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« Julien Freund », 1995

Quand Julien Freund est mort à Strasbourg le 10 septembre 1993, à l’âge de soixante-douze ans, c’est l’un des plus grands politologues et sociologues français de ce siècle qui disparaissait. Il était né à Henridorff (Moselle) le 8 janvier 1921, d’une mère paysanne et d’un père ouvrier socialiste. Aîné de six enfants, il avait dû interrompre prématurément ses études après la mort de son père et était devenu instituteur dés l’âge de dix-sept ans. Pendant la Seconde Guerre mondiale, il participa activement à la Résistance. Pris en otage par les Allemands en juillet 1940, il parvint à passer en zone libre et, dès janvier 1941, milita à Clermont-Ferrand (où s’était repliée l’université de Strasbourg) dans le mouvement Libération d’Emmanuel d’Astier de La Vigerie, puis dans les Groupes-francs de Combat animés par Henri Frenay, tout en achevant une licence de philosophie.

Arrêté en juin 1942 à Clermont-Ferrand, puis en septembre à Lyon, il fut avec Emmanuel Mounier l’un des accusés du procès Combat. Incarcéré à la prison centrale d’Eysses, puis à la forteresse de Sisteron, il parvint à s’évader le 8 juin 1944 et rejoignit jusqu’à la Libération les maquis FTP des Basses-Alpes et de la Drôme. Rentré à Strasbourg en novembre 1944, il se consacra quelque temps au journalisme et à l’action politique, expériences qui furent pour lui une source de déception en même temps que le point de départ d’une longue réflexion. Il fut en 1945-46 responsable départemental du Mouvement de libération nationale (MLN) de la Moselle, et quelque temps secrétaire académique du SNES.

Ayant postulé dès 1946 à un poste de professeur de philosophie, il avait passé son agrégation, puis enseigné successivement au collège de Sarrebourg (1946-49), au lycée de Metz (1949-53) et au lycée Fustel de Coulanges de Strasbourg (1953-60). De 1960 à 1965, il avait été maître de recherche au CNRS, spécialisé dans les études d’analyse politique. En 1965, année de la soutenance de sa thèse de doctorat à la Sorbonne, il avait été élu professeur de sociologie à l’université de Strasbourg, où il fut le principal fondateur, puis le directeur de la faculté des sciences sociales. Proche de Gaston Bouthoul, il créa en 1970 l’Institut de polémologie de Strasbourg. On lui doit aussi la fondation en 1967 d’un Centre de recherches et d’études en sciences sociales, en 1972 de la Revue des sciences sociales de la France de l’Est, et en 1973 d’un Centre de recherche en sociologie régionale. Il a également enseigné en 1973-75 au Collège de l’Europe de Bruges, puis en 1975 à l’université de Montréal. Nommé en 1979 président de l’Association internationale de philosophie politique, il avait pris peu de temps après une retraite très anticipée pour ne plus cautionner un enseignement et une administration universitaires qu’il réprouvait. Depuis, retiré à Ville, il se consacrait entièrement à ses livres. Une soirée en son honneur a été organisée en décembre 1993 par le conseil de l’université des sciences humaines de Strasbourg.

Marqué par la pensée de Max Weber, de Georg Simmel, de Vilfredo Pareto et de Carl Schmitt, auteurs qu’il contribua à mieux faire connaître en France, Julien Freund s’était imposé d’emblée avec son livre sur L’essence du politique, issu de la thèse de doctorat qu’il avait soutenue le 26 juin 1965 sous la direction de Raymond Aron (le philosophe Jean Hyppolite ayant préféré se récuser pour n’avoir à patronner ses thèses). Sur la nature du politique, sur les présupposés de cette catégorie (la triple relation entre obéissance et commandement, ami et ennemi, public et privé), sur les notions de valeur, de conflit, d’ordre, etc., il y multipliait les vues originales et novatrices. Il ne cessera d’ailleurs, par la suite, de s’intéresser aux invariants de l’esprit humain, qu’il s’agisse de l’esthétique, de l’éthique, de l’économique ou du religieux.

Ses livres, presque tous fondamentaux, se rapportent aussi bien à la science politique qu’à la sociologie, à la philosophie ou à la polémologie. Après L’essence du politique (Sirey, 1965, trad. espagnole en 1968), il avait publié Sociologie de Max Weber (PUF, 1966 et 1983), Europa ohne Schminke (Winkelhagen, Goslar 1967), Qu’est-ce que la politique ? (Seuil, 1968 et 1978), Max Weber (PUF, 1969), Le nouvel âge. Éléments pour la théorie de la démocratie et de la paix (Marcel Rivière, 1970), Le droit d’aujourd’hui (PUF, 1972), Les théories des sciences humaines (PUF, 1973), Pareto. La théorie de l’équilibre (Seghers, 1974), Georges Sorel. Eine geistige Biographie (Siemens-Stiftung, München 1977), Les problèmes nouveaux posés à la politique de nos jours (Université européenne des affaires, 1977), Utopie et violence (Marcel Rivière, 1978), La fin de la Renaissance (PUF, 1980), La crisis del Estado y otros estudios (Instituto de Ciencia politica, Santiago de Chile 1982), Sociologie du conflit (PUF, 1983), Idées et expériences (Institut de sociologie de l’UCL, Louvain-la-Neuve 1983), La décadence. Histoire sociologique et philosophique d’une catégorie de l’expérience humaine (Sirey, 1984), Philosophie et sociologie (Cabay, Louvain-la-Neuve 1984), Politique et impolitique (Sirey, 1987), Philosophie philosophique (Découverte, 1990), Études sur Max Weber (Droz, Genève 1990), Essais de sociologie économique et politique (Faculté catholique Saint-Louis, Bruxelles 1990), L’aventure du politique. Entretiens avec Charles Blanchet (Critérion, 1991), D’Auguste Comte à Max Weber (Economica, 1992), L’essence de l’économique (Presses universitaires de Strasbourg, Strasbourg, 1993).

Julien Freund avait encore dirigé plusieurs volumes collectifs, dont quatre numéros spéciaux de la Revue européenne des sciences sociales (Genève) et, avec André Béjin, le recueil Racismes, antiracismes (Klincksieck, 1986). On lui doit également des traductions de Max Weber (Le savant et la politique, Plon, 1959 ; Essais sur la théorie de la science, Plon, 1965, et Agora/Presses-Pocket, 1992 ; « Les concepts fondamentaux de la sociologie » in Économie et société, Plon, 1971).

Son œuvre comprend aussi un nombre très important d’articles, d’essais, de préfaces et de communications. On en trouvera la liste dans « La bibliographie de Julien Freund » dressée par Piet Tommissen dans le numéro spécial de la Revue européenne des sciences sociales (no54-55, 1981, pp. 49-70) offert à Freund pour son 60e anniversaire. Une autre bibliographie, prolongée jusqu’en 1984 et également établie par Piet Tommissen, figure en annexe de Philosophie et sociologie (Cabay, Louvain-la-Neuve 1984, pp. 415-456 : « Julien Freund, une esquisse bio-bibliographique »).

Tenu à l’écart par les coteries parisiennes, qu’il surclassait sans peine par l’ampleur de ses connaissances et la profondeur de ses analyses, Julien Freund était en revanche réputé dans le monde entier pour la qualité de ses travaux. Lutteur-né, auteur au savoir immense, remarquable conférencier, il était avant tout un esprit parfaitement libre qui, à maintes reprises, avait refusé de quitter son Alsace natale pour venir s’installer dans la capitale. « Kant vivait à Königsberg et non à Berlin », répondait-il à ceux qui s’en étonnaient. Mais il était aussi un homme truculent, fidèle à ses amitiés, courageux à l’extrême et d’une malicieuse rigueur. Amateur de peinture – il avait épousé en 1948 la fille du peintre alsacien René Kuder (1882-1962) – et de gastronomie régionale, il appartenait à l’espèce rare des pessimistes joyeux. Indifférent aux étiquettes et aux modes, il avait manifesté à la revue du GRECE Nouvelle École une sympathie active qui ne s’est jamais démentie pendant vingt ans. Plusieurs de ses essais y sont parus : Vilfredo Pareto et le pouvoir (no29, printemps-été 1976, pp. 35-45), Une interprétation de Georges Sorel (no35, hiver 1979-80, pp. 21-31), Que veut dire : prendre une décision ? (no41, automne 1984, pp. 50-58), Les lignes de force de la pensée de Carl Schmitt (no44, printemps 1987, pp. 11-27), Le conflit dans la société industrielle (no45, hiver 1988-89, pp. 104-115).

1995. http://grece-fr.com

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