aussi capitale que Le Travailleur, où la manie de fabriquer des systèmes est réfutée au bénéfice de grandes affirmations idéales, dégagées des trop lourdes contingences de la société bourgeoise et de la misère prolétarienne. La démarche jüngerienne, dans cette optique, apparaît comme un dégagement de la cangue du concret, comme un retrait hautain conduisant in fine à une domination totale mais extérieure de cette concrétude. Mais le regard perçant, réclamé par la méthodologie physiognomique, n'est-il pas, au contraire, un instrument de pénétration de la concrétude, bien plus subtil que les simples prises en compte de la surface des phénomènes ?
Robert Steuckers : [Synergies Européennes, Vouloir, Juillet, 1995] http://vouloir.hautetfort.com/
Référence : Armin STEIL, Die imaginäre Revolte. Untersuchungen zur faschistischen Ideologie und ihrer theoretischen Vorbereitung bei Georges Sorel, Carl Schmitt und Ernst Jünger, Verlag Arbeiterbewegung und Gesellschaftswissenschaft, Marburg, 1984, ISBN 3-921630-39-8.