L'originalité de Carl Schmitt est de rompre avec le discours classique sur le pouvoir politique. Toute la tradition philosophique, de Platon à Hegel, pense le pouvoir dans un rapport de subordination aux valeurs du droit et de la raison. Tous les efforts du libéralisme consistent à limiter le pouvoir, toujours suspect de force et d'arbitraire, en le divisant et en le soumettant à une légalité impersonnelle. C. Schmitt prend le parti inverse. Il rappelle contre le rationalisme politique et l’optimisme libéral que le pouvoir ne peut s'annuler dans un fonctionnement impersonnel de règles, dans la mesure où les hommes vivent dans un monde irréductiblement conflictuel. Carl Schmitt nous dit le contraire de ce que nous aimerions entendre. Il nous dit la face sombre et ténébreuse du pouvoir dans le droit fil d'un certain héritage d'un Machiavel ou d'un Hobbes.
Il est difficile de faire une présentation systématique de la pensée politique de C. Schmitt, car sa pensée a évolué des 1ères publications : Loi et Jugement (1912), Romantisme politique (1919), aux derniers ouvrages : Le Nomos de la terre (1950) et Théorie du partisan (1963). On peut expliquer cette évolution par son adaptation personnelle non dénuée d'opportunisme aux avatars de l'histoire. Toutefois certains concepts sont récurrents : le thème de la décision, au point que la théorie schmittienne est résumée dans le terme de "décisionnisme", la critique du libéralisme, et la définition de la politique pure. Ces 3 thèmes convergent tous vers la notion de souveraineté.
Carl Schmitt commence par une réflexion sur le droit. Dans Loi et Jugement, il montre que le jugement judiciaire ne peut être compris comme une subsomption du cas particulier sous la règle générale telle que l’interprète l’École de l’exégèse. Dans le jugement il y a un élément aléatoire, quelque chose qui relève irréductiblement de l'individu. Carl Schmitt s'oppose plus généralement à la conception normativiste du droit développée par Kelsen. Pour Kelsen toute norme tire sa validité d'une norme supérieure, jusqu’à une norme suprême qui est la constitution. L'État est un ensemble pyramidal de normes qui se présupposent toutes les unes les autres.
Mais c'est faire abstraction de la volonté souveraine qui l'institue (dans un pouvoir constituant) et du fait que la vie de l'État ne peut pas être totalement encadrée par des règles juridiques. La souveraineté politique est un commencement absolu en dehors de toute règle et de tout ordre. "Est souverain celui qui décide de la situation exceptionnelle" (1). Le souverain apparaît là où il convient de décider s'il s'agit d'une situation d'urgence et ce qu'il faut faire dans cette situation. Dans la situation d'exception la forme régulière de la vie de l'État, le droit, est suspendue, et la décision politique apparaît dans sa pureté. "Avec l'exception, la force de la vie réelle brise la carapace d'une mécanique figée dans la répétition" (2).
C. Schmitt montre que la catégorie de l'exception a une dimension métaphysique et théologique comme tous les concepts politiques dans un de ses premiers livres, Théologie politique. L'exception a pour correspondant théologique le miracle par lequel Dieu intervient sans raison dans le cours régulier de la nature. En mettant en question la notion de miracle, le déisme et le rationalisme du XVIIIe siècle légitiment métaphysiquement l'élaboration de l'État de droit dont l'idéal est d'encadrer toutes les situations dans la légalité.
Le deuxième thème récurrent de la pensée schmittienne est la critique du libéralisme politique, ce qui fait plus particulièrement l'objet de Parlementarisme et Démocratie. Schmitt montre qu'il convient de distinguer la démocratie, telle que la définit Rousseau comme souveraineté du peuple, et le libéralisme, tel qu'il est défini par Benjamin Constant. La démocratie tend vers l'identité des gouvernants et des gouvernés en réalisant l'homogénéité des citoyens dans la communauté nationale. La démocratie est hostile à la représentation, comme l'a bien compris Rousseau, elle se réalise de manière privilégiée par l'acclamation. Le libéralisme définit l'État comme une association pacifique d'individus libres et égaux avec un centre politique minimal contrôlé par une élite représentative du peuple. Ces 2 principes politiques ont pu se mélanger au cours des XVIIIe et XIXe siècles, parce qu'associés dans leur lutte commune contre le principe monarchique, mais ils n'en ont pas moins des logiques profondément différentes dont la divergence apparaît clairement au XXe siècle (3).
Le parlement est essentiellement une institution libérale. Il se comprend comme une commission aristocratique du peuple qui définit à l'intérieur de lui-même une commission de second degré, le gouvernement, chargé de gérer les affaires publiques. Sa fonction principale n'est pas de désigner des personnes qui ont la confiance des citoyens, car cette fonction pourrait tout aussi bien être remplie par un césarisme antiparlementaire, mais d'organiser la discussion politique. L'échange des arguments dans la discussion doit permettre de faire émerger la vérité politique comprise comme vérité relative. C'est pourquoi la discussion ne s’arrête pas. Elle ne se confond pas en droit avec une négociation commerciale où ce qui prévaut est la lutte d’intérêts. Le député n'a pas un mandat impératif, il n'est pas le représentant d'un parti, mais de tout le peuple.
La recherche en commun de la vérité implique l'existence d'un espace publique où tout citoyen peut prendre connaissance des affaires politiques, ce qui nécessite la reconnaissance et la garantie de la liberté d'expression et de la liberté de la presse. Le parlementarisme s'appuie sur une véritable foi dans la vertu de la discussion, il suppose que les hommes sont capables de se laisser convaincre par des arguments et de vouloir la vérité. Le problème est de savoir si le parlementarisme qui a trouvé ses titres de noblesse dans l'Europe bourgeoise du XIXe s., particulièrement dans la France de la Monarchie de Juillet fondée sur un régime censitaire, est encore viable dans la démocratie de masse du XXe s. De fait l'État contemporain assume des responsabilités économiques et sociales de plus en plus importantes (ce que Schmitt appelle le virage vers "l'État total") et la vie politique est de plus en plus dominée par des partis qui agissent comme des groupes de pression en vue de la conquête du pouvoir en utilisant de puissants moyens de propagande.
C'est pourquoi C. Schmitt pense que le parlement est une institution désuète et inadaptée, qui affaiblit l'État par ses discussions perpétuelles. Il préconise le renforcement du pouvoir exécutif dans un régime présidentiel et le recours à une dictature provisoire (selon la définition romaine) pour répondre à l'urgence du moment et à la volonté suprême du peuple qui est la sauvegarde de son unité. « Le bolchevisme et le fascisme sont certes antilibéraux, comme toute dictature, mais pas nécessairement antidémocratiques... La volonté du peuple peut s'exprimer par acclamation, par sa présence évidente et non contestée, et par un processus démocratique encore meilleur que l'instrument statistique élabore avec un soin si minutieux depuis un siècle et demi » (4).
Le troisième thème est la définition du politique. Ce thème est développé dans le petit texte intitulé La Notion de politique (5), le livre le plus célèbre et le plus commenté de C. Schmitt. Dans ce texte C. Schmitt recherche la définition précise de la réalité politique selon une méthodologie empruntée à Max Weber. Le domaine moral se reconnaît à travers la distinction du bien et du mal, le domaine esthétique à travers la distinction du beau et du laid, le domaine économique à travers les valeurs de l'utile et du nuisible ou du rentable et du non-rentable. C. Schmitt prétend identifier le critère qui définit la spécificité du politique à travers la discrimination de l'ami et de l'ennemi.
La politique n'est pas un domaine, elle ne se confond pas avec l'État, elle se définit par un degré d'intensité qui peut concerner n'importe quel domaine et diviser les hommes en 2 camps susceptibles de s'affronter. « Est politique tout regroupement qui se fait dans la perspective de l'épreuve de force » (6). L'ennemi n'est pas l'adversaire dans une discussion ou le concurrent dans une compétition économique, c'est l'ennemi public (hostis) et non l'ennemi privé (inimicus). La réalité politique tient au fait que l'homme est fondamentalement un être dangereux. C'est pourquoi le jus belli et le jus vitae ac necis sont les attributs permanents de la souveraineté. Il ne s'agit pas de dire que la guerre est normale ou souhaitable, il s'agit seulement de reconnaître la possibilité effective de la guerre et le sérieux existentiel que cela implique pour tout homme de perdre sa vie ou de donner la mort.
Un monde où la possibilité de la guerre serait complètement écartée, un monde de totale neutralisation, serait un monde sans activité politique. Le fait politique par excellence est la division de l'humanité en unités politiques. « Le monde politique n'est pas un universum, mais, si l'on peut dire, un pluriversum » (7). Si un peuple n'est pas capable de lutter, il perd à plus ou moins long terme sa souveraineté. C. Schmitt dénonce la foi libérale qui veut mettre la guerre hors la loi. Selon lui l'idée d'une société des nations est une notion polémique qui a permis de lutter contre l'Europe des princes. Quant à ceux qui font la guerre au nom de la morale, ils ne font que renforcer la violence en diabolisant l'adversaire. Le libéralisme est par essence antipolitique. « Il n'y a pas de politique libérale sui generis, il n'y a qu'une critique libérale de la politique... La pensée libérale élude ou ignore l’État et la politique pour se mouvoir dans la polarité caractéristique et toujours renouvelée de 2 sphères hétérogènes : la morale et l'économie, l'esprit et les affaires, la culture et la richesse » (8). Le libéralisme ne supprime pas le politique, il n'a fait que le dissimuler dans un discours antipolitique.
C. Schmitt revendique la paternité de Hobbes pour étayer sa définition du politique. Mais la référence à Hobbes est pour le moins ambiguë, c'est ce que montre Leo Strauss dans son commentaire de La Notion de politique (9). Hobbes reconnaît l'état de guerre de tous contre tous à l'état de nature pour définir l'État comme condition d'une vie paisible entre les hommes permettant de développer l'économie et il définit le droit à la sûreté à la vie comme droit inaliénable, en ce sens Hobbes vise un au-delà du politique et fonde le libéralisme. Leo Strauss montre que Schmitt reste attaché au libéralisme malgré sa critique radicale.
La pensée schmittienne s'explique en grande partie par une philosophie de l'histoire inspirée par le catholicisme (10). C. Schmitt interprète le monde moderne comme un monde irreligieux et dépolitisé qui trouve son cri de ralliement dans la formule de Bakounine "ni Dieu, ni maître". Il voit dans le projet d'une société horizontale d'individus libres la destruction de la transcendance verticale du rapport de l'homme à Dieu. Les hommes semblent vouloir un bonheur confortable dans une société universelle avec comme seule idole la force neutre de la technique. À partir de son pathos religieux, sombre et exigeant, C. Schmitt rappelle de manière insistante aux bourgeois optimistes que nous sommes ("bourgeois" est pris ici au sens hégélien du terme, il désigne un homme uniquement préoccupé de sa vie privée) que nous vivons dans un monde dangereux où la division politique peut toujours atteindre des degrés extrêmes qui nous plongeront nécessairement dans la tragédie. De même que le sérieux de la vie personnelle se fait dans le choix entre Dieu et Satan, de même le sérieux de la vie publique tient à l'éventualité d'un choix entre 2 camps irréductiblement opposés.
C. Schmitt a d'une part le mérite de faire ressortir en pleine lumière les principes des théories qu'il critique. Il montre clairement les insuffisances du normativisme kelsénien, les faiblesses internes du parlementarisme et la foi indémontrable du libéralisme en la discussion. D'autre part C. Schmitt a l'originalité de vouloir penser le pouvoir indépendamment de toute subordination à une valeur extra ou supra-politique, ce qui est pratiquement unique dans l'histoire. Alors que toutes les philosophies politiques pensent la politique comme réalisation de valeurs morales : la paix, la justice, la liberté, C. Schmitt veut faire une description libre de toute considération de valeur (wertfrei) du politique.
On peut se demander si ce projet n'implique pas malgré tout une morale, non la morale de l'universalité développée par Kant, mais une morale dont le pathos serait la décision existentielle voulue pour elle-même. Par quoi la notion schmittienne de décision serait bien proche de la notion heideggerienne de résolution (Entschlossenheit). Mais si ces nouveaux moralistes nous rappellent au sérieux de l'existence (privée ou publique) sous l'horizon de la mort, encore convient-il de discerner dans la réalité ce qui augmente la violence et ce qui la limite, s'il est vrai que les hommes ne veulent pas seulement se savoir libres et authentiques en face de la violence, mais libres dans une réalité sensée.
► Texte de JF Robinet issu du volume Analyses et Réflexions sur... le pouvoir, vol. II, éd. ellipses, 1994. http://www.archiveseroe.eu
• Notes :
- Thélogie politique (1922), Gal., 1988, p. 25.
- Ibid. p. 25.
- Dans son maître ouvrage Théorie de la Constitution (Verfassungslehre, 1928) [PUF, coll. Léviathan, 1993], C. Schmitt ramène toutes les formes politiques modernes à la composition de 2 principes purs : l'identité où l'État se confond avec le peuple (l'idéal de la démocratie rousseauiste) et la représentation où l’État incarne le peuple (l'idéal de la monarchie selon Hobbes).
- Parlementarisme et Démocratie (1923), Seuil, 1988, p. 115.
- La Notion de politique a fait l'objet de 3 versions successives. Le texte, né d'une conférence à la Deutsche Hochschule für Politik à Berlin, fut publié en 1927 dans la revue Archiv für Socialwissenschaft und Sozialpolitik. Il fut réédité en 1928 dans un ensemble de contributions intitulé Problème der Demokratie. Il fut ensuite édité de manière indépendante sous forme d'un ouvrage appelé 3ème édition en 1933. La traduction française actuelle se trouve chez Flammarion (coll. Champs), avec une préface de Julien Freund. L'édition française contient également un très beau texte de théorie et d'histoire politique, Théorie du Partisan, que C. Schmitt a publié à la fin de sa vie, en 1963.
- Ibid. p. 78.
- Ibid. p. 95.
- Ibid. p. 115.
- Les "Remarques sur La Notion de politique de C. Schmitt" (1932) se trouvent à la fin de Parlementarisme et Démocratie.
- Sur l'importance du catholicisme dans la pensée de C. Schmitt, voir Heinrich Meier : Carl Schmitt, Léo Strauss et la Notion du Politique, Un dialogue entre absents (Julliard, 1990) et la longue préface d'O. Beaud à la traduction française de la Verfassungslehre.