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Pour la morale, Jules Verne peut encore servir

Cher, Monsieur Claude Allègre, nous n'avons pas eu l'occasion de parler de Jules Verne, ce prolifique romancier quand vous travailliez dans le laboratoire de géologie appliquée que je dirigeais à l'Université Pierre et Marie Curie ? Mais aujourd'hui vous avez en charge l'Education nationale, et vous vous souciez de la morale à l'école, et Jules Verne, justement, peut en être un bon support. Dans chacun de ses quatre-vingt « Voyages extraordinaires », sous des aventures tramées de science et de technique, n'a-t-il pas glissé des leçons édifiantes ? Sa recette est simple : prêter aux personnages principaux des comportements intelligents et nobles aboutissant à d'heureux résultats. Chez le jeune lecteur naît alors le désir de les imiter. L'efficacité du message est affaire de dosage, de rythme et de ton. Jules Verne s'y entend bien : c'est un moraliste dynamique et souriant.
Ouvrons par exemple, mais pas tout à fait par hasard, L'île mystérieuse (1874). En 1865, en pleine guerre de Sécession, cinq Fédéraux captifs dans une ville assiégée tenue par les Sudistes s'évadent de nuit en sautant dans la nacelle d'un ballon prêt pour l'envol. Un ouragan monstrueux les pousse jusqu'au Pacifique sud-ouest, et ils atterrissent en catastrophe sur une petite île dont ils ne parviendront à déterminer la position qu'un an plus tard. Auparavant ils auront sans relâche amélioré leur alimentation, leur outillage et leur habitat, en appliquant seulement des connaissances scientifiques et des procédés industriels de leur époque. Il s'agit donc de vulgarisation et non pas de science-fiction. Ainsi, on les voit fabriquer successivement de la poterie, de l'acier, un fusil de chasse, de l'acide sulfurique, de l'acide nitrique, du savon et même de la nitroglycérine pour faire sauter des rochers ! Pour rendre plausibles ces tours de force présentés sur le ton de l'évidence, l'auteur a pris quelques libertés avec les ressources naturelles. Notamment celle-ci : avec la constitution rocheuse qu'il prête à une île de quelque 60 km², y rencontrer à la fois argile, houille, minerai de fer, pyrite et salpêtre ( « en couches ») est plus qu'un miracle géologique. Verne - on peut le noter souvent - était bien moins exact en géologie qu'en astronomie ou en navigation.
Ne nous attardons pas sur ce léger défaut et considérons les six rescapés : cinq hommes et un chien. Plus psychologiques que physiques, leurs portraits sont dessinés par touches successives, parfois très espacées.
Moraliste souriant
L'ingénieur : « les yeux ardents, la bouche sérieuse, la physionomie d'un savant de l'école militante (sic), un de ceux qui ont voulu commencer par manier le marteau et le pic, comme ces généraux qui ont voulu débuter simples soldats ». Ses connaissances étendues permettent à l'équipe de triompher de toutes les difficultés. « Avec lui on ne peut désespérer ». Sans que le mot soit prononcé, il est le chef. Un bon chef : « abolitionniste de raison et de coeur », c'est lui qui a affranchi l'esclave nègre. Le journaliste : « de la race de ces étonnants chroniqueurs anglais ou américains qui ne reculent devant rien pour obtenir une information exacte et pour la transmettre à leur journal dans les plus brefs délais. Il avait été de toutes les batailles et la mitraille ne faisait pas trembler son crayon. » Le marin : débrouillard comme tous les gens de mer, il apprend vite à tout faire et joyeusement. Il faut dire que son patronyme fleure les Cornouailles :
Pencroff ... Le Noir : très doué pour les tâches ménagères, « intelligent et doux, toujours souriant et serviable », il n'a pas voulu quitter l'ingénieur qui l'a libéré. L'orphelin de quinze ans : sa science favorite étant l'histoire naturelle, il rend de grands services dans l'identification des plantes et des animaux, ainsi qu'à la chasse. Le chien : un « magnifique anglo-normand », excellent chasseur (parfois pour son seul compte !) ; en donnant l'alerte il a sauvé l'ingénieur, son maître, très malmené lors de l'atterrissage. Ce détail fait sentir le poids du destin ; si l'ingénieur avait emporté son savoir dans la mort, ses compagnons auraient-ils pu s'en tirer ?
Courage, loyauté, curiosité intellectuelle, esprit d'entreprise, indomptable ténacité, telles sont les qualités différemment dosées dont Jules Verne a doté ses personnages. L'union de leurs compétences et de leurs talents est le ressort du succès. Chacun a du coeur à l'ouvrage parce que le chef est un conducteur naturel : il observe, écoute, explique, et n'a pas à donner d'ordres puisqu'après ses explications, ce qu'il faut faire coule de source. Fort de ses connaissances, il ne se décourage jamais. Aucun ne geint et personne ne triche. Enfin, attachés comme tous les Américains aux préceptes de la Bible, les quatre hommes n'oublient pas de sanctifier par le repos leur premier jour de Pâques sur l'île.
Alors, quand le jeune lecteur voit le marin et l'ingénieur entreprendre la construction d'un sloop, il ne peut douter qu'encore une fois, avec l'aide du Ciel, les « naufragés de l'air » réussiront. Des lecteurs adultes penseront : « Ces braves gars vont bientôt rejoindre une société très complexe où ils devront affronter des difficultés beaucoup plus épineuses et les traîtrises de l'argent.» Ce futur ne sera pas ouvert par Jules Verne. Il semble que dans son œuvre l'argent ne soit jamais ouvertement un grand moteur. Des éducateurs pourront déplorer ce manque, mais il sera aisément comblé par le spectacle des soupes populaires et, dans les familles, par les drames du chômage et les échos des abjections qui ruinent et décomposent le pays.
À mon avis on pourrait donc encore, avec grand profit, lire et expliquer Jules Verne à l'école. Mais parce que notre grand écrivain appartient à tous les Français, mon espoir est plus large. Puissé-je alors, Monsieur et Madame les ministres en charge de l'Education nationale, vous avoir convaincus que sur papier, sur disquettes ou sur Internet, Jules Verne demeure un professeur de morale attrayant, digne d'une école moderne de la République.
Pierre Routhier Vice-président du Conseil Scientifique du FN
Français d'abord! - 1ère quinzaine mars 1998 

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