
L’article récemment publié par Libération sur la présence persistante de livres jugés « haineux » dans les catalogues d’Amazon, de la Fnac ou de Cultura n’a pas provoqué d’émoi notable dans l’opinion. Il est, en revanche, le symptôme manifeste de l’émoi des journalistes eux-mêmes. Ce sont eux qui s’inquiètent, eux qui s’alarment, eux qui découvrent, avec une inquiétude presque existentielle, que des décennies de lois mémorielles, de pressions militantes, de signalements systématiques et de judiciarisation du discours n’ont pas suffi à éradiquer totalement les marges dissidentes.
Ce texte est révélateur moins par ce qu’il prétend dénoncer que par ce qu’il trahit. Il révèle la fragilité psychologique d’un milieu convaincu d’avoir conquis définitivement l’hégémonie morale et symbolique, et qui constate avec stupeur que le réel continue de produire des livres, des lecteurs et des idées échappant à son contrôle. Antonio Gramsci avait parfaitement décrit ce moment où l’hégémonie cesse d’aller de soi et doit être défendue par des moyens de plus en plus coercitifs. L’alarme morale est souvent le premier signe d’un affaiblissement culturel.
La censure des livres, en réalité, demeure marginale. Elle reste visible, coûteuse, politiquement risquée dans un pays qui continue de se réclamer de Voltaire, parfois sans en avoir retenu l’enseignement essentiel, celui selon lequel la liberté d’expression n’est pas faite pour protéger les idées agréables. La transformation décisive se situe ailleurs. Elle concerne la parole vivante, immédiate, profane, celle des individus ordinaires. Non plus la parole médiatique, paradoxalement plus libre qu’autrefois dans certains formats, mais la parole périphérique, locale, non médiée, celle des réseaux sociaux, des réunions publiques, des vidéos amateurs. C’est cette parole-là que l’on traque désormais avec la plus grande vigueur.
Ce déplacement s’explique par l’émergence d’une catégorie centrale du discours contemporain, celle de la « haine ». Ce terme n’appartient ni au droit romain, ni à la tradition juridique européenne classique. Il est une importation récente du monde anglophone, forgée à partir des années 1980 dans les universités américaines, au croisement du militantisme identitaire, de la psychologie victimaire et du droit antidiscrimination. Herbert Marcuse avait théorisé, dès les années 1960, cette logique sous le nom de « tolérance répressive », tolérance pour les discours dominants, intolérance pour ceux jugés subversifs.
Le hate speech ne désignait pas, à l’origine, l’appel explicite à la violence, déjà sanctionné par le droit pénal classique, mais toute parole perçue comme hostile à des groupes définis non plus politiquement, mais anthropologiquement. Cette mutation est décisive. Elle substitue à la responsabilité de l’acte la culpabilité de l’opinion, et à la preuve juridique le ressenti subjectif. Comme l’a montré Alain de Benoist, nous sommes passés d’un droit fondé sur les faits à un droit fondé sur les affects.
Michel Foucault avait décrit ce basculement comme un passage du régime de la loi à celui de la norme. On ne punit plus ce qui trouble objectivement l’ordre public, on corrige ce qui s’écarte d’une normalité morale définie par les élites. Hannah Arendt, de son côté, avertissait que lorsque l’opinion devient un crime potentiel, le politique cesse d’être un espace de confrontation pour devenir un dispositif de gestion des comportements. La haine n’est plus un sentiment à établir, ni une intention à démontrer, elle devient une étiquette performative qui dispense de toute discussion.
La France a importé cette catégorie sans débat doctrinal sérieux. Le mot « haine » fonctionne désormais comme un opérateur magique. Il permet d’agréger sous une même incrimination des réalités pourtant hétérogènes, critique de l’immigration, analyse démographique, constat statistique, inquiétude civilisationnelle. Ce qui dérange la doxa n’est plus réfuté, mais disqualifié. Jürgen Habermas parlait d’un espace public fondé sur la discussion rationnelle. Nous en sommes aujourd’hui à l’administration morale de cet espace.
Bien avant l’irruption d’Éric Zemmour dans le paysage médiatique national, évoquer le Grand Remplacement ou citer certaines statistiques suffisait déjà à exposer un individu à des poursuites pénales. La nouveauté n’est pas l’existence de la répression, mais son déplacement stratégique. Il existe aujourd’hui, paradoxalement, une plus grande liberté de ton dans certains médias nationaux que dans la vie ordinaire. Le débat est toléré tant qu’il demeure abstrait, théorique, médiatisé, neutralisé par le commentaire. Dès qu’il est incarné par un individu concret, identifiable, local, la machine judiciaire s’abat avec une rapidité implacable.
L’affaire Jean-Eudes Gannat illustre parfaitement ce nouveau régime de contrôle. Début novembre 2025, ce jeune père de famille angevin publie une courte vidéo décrivant une situation observable liée à la présence de migrants afghans devant un supermarché. Aucun appel à la violence, aucune organisation militante, aucun projet d’action. Pourtant, le procureur n’hésite pas une seconde. Garde à vue prolongée, interrogatoires, poursuites pour « provocation à la haine raciale », contrôle judiciaire, interdiction de réseaux sociaux. La réponse est immédiate, automatique, dénuée de toute hésitation. Le délit n’est pas d’avoir frappé, ni même d’avoir appelé à frapper, mais d’avoir nommé le réel.
Ce paradoxe est central. Tandis que certaines idées circulent désormais dans les médias sous une forme édulcorée, les procureurs et les associations militantes redoublent de zèle contre les individus ordinaires. Le contrôle s’est déplacé du sommet vers la base. Comme l’avait pressenti Tocqueville, la démocratie moderne n’écrase pas par la force brute, mais par une pression diffuse qui rend l’écart moral coûteux.
Un seuil supplémentaire a été franchi en mai 2023 lorsque le ministre de l’Intérieur a interdit préventivement un colloque de l’Institut Iliade en hommage à Dominique Venner, non pour des violences anticipées, non pour des appels prévisibles à l’insurrection, mais par crainte de propos jugés « dangereux ». Ce seuil est celui du passage d’un régime répressif à un régime préventif. L’État ne sanctionne plus des paroles prononcées, il empêche des paroles possibles. Carl Schmitt définissait le souverain comme celui qui décide de l’exception. Nous y sommes. L’exception ne concerne plus l’ordre public matériel, mais l’ordre symbolique.
Ce zèle contraste violemment avec la prudence, voire l’embarras, dont font preuve les autorités face à une violence bien réelle, répétée, revendiquée, d’origine religieuse. Attentats, agressions antisémites, assassinats commis au nom de l’islam politique radical jalonnent désormais la vie européenne. Les slogans sont connus, les motivations explicites, les victimes identifiables. Pourtant, là où la parole inquiète, l’acte est relativisé. Là où le livre est traqué, le couteau devient un fait divers.
Guillaume Faye parlait d’inversion axiologique pour décrire ces sociétés qui redoutent davantage la transgression verbale que la violence physique. Cette inversion est aujourd’hui pleinement assumée. À force de vouloir purifier le langage, on s’interdit de nommer l’ennemi réel. À force de criminaliser les mots, on abdique devant les actes. Le politique se replie sur le symbolique parce qu’il n’ose plus affronter le réel.
L’article de Libération ne révèle donc pas un scandale éditorial. Il révèle une angoisse de classe, celle de journalistes conscients que leur monopole symbolique se fissure, tandis que le pouvoir, lui, s’emploie à discipliner non plus les idées abstraites, mais les individus concrets. Aucune civilisation ne s’est jamais sauvée en traquant les mots pendant que le réel avançait, armé, déterminé, et parfaitement indifférent aux indignations morales.
Balbino Katz – balbino.katz@pm.me
https://www.polemia.com/quand-liberation-et-leurope-craignent-les-mots-plus-que-la-violence/