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Bertrand de Jouvenel, voyageur dans le siècle

Pas totalement oublié de nos jours, mais moins célèbre qu'il ne le fut de son vivant, Bertrand de Jouvenel (1903-1987) a été écrivain, journaliste, reporter, essayiste. Ayant participé à divers épisodes de l'histoire de la France et de l'Europe du XXe siècle, il s'était défini comme « un voyageur dans le siècle », titre de son unique livre de souvenirs (Plon 1979). Cet ouvrage ne portait que sur la période allant de sa naissance à la fin de la Seconde Guerre mondiale.
Professeur d'histoire contemporaine à l'Université de Metz, spécialiste des idées et mouvements politiques, auteur d'ouvrages comme Les Années Trente, Jean Coutrot, La Synarchie, L'OAS, Olivier Dard a entrepris dans une copieuse biographie de raconter « ce voyage périlleux mais légitime » (1). En puisant dans des sources diverses et inédites comme les précieux cahiers personnels du disparu, déposés aux Archives nationales. L'index du livre comporte plusieurs centaines de noms. Tous ceux qu'à divers moments Jouvenel a connus ou croisés :
Drieu, Berl, Luchaire, Bergery, Abetz, mais aussi de nos connaissances, Louis Rougier, Pierre Dominique, Achille Dauphin-Meunier, René Malliavin, Alfred Fabre-Luce ...

« NÉ DE L'AFFAIRE DREYFUS »
Jouvenel disait qu'il était « né de l'affaire Dreyfus ». Son père Henry était un ponte du parti radical, sénateur de la Corrèze. Sa mère née Sarah Claire Boas appartenait à la grande bourgeoisie israélite. Tous deux antidreyfusards, ce qui les rapprocha mais le couple se sépara assez vite, Bertrand étant encore enfant. Par la suite sa mère le protégea ou l'encouragea. Mais il connut mieux Colette, la seconde épouse de son père (voir Le Blé en herbe). Olivier Dard n'a pas développé sa vie privée, préférant retracer l'évolution d'un homme relevant de la « génération 1920 ». Très influencé par son oncle Robert de Jouvenel, auteur en 1914 d'un pamphlet La République des camarades (titre toujours actuel) et directeur de L'Œuvre, il se lance dans le journalisme, collaborant à diverses publications dont Notre Temps fondé par Jean Luchaire en 1928.
Jouvenel s'inscrit dans la mouvance du parti radical. Mais avec d'autres il cherche des voies nouvelles. En économie (L'Economie dirigée est son premier livre, 1928), en politique intérieure où il appelle à rénover les institutions de la Troisième, en politique extérieure où il est partisan des Etats-Unis d'Europe et du rapprochement franco-allemand. Parlant couramment les langues de Goethe et de Shakespeare, il effectue des reportages sur le terrain dont l'un aux Etats-Unis en pleine crise. Après 1930 il est de plus en plus déçu par l'immobilisme et le prêt-à-penser des partis politiques français et se rapproche des non-conformistes des années 1930.
Arrive le choc du 6-Février. Il fonde alors un hebdomadaire éphémère La Lutte des jeunes (auquel Drieu et Bergery collaborent). Il y annonce sa rupture avec le parti radical. Il sera cependant candidat aux élections de 1936 sous l'étiquette du Parti socialiste de France proche de Marcel Déat, lequel fut exclu par Léon Blum de la SFIO. Puis participant au rendez-vous de Saint-Denis, il adhère au PPF de Jacques Doriot. Mais le quittera en 1938 après Munich. Spécialiste de l'entretien avec des chefs d'Etat, Jouvenel rencontre le chancelier Hitler le 21 février 1936, en présence d'Abetz qu'il connaît bien depuis 1930. Le chef du IIIe Reich lui accorde un entretien qui fut publié dans Paris Midi (dirigé par Pierre Lazareff) au lieu du géant Paris Soir, à la veille de la ratification par le Parlement français du pacte franco-soviétique.

UN FAUX PROCÈS
Sur le moment Jouvenel a été très attaqué tant sur Hitler que sur le PPF. Un procès d'intention qui rebondit en 1983 quand l'historien israélien (de gauche) Zeev Sternhell dans son livre Ni droite ni Gauche. L'idéologie fasciste en France (Le Seuil) l'accusera de germanophilie, de complaisance pour Hitler et même d'avoir été l'un des inspirateurs du fascisme en France. Jouvenel, indigné, dépose plainte pour diffamation. Le procès tenu fin 1983 divise les historiens. L'un des défenseurs les plus efficaces de Jouvenel fut son grand ami Raymond Aron qui, à la sortie de l'audience, décède d'une crise cardiaque.
Olivier Dard revient, avec force détails, sur ce procès. Les juges avaient eu du mal pour savoir qui était ou n'était pas fasciste avant 1939. En ne tranchant pas et « en refusant de créer une jurisprudence fâcheuse, exemple que le législateur, ces dernières années, aurait gagné à méditer » (p. 378), Olivier Dard approfondit la question dans un sous-chapitre sur « le fascisme jouvenélien ». En fait Jouvenel, et il n'a pas été le seul, a été sensible à ce qui se passait alors en Europe, et au magnétisme de ce qu'il appelait « une nouvelle religion » soutenue massivement par des jeunes.
Quant à Hitler, Jouvenel se défendait d'avoir été son porte-parole. Il a d'ailleurs reproduit les propos d'Hitler dans son Voyage mais comme le lui a fait remarquer ironiquement un long article de RIVAROL (2), il oubliait qu'il avait écrit avoir été très impressionné par « un homme en qui le monde entier a cru voir une menace de guerre ». Et qu'il avait alors révisé « toutes les idées qu'(il se) faisai(t) du dictateur ». Cela n'en fait pas pour autant un nazi. Il avait dénoncé dès 1933 le traitement "médiéval" infligé aux Juifs et critiqué la « nuit des longs couteaux ». À posteriori il pensait avoir été manipulé. Après Munich il donna sa démission du PPF et du Comité France-Allemagne. La mainmise d'Hitler sur la Tchécoslovaquie au printemps 1939 n'avait évidemment rien arrangé. Dans un livre publié en Suisse en 1947, La Dernière année. Choses vues de Munich et la guerre, Jouvenel a rassemblé ses reportages très vivants et directs (parus dans Match, Candide, Le Journal). Pour lui, Hitler préparait la guerre au nom de sa doctrine d'espace vital.

RETOUR SUR 1983
Sternhell avait été surtout condamné pour avoir exprimé des soupçons sur l'attitude de Jouvenel pendant l'Occupation, le comparant à Jean Luchaire (l'un des premiers fusillés de 1945). Là il tombait mal. Après la défaite, Jouvenel s'était replié dans une demeure familiale proche d'Argentat en Corrèze, où il retrouva un autre de ses grands amis, Emmanuel Berl, et aussi André Malraux, alors très attentiste. Il s'était rendu plusieurs fois à Vichy et surtout à Paris où il avait repris contact avec Luchaire et Otto Abetz, personnages on ne peut plus officiels. Jouvenel s'était entretenu avec eux. Il était pour une collaboration mais limitée. Il soutint et défendit le Maréchal après le renvoi de Laval le 13 décembre. À son procès, il assura qu'il détestait le Vieux Chef, se mettant sans doute au goût du jour. Il expliqua aussi qu'il « glanait des informations ». Pour qui ? Pour le Deuxième bureau français dont il était devenu un  « honorable correspondant ». Au procès, deux de ses anciens chefs (dont le colonel Paillole et le général Revers) vinrent en témoigner. Il rédigeait pour eux des rapports qui sont parvenus via Pucheu au cabinet du Maréchal.
Lors de sa dernière entrevue avec Abetz au printemps 1941, Jouvenel apprend que Hitler ne cédera rien sur l'Alsace-Lorraine et que le sort de la France ne sera réglé qu'après la victoire allemande. En novembre 1942 il n'a plus d'illusions. En Corrèze il a pris contact avec des chefs de l'Armée secrète.
L'un d'entre eux ayant été arrêté, Jouvenel en avril 1943 remonte à Paris pour essayer de le faire libérer. Mais il ne peut rencontrer ni Abetz ni Brinon (qu'il avait bien connu avant 1939). Mieux, il est arrêté - mais pas malmené - par des services allemands qui lui posent des questions sur son attitude et ses articles d'avant 1939. Le publiciste se sent menacé. Il décide de passer en Suisse à l'automne avec de faux papiers, accompagné d'Hélène Duseigneur, fille d'un général suspecté d'avoir été cagoulard, qu'il a rencontrée pendant l'été 1943 et qui sera jusqu'à sa mort (en 1984) sa fidèle compagne et secrétaire.

UN AUTRE VISAGE
Bertrand de Jouvenel restera en Suisse de 1943 à 1946. Il sait qu'il est mal vu par différents clans. Si ses notes personnelles avaient été publiées, elles lui auraient attiré des ennuis. Il y critique la « capitulation sans conditions » de l'Allemagne exigée par les Alliés (sur pression soviétique). Il s'en prend à De Gaulle, aux « revenants de Londres », aux « gens d'Alger », au « côté Basile de nos champions démocratiques ». Il est très dur pour Churchill qu'il juge responsable des bombardements aériens sur l'Allemagne et même du terrorisme en Europe. Il prédit que le débarquement sera suivi en France « d'un bain de sang » et s'alarme du « danger communiste ». Drieu est venu le voir rapidement fin 1943 mais est reparti pour son destin. À noter qu'il n'a pas été tendre pour Jouvenel dans son Journal intime.
Après la Libération, grâce à Achille Dauphin-Meunier et à Emmanuel Berl, Jouvenel sait ce qui se passe en France. Il a été inscrit sur la liste noire du CNE (Comité national des écrivains) avant d'en être retiré. Cet exil suisse est aussi une rupture. En effet, il a commencé à écrire un traité Du pouvoir et désormais il ne voudra plus s'engager directement en politique.
Quand il rentre en France, il est ostracisé. Il donne alors des articles à la presse non résistancialiste. Comme notre revue les Ecrits de Paris où il est bien accueilli aux côtés d'autres épurés. En 1955 Fabre-Luce lui proposera d'écrire dans Rivarol. Il collabore aussi à la Fédération d'André Voisin où il retrouve des amis des années 1930 comme Jean Maze. Il a aussi des rapports cordiaux avec le bulletin et l'entourage du Comte de Paris ! Son livre Du pouvoir, un classique de la pensée politique, publié en Suisse au Cheval Ailé en 1945, passe inaperçu. Il faudra attendre qu'il soit disponible, bien plus tard, dans la collection (de poche) Pluriel. Mais le second, De la souveraineté (1955), connaît un gros succès en Angleterre et surtout aux Etats-Unis chez les politologues et les universitaires. Invité dans des colloques outre-Atlantique, Jouvenel accède alors à la célébrité. Dans ses ouvrages, il se définit comme un néo-libéral hostile au dirigisme mais soucieux du progrès social, anticommuniste, européen (mais hostile à un Etat européen), atlanliste. Il suit (dans ses notes) l'actualité française et mondiale. En 1954-55, il juge Mendès-France « trop complaisant » avec le PCF et l'URSS. 1945 a été pour lui « la fin de l'imperium européen » et il a ressenti avec douleur Dien Bien Phu. Quant à la guerre d'Algérie, il est soucieux du sort des «Pieds noirs» mais prédit : « Nous céderons ».

SES ACTIVITÉS INTELLECTUELLES
Il est passionné par les statistiques. Ce qui le conduit à la prévision de l'avenir. D'où la fondation d'une revue, Futuribles, qu'il voit comme « un carrefour de rencontre des idées qui agitent le débat public ». Il participe en France à des commissions sur la décentralisation et l'aménagement du territoire. Après 1965, il relie l'économie politique à l'écologie. Voir son livre Arcadie. Essais sur le mieux vivre (1968, réédité par Gallimard en 2002). Mais sur ce point aussi, il refuse le catastrophisme du Club de Rome et des Verts. Et prône « une croissance disciplinée » car il est obsédé par « la fragilité du vivant », l'épuisement des ressources énergétiques et des richesses marines. Il n'est plus "réaliste" mais "spiritualiste". Il est d'ailleurs revenu au catholicisme. Il a de nombreuses activités mais vit surtout dans sa retraite d'Anserville (Oise) où il fréquente en voisin Emmanuel Berl qui disparaît en 1986. Il s'inquiète de la nouvelle crise économique : « Nous mènera-t-elle à la guerre comme la première ? » En 1974 et 1981, à la grande surprise de ses amis, il a voté (au second tour) pour Mitterrand tout en critiquant son programme économique. Dans ses notes il s'inquiète de « l'impuissance de la vieillesse » mais avoue avoir « passionnément aimé cette terre ». Il meurt le 1er mars 1987.

UN PASSEUR
Ainsi s'achève ce livre remarquable qui charrie tant de noms, de faits, de références, de souvenirs ... Dans sa conclusion. Olivier Dard considère Jouvenel comme un homme qui a toujours voulu comprendre. Il ne pouvait pas percer en politique (pas de charisme, une certaine instabilité Psychologique) mais a réussi comme un "passeur" entre les générations de l'avant-39 à l'après-45. Dans un article de National-Hebdo (reproduit dans Que lire ? tome 3), Jean Mabire avait dit sur lui : « Curieux personnage qui a toujours été décalé. en avance ou en retard sur son temps, jamais en prise sur le réel mais d'une singulière lucidité sur l'évolution du monde qu'il a regardé toute sa vie avec un mélange de scepticisme et d'enthousiasme ».
Jean-Paul ANGELELLI. Rivarol du 26 septembre 2008
(1) Olivier Dard. Bertrand de Jouvenel 526 pages. Notes, index et sources. 25 €. Perrin.
(2) « Pour une révision de tous les procès de tendance » (RIVAROL du 4 novembre 1983) signé Scrutator - pseudo de Maurice Gaït, notre directeur qui décédera le 10 novembre de la même année. Proche de Bergery, il avait connu Jouvenel. Au-delà du procès Sternhell, Maurice Gaït cite Raymond Aron excusant le "fascisme" de Jouvenel et son entrevue avec Hitler. Tant mieux pour Jouvenel. Mais il y en eut bien d'autres (oubliés). Notre directeur d'alors s'interroge « sur cette marmite épuratoire » resurgissant dans les années 1980. Qui n'a plus cessé de bouillonner depuis et s'est même amplifiée.

 

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