L'une des premières définitions modernes de cette notion nous est donnée par Burlamaqui (1694-1748) dans ses Principes de droit politique. Celui-ci retient 3 éléments essentiels :
- un DROIT de direction,
- assorti d'un POUVOIR de commandement, de contrainte,
- ayant une valeur UNIVERSELLE, c'est-à-dire que cette combinaison juridico-politique s'applique à tous les membres d'une collectivité politique donnée (cité, nation, monarchie, empire, etc.).
La notion est définie par conséquent indépendamment du type de régime dans lequel elle s'applique. Cette définition retient notre attention essentiellement par son aspect moderne : c'est qu'elle utilise 2 concepts tirés du discours contemporains, à savoir le droit et le pouvoir politique. Il est à souligner cependant que la position originale de Burlamaqui constitue une rupture qui est à la fois historique et idéologique.
Le droit médiéval, fortement soumis aux règles du discours scolastique, ne pouvait concevoir une théorie de la souveraineté qui ne fut principalement théocratique et déiste. Or, alors que les légistes catholiques s'appliquaient à dégager une conception métaphysique, Bulamaqui propose une définition politique et juridique, renouant ainsi avec la tradition publiciste romaine. En introduisant dans sa recherche des principes et critères non-religieux (pour simplifier, disons "laïcisé", bien que le terme soit impropre de notre point de vue), ce penseur genevois revendique un acte contestataire.
L'originalité de cet "esprit contestataire" — qui va se développer au fil des siècles — peut être étudiée à travers 2 exemples :
- d'une part, la théorie du mandat. Si l'on reconnaît la dichotomie souveraineté/ pouvoir divin, à qui peut-on alors attribuer cette souveraineté étant bien entendu que celle-ci n'est concédée qu'à titre relatif et provisoire au souverain ? Et, par ailleurs, qui est à l'origine de cette attribution ?
- d'autre part, le développement de l'idéologie démocratique de la souveraineté populaire. Cette idéologie, caractérisée par la notion de "contrat social", présente 2 versions : l'une post-scolastique (la doctrine des jésuites en est la plus brillante des représentations), l'autre républicaine (Hobbes, Rousseau).
La théorie du mandat
De la théorie du mandat peuvent être dégagées les esquisses idéologiques de ce qui était appelé à engendrer les grands principes de la pensée politique contemporaine. On y reconnaîtra, entre autres choses, les valeurs sous-jacentes aux idéologies égalitaires : dualisme, mécanicisme inorganique, attachement aux cadres logiques du droit privé.
Cette théorie présente une structure trinaire évidente. Trois facteurs, 3 niveaux, interviennent en effet : le mandataire, le mandaté et l'attribut du mandat. Le mandataire est Dieu, ou la puissance divine dans le langage des légistes de l'époque ; le mandaté, celui qui exerce le pouvoir en vertu d'un mandat explicite découlant d'une procédure historique (le pacte de Dieu et du roi prend la forme du baptême — Clovis — ou du sacre — les Bourbons) ; enfin, l'attribut même du mandat est représenté par la souveraineté, qui est à la fois droit et pouvoir.
Cette dialectique trinaire s'inspire d'une idéologie dualiste, essentialiste, qui apparaît clairement dans le schéma suivant :
• Élément originel : Le mandataire = Dieu (A)
• Éléments dérivés : Le mandaté = Roi (B) ; L'attribut = Souveraineté (C).
La relation causale, telle qu'elle transparaît dans ce dessin, entre celui qui est la source de tout pouvoir (Dieu) et ce que nous avons appelé les "éléments dérivés" de la structure (le souverain et son attribut), est frappante.
Ainsi, il n'existe qu'un rapport unilatéral entre l'élément originel et les éléments dérivés. Qu'est-ce à dire ? C'est que le souverain (l'État) n'est considéré que comme une instance soumise, déterminée. Simple super-structure dans le rapport trinaire que nous avons défini, il ne peut être une instance suprême. Au même titre, la souveraineté est conçue ici comme un pur "objet". Il n'est pas question de la valoriser, dans la mesure où elle participera de Dieu et du pouvoir politique temporel.
Au fond, l'État est un "objet" divisé, la souveraineté politique une instance médiatrice ; seule la puissance divine est présentée comme "sujet" total, instance suprême parce qu'englobante. C'est ainsi qu'un légiste de l'époque médiévale a pu écrire que l'État n'était en tout et pour tout qu'un fidei commis...
Une logique essentialiste, inorganique et déterministe
Cette logique "essentialiste", selon laquelle Dieu serait l'essence de toute chose (cf. Saint Augustin, Thomas d'Aquin) conduit à dévaloriser le pouvoir politique, opération caractéristique du manichéisme chrétien. Non seulement l'État n'est qu'une structure objective, mais il représente chez les doctrinaires chrétiens, une anti-thèse, un mal nécessaire.
Bien évidemment, la coloration donnée au pouvoir politique est négative. Si l'État est en possession de la souveraineté, il n'en a pas la propriété pleine et entière. Il n'est pouvoir que par accident et non par essence. En termes civilistes, il n'exerce pas un droit réel parfait de propriété.
Qu'est-ce que cette souveraineté, émanée de Dieu et qu'il peut reprendre à tout instant ?
Philologiquement, elle est superanum, c'est-à-dire supériorité. Pétris de droit romain et de droit canonique, les légistes de l'âge d'or du catholicisme sont les ardents défenseurs d'un ordre théocratique. Leur discours est moins idéologique que politique. Au service du pouvoir ecclésiastique, ils donnent à ce dernier un alibi intellectuel (1). Soulignons que cette dialectique n'est nullement organique. Elle relève au contraire d'une pure mécanique déterministe, dans laquelle l'homme n'a aucun droit.
Logiquement, les rapports qu'entretient cette puissance divine avec le souverain sont purement hiérarchiques. L'influence platonicienne apparaît ici considérable. Si rien ne se conçoit hors de Dieu, le pouvoir politique n'est que titularisation et jamais propriété ab origine. C'est ainsi que l'écrivaient les frères Carlyle dans un essai intitulé A History of Political Medieval Theory in the West (1903-1936) en rappelant le vieil adage des barons anglais et saxons : Nolimus leges anglicae mutare.
La souveraineté du peuple
Il est inévitable que cette seconde partie apparaisse comme un raccourci par trop fulgurant d'une évolution qui, bien que sensible, fut lente. Cette dernière est typique des mouvements observables dans la vie des idées, qui passent successivement par des phases de contraction puis de décontraction. Rythme biologique que nous retrouvons dans notre analyse. À l'époque où nous reprenons notre étude, les discours touchant à la notion de souveraineté populaire se sont multipliés. L'émergence d'un État puissant, centralisateur et volontaire a favorisé une telle poussée. La théorie du droit divin est une expression de notre époque de changements. Elle fournit une base idéologique à l'absolutisme du XVIIe siècle.
Deux inspirations sont à distinguer : l'une est d'origine chrétienne et représentée par les Monarchomaques et certains intellectuels jésuites (dont Francisco Suarez). L'autre est plus franchement laïque, entendons par là non directement attachée aux intérêts ecclésiastiques (Hobbes et le Léviathan, Rousseau et le Contrat Social). Penchons-nous tout d'abord sur la doctrine jésuite à travers les idées développées par Francisco Suarez (1548-1617).
Des jésuites aux doctrines du contrat social
Fidèles aux tendances égalitaires de leur doctrine dualiste - et de la théorie du mandat qui en est une expression particulière - ce sont des penseurs jésuites qui vont enclencher le mouvement qui débouchera sur la théorie du contrat social. Ce n'est là qu'un des multiples paradoxes apparents de l'histoire des idées. Certains auteurs ont voulu voir dans cette évolution une "laïcisation" de la théorie du mandat et il est évident qu'une tentative de dégagement du discours théocratique se manifeste timidement. Lato sensu, ils demeurent tout de même dans la ligne des héritiers de la pensée augustinienne et thomiste. Si les scolastiques perdent du terrain, la conception du monde dominante chrétienne se maintient. Les valeurs restent identiques. Quelles sont-elles ?
• Première idée : L'homme est un être social. L'ontologie sociale de la doctrine aristotélicienne est reprise dans l'augustinisme, par la reconnaissance de l'individu comme réalité politique. Comme valeur, l'homme est un absolu dans l'histoire et la Cité de Dieu est reliée à la Cité Terrstre par une "sphère de conciliation" qui n'est pas sans rappeler Socrate ou Chrysippe.
• Deuxième idée : Le mandataire n'est plus Dieu. Les monarchomaques sont les premiers à opérer cette substitution : la source du pouvoir n'est plus divine mais réside dans le peuple.
Les intellectuels jésuites vont introduire une révolution dans les idées. Au vieux principes thomiste "nulla potestas nisi a Deo" est substitué l'idée selon laquelle "nulla potestas nisi a Deo per populum"... Il s'agit là de quelque chose de révolutionnaire puisque c'est reconnaître au peuple au moins un rôle égal à celui de Dieu. Le "grand absent" (entendons le peuple) est désormais placé au premier rang. Ainsi pour le Cardinal Bellarmin (1542-1621), "tous les citoyens sont civilement égaux", ajoutant dans De Membris Ecclesiae, "le pouvoir a été donné au peuple et les hommes y sont égaux".
Il est d'ailleurs suivi dans cette voie par Suarez, un autre père des jésuites : "la sphère de conciliation" est facteur de synthèse, synthèse de Dieu et du peuple. La souveraineté populaire est donc dans le cadre de cette "sphère" concrétisée par un contrat de tous entre tous. La filiation est incontestable (cf. J. Rouvier, Les grandes idées politiques, t. 1, Bordas).
Deux aspects sont à distinguer :
- La société, d'une part, fondée sur un rapport de droit privé, de nature synallagmatique. Cette influence du droit privé rejoint celle aperçue dans la théorie du mandat. Dans cette société, les hommes sont égaux, comme créatures de Dieu. Celle-ci est une exigence de la nature, devant être régie par une autorité, nécessité par le bien commun. Ce syllogisme thomiste réduit le pouvoir à un mal nécessaire et sa souveraineté à une simple délégation du souverain suprême (Dieu ; puis Dieu et le peuple ; le peuple enfin). Ce rapport autrefois nommé "pactum" induit une délégation de pouvoir.
- En effet, le pouvoir résulte de ce "pactum subjectionnis". Il est mal tempéré en vue du bien commun ! Définir ce dernier est une tâche ardue mais il existe comme objectif.
Le dualisme manichéen est conservé...
Le dualisme manichéen est cependant conservé : le pouvoir demeure ce mal nécessaire. La cité des hommes, reflet dégénéré de la Cité de Dieu, réclame une caricature de pouvoir. L'exécutif, l'État, quelle que soit son appellation, est cette dernière. Le pacte est limité et partiel. Face à la société des hommes (valeur du bien), fondée sur un accord consensuel naturel (influence du jusnaturalisme), le pouvoir représente le pôle négati. C'est ainsi que nous arrivons à la théorie du contrat social, dont les principaux théoriciens furent Thomas Hobbes et J.J. Rousseau.
Dans son ouvrage principal, Le Léviathan (1651), Hobbes (1588-1679) nous expose les principes qui l'ont inspirés. C'est surtout chez Spinoza qu'il a puisé son inspiration. Ce dernier, dans son Traité théologico-politique développe l'idée selon laquelle l'état originel de l'homme est celui de nature. L'état de nature se définit comme "la possession d'un droit qui s'étend jusqu'où s'étend la puissance déterminée qui lui appartient" et présente donc un caractère actif d'une pluralité de rapports de puissance (cette idée s'oppose en fait à l'idéalisme pacifiste et plat des intellectuels contemporains). La fin d'un tel état est la conséquence de l'apparition de ce que Spinoza appelle la "multitude", connaissant 2 formes principales : la cité et la république.
À ce propos, Rousseau considérait que l'accroissement du nombre des individus est inversément proportionnel au degré de liberté dont ils jouissent. Cette conséquence du nombre en expansion (cf. chap. XVII du Léviathan), comme pure quantité arithmétique, produit inéluctablement une société de discipline qui trouve sa justification dans sa fonction d'assurance. Hobbes définit cette fonction comme celle consistant à "donner la pais et la sûreté".
La naissance de l'État totalitaire
Le problème qui se pose n'est plus alors de limiter ce pouvoir mais de l'organiser au mieux des intérêts collectifs. Le philosophe investit celui-ci d'un droit illimité d'action justifié par sa fonction. Chaque acte souverain a pour auteur l'ensemble des sujets. D'où l'apparition du Leviathan, "le plus grand des monstres froids" dont parle Nietzsche. En termes de sociologie politique, c'est l'acte de naissance intellectuelle de l'État totalitaire, de la dictature moderne, qu'elle soit nazie ou stalinienne.
On peut dégager chez Hobbes 2 idées dominantes, d'une part une méfiance a priori du pouvoir réhabilité mais condamnable tout à la fois, d'autre part une vue prospective quant à l'apparition de l'État moderne et de sa rhétorique égalitaire (cf. l'analyse brillante de B. de Jouvenel, Du pouvoir).
Deux acteurs entrent en jeu : le pouvoir exécutif et l'individu, liés par un contrat en vertu duquel toute personne aliène, en toute connaissance de cause, la totalité de ses doits au profit d'avantages à terme. Dans ce jeu d'un genre nouveau, le providentialisme explicatif de la période médiévale disparaît au profit d'un style que nous qualifions de réalitaire. Le jeu n'est plus troublé par un tiers divin, il est immanent au monde d'ici-bas. L'émancipation est de ce point de vue radicale. Le rapport politique Pouvoir/ Peuple est valorisé, maladroitement. Il est encore contractuel, toujours marqué de la mauvaise conscience d'un péché originel, traduit par l'aliénation de l'individu. Notons pour finir que Hobbes insiste avec bonheur sur la dialectique du politique excluant toute métaphysique détemrinante.
La logique de Rousseau
Le second théoricien qui nous intéresse ici est J.J. Rousseau (1712-1778) et son Contrat Social (1762). L'idée de base du rousseauisme est le mythe du Contrat social, événement "historial" au sens de Martin Heidegger, marquant la naissance de l'humanité historique ; la logique de Rousseau présente 2 aspects essentiels :
- une chronologie marquée par l'idée de rupture (historicisme). Le contrat social est un acte unique dans le temps, qui constitue la consommation première de l'aliénation. Telle est l'idée traditionnelle. Mais Rousseau est aussi le fondateur d'une doctrine historique. Il divise la genèse du contrat en 2 étapes : le surgissement, sous la nécessité démographique (cf. Hobbes) puis la désignation des dirigeants par les cocontractants. Par là est introduit le mythe fondateur historique d'une société décomposée en époques significatives et distinctes. Au providentialisme déterminant des jésuites, Rousseau substitue l'homme-sujet de l'histoire. Le destin n'est plus le résultat d'une volonté divine, transcendante à la terrestre humanité. Il est volonté humaine. Nous avons affaire là à une doctrine du volontarisme historique et subjectiviste.
- La question soulevée par la notion de souveraineté populaire est la suivante : quel peut être le degré d'aliénation des droits individuels ?
École anglo-saxonne et école continentale
On trouve au XVIIIe siècle 2 réponses, 2 sensibilités. Pour l'école anglo-saxonne (Locke et Hobbes), cette aliénation ne devait être que partielle, les individus conservant un "droit de réserve". Pour l'école continentale, il ne peut y avoir de demi-mesure : l'aliénation est totale. Le souverain étant le peuple, "les hommes ne peuvent s'engager qu'à obéir à leur totalité". Cette dernière constitue une entité essentiellement différente d'une somme arithmétique : il s'agit de la Nation qui bénéficie d'un transfert de l'ensemble des droits des particuliers. La modération graduée d'un Hobbes ou d'un Bossuet (cf. le Cinquième avertissement aux protestants) est étrangère à la pensée rousseauiste pour laquelle le droit de souveraineté s'avère absolu.
Voilà pourquoi Rousseau est généralement présenté comme le précurseur de tous les régimes totalitaires modernes. Mais on trouve également chez Rousseau une distinction fondamentale : gouvernement et souveraineté ne sont point identiques. La souveraineté populaire attribue l'imperium aux dirigeants, c'est un fait, mais elle demeure spécifique "chose-en-soi" qui ne peut être confondue avec la fonction exécutive. Cette dichotomie est un des points remarquables de la science politique moderne (cf. Du contrat social, Livre III, chap. II).
Le danger provient alors de la dynamique du pouvoir, tendance propre à tout pouvoir politique à envahir la dimension souveraine, brisant ainsi les temres du contrat social. Selon Rousseau, "ce vice inhérent et inévitable" est lié à toute société humaine. Ce qui donne à Bertrand de Jouvenel l'occasion de qualifier cette idéologie d'évolutionnisme pessimiste (in Du Principat, Hachette).
La souveraineté populaire rousseauiste est un des concepts les plus ambigus que l'on puisse trouver. A priori démocratique et égalitaire, elle est à l'origine des systèmes idéologiques nationaux des XIXe et XXe siècles. Le style impérial de cette souveraineté essentiellement immanente, son caractère communautaire et politico-historique, joint à une philosophie pessimiste, font de Jean-Jacques Rousseau un des principaux fondateurs de la doctrine de la souveraineté post-chrétienne.
L'idée de souveraineté, de par ses origines, constitue un des concepts-clés de l'histoire politique européenne. Fortement marquée par l'influence du droit privé romain, elle fut durant toute l'époque d'expansion chrétienne, un concept directement rattaché au pouvoir divin. Cette idée connut, au gré des fluctuations idéologiques et politiques, des interprétations sensiblement divergentes. N'est-ce pas, d'ailleurs, le sort réservé à toute tentative de systématisation politique ?
► Ange Sampieru, Vouloir n°54-55, 1989. http://www.archiveseroe.eu
Note 1 : L'Antiquité considérait la première fonction, dite souveraine, comme religieuse ET politico-juridique ainsi que Georges Dumézil l'a démontré dans maints ouvrages.