Après un long silence, Alexandre Soljénitsyne, il y a quelques mois, décidait de livrer son sentiment sur les conditions de la survie de sa patrie.
Ses réflexions ont déplu à l'intelligentsia occidentale, russophobe, mais sont loin de faire l'unanimité au sein du mouvement national russe, partagé sur l'attitude à adopter envers les républiques satellites de l'empire, au moment même où celui-ci fait donner les chars à Vilnius.
Intitulé comment réaménager notre Russie ? Le texte de SoIjénitsyne, ainsi que l'indique son titre, s'adresse avant tout aux Soviétiques. Il a été publié, à la fin du mois de septembre 1990, dans la Komsomolskaïa Pravda et dans la Literatournaia Gazeta, deux journaux totalisant un tirage de plusieurs millions d'exemplaires, avant d'être commenté quelques jours plus tard par Gorbatchev en personne à la tribune du Soviet suprême.
Feignant le demi-étonnement enveloppé de « regrets » et de « déception », l'inévitable Bernard-Henri Lévy, nouvel agité du bocal qui dit le droit, le bien et le vrai, faisait savoir dès le 26 septembre, via Libération, son « très sérieux malaise » à la lecture du texte : un écrit où, chose horrible, on respire « un parfum d' obscurantisme » ; des pages remplies de « fulminations antimodernes », qui, certes, ne doivent pas être confondues avec la xénophobie grossière de Pamiat, mais relèvent quand même d'une « mouvance intellectuelle » bien précise selon BHL : l'odieux « populisme ».
En réalité, il n 'y a rien de vraiment neuf dans le dernier livre de Soljénitsyne, sauf au plan des propositions concrètes. L'anti-humanisme de l'écrivain, dont se disent choqués tant de représentants de l'intelligentsia, ne date pas d'hier. Soljénitsyne l'avait affirmé en toutes lettres dans son célèbre discours de Harvard, en juin 1978, sur le « déclin du courage ». Il y dénonçait nettement la « conception humaniste selon laquelle l'homme, maître du monde, ne porte en lui aucun germe de mal », et rejetait l'idée que « tout ce que notre existence offre de vicié est simplement le fruit de systèmes sociaux erronés qu'il importe d'amender ».
BRADER L'EMPIRE POUR SAUVER LA RUSSIE
Soljénitsyne renouait alors avec un thème cher à beaucoup d'auteurs chrétiens du XXe siècle: la défense de la personne comme ultime rempart non seulement contre toutes les formes de totalitarisme, mais contre tout conditionnement collectif, toute technique de nivellement, tout processus d'aliénation au sens propre du terme. Il n'a pas changé depuis et il faut lui reconnaître, qu'on soit d'accord ou non avec lui, le mérite de la cohérence,
Ainsi, s'en prenant en 1978 aux tartuffes des médias occidentaux, toujours abrités derrière la « déontologie de l'information » mais prêts à participer aux manipulations les plus abjectes (« "Tout le monde a le droit de savoir" : slogan mensonger pour un siècle de mensonge, car bien au-dessus de ce droit il y en a un autre, perdu aujourd'hui : le droit qu'a l'homme de ne pas savoir, de ne pas encombrer son âme créée par Dieu avec des ragots, des bavardages, des futilités »), Soljénitsyne, aujourd'hui inquiet devant le déferlement, en URSS, de la musique ahurissante et des modes aberrantes en provenance d'Occident, pose cette question : « Comment donc faire respecter le droit de nos oreilles au silence, le droit de nos yeux à la vision intérieure ? »
Mais ce ne sont pas ces positions de caractère philosophique et moral que rejette une fraction importante du mouvement national russe. La tradition autoritariste de celui-ci est déroutée par les appels de Soljénitsyne en faveur d'une certaine forme de démocratie. Bien sûr, il s'agit d'une démocratie désabusée, consciente de ses tares - ainsi Soljénitsyne cite un auteur russe du XIXe siècle qui disait : « Des aristocraties de toute sorte, une seule surnage sous la démocratie celle de l'argent », et écrit lui-même, à propos de la perestroïka « Nous n'entrons pas dans la démocratie à l' heure où elle se porte le mieux », Il n'en demeure pas moins que cette « démocratie indirecte, sage, lente », « tempérée d'helvétisme », selon G. Nivat, ami et traducteur de l'écrivain, paraît bien utopique aux yeux des éléments radicaux du mouvement national russe, et, surtout, inapte à empêcher la désagrégation de l'empire.
Or, sur ce dernier point, Soljénitsyne prend une position tranchée : «... il faut d'urgence proclamer haut et clair que les trois républiques baltes, les trois républiques de Transcaucasie, les quatre d'Asie centrale, et également la Moldavie, si elle est plus attirée par la Roumanie, que ces onze républiques-oui ! - sont destinées de façon absolue et irrésistible à faire sécession ».
Selon Soljénitsyne, il faut donc brader l'empire pour sauver la Russie, en faisant l'« Union de Russie », avec les Russes proprement dits, les Biélo-Russes et les Ukrainiens. Cette position semble à présent partagée par Boris Eltsine, chef de la puissante « Fédération de Russie , qui vient de condamner l'intervention de l'Armée Rouge à Vilnius,
PAMIAT
Elle est en revanche rejetée par le très hétérogène front des « conservateurs » : par le groupe Soyouz (« Union ») désormais majoritaire au Parlement et composé surtout d'apparatchiks peu désireux de céder la place; par la « droite ») nationale-communiste qui a le soutien de plusieurs écrivains connus et officiels, hérauts de la « littérature paysanne » (Astafiev, Raspoutine, Belov), et de la revue à grande diffusion Natch Sovremennik (« Notre Contemporain ») ; enfin par les extrémistes de l'association Pamiat (« Mémoire »), monarchistes, panslavistes et violemment antisémites.
Pour Pamiat, la Russie, qu'il s'agisse de la Russie tsariste ou de la Russie communiste, n'a pas été une « prison des peuples », Au contraire, les premières victimes de l'Empire soviétique ne seraient autres que les vrais Russes, qui auraient tout perdu à l'affaire, alors que les républiques satellites, tant baltes que musulmanes, auraient grassement profité de leur appartenance à l'Union. Un discours peut-être vrai pour les républiques du Caucase, mais qu'on a du mal à accepter dans le cas des pays baltes, dont le niveau de vie et le niveau de culture - il suffit de songer aux places magnifiques des cités historiques de ces pays - ne doivent sans doute pas grand-chose au « grand frère russe ».
Comme chaque fois qu'elle est confrontée à une crise grave, une partie de l'élite intellectuelle russe se tourne vers l'un de ses vieux démons : le complexe d'encerclement, associé au mythe du complot. Sous Brejnev, l'immense empire surarmé était constamment menacé d'encerclement par l'impérialisme américain, d'un côté, et par les masses chinoises, de l'autre, Aujourd'hui, la « russité » profonde serait victime d'une conspiration. Récemment, un jeune slavisant italien, de retour d'URSS, pouvait écrire : « Privé de son histoire et de sa culture nationale, victime de discriminations dans les sphères de l'art et des sciences, réduit à un niveau de vie inférieur à celui des autres républiques soviétiques, démographiquement en déclin, le peuple russe apparaît, dans les analyses des propagandistes de Pamiat, comme l'objet d'une conspiration visant à l'anéantir » (1).
LE MYSTÈRE RUSSE
Il n'est pas jusqu'à l'une des plus grandes figures de la dissidence authentique, Igor Chafarevitch, mathématicien de renommée mondiale, auteur d'un livre intitule Russophobie dont on parle actuellement beaucoup à Moscou (et qui sera peut-être traduit chez un petit éditeur français), qui n'estime qu'il serait plus juste de parler de « russophobie juive » que d'« antisémitisme russe »...
L'hostilité à l'éclatement de l'empire, d'un point de vue proche de Pamiat et non de celui des « conservateurs » communistes, nous en avons trouvé aussi une expression dans une petite publication de la mouvance « traditionnelle » française, car dans les temps troublés, certaines idées, pour se répandre, empruntent les canaux les plus inattendus « Ce serait méconnaître totalement la Russie - lit-on dans cet article - que de croire qu'une "démocratie" à, l'occidentale, ploutocratique et totalitaire, intolérante et antinationale, pourrait s'y maintenir longtemps [ ... ], Ce n'est qu'en tant qu'Empire que la Russie peut et doit prétendre à l'indépendance ; autrement, elle sera asservie aux capitaux anonymes des banquiers internationaux et, en conséquence, à une politique d'uniformisation, de métissage et de technologisation forcenée qui aboutira immanquablement à une perte d' identité nationale, culturelle et traditionnelle ».
Soljénitsyne, qui se veut orthodoxe avant d'être Russe, appartient au courant solidariste chrétien des slavophiles, à l'instar de Constantin Leontiev, grand penseur conservateur du XIXe siècle et défenseur d'une conception essentiellement culturelle, et non ethnique, du « peuple ». Son courage et son envergure morale méritent toute notre sympathie, sans faire de lui un prophète infaillible en politique. Par les temps incertains qui courent, restons prudents et attentifs aussi aux raisons du solidarisme impérialiste des panslavistes, dont l'Occident ne nous offre toujours qu'une vision caricaturale.
Plus que jamais, la Russie garde son mystère de terre de nulle part, entre l'Orient et l'Occident. Préparons-nous à interpréter correctement les signaux qu'elle ne manquera pas de nous envoyer.
• Xavier Rihoit Le Choc du Mois. Février 1991
Alexandre Soljénitsyne, Comment réaménager notre Russie ?, Fayard, 118 p..
(1) A. Ferrari, « Pamiat et la renaissance du nationalisme russe », in Krisis, 5 avril 1990 (5, impasse Carrière-Mainguet -75011 Paris).
(2) E, Ovtchinnikov, « L'ivraie et le bon grain », in L'Oie messagère, 2, été 1990 (c/o Amaryllis - B.P. 579 - 13092 Aix-en-Provence Cedex 02).