Au nom de l'humanisme furent promus l'étude des auteurs classiques, mais aussi l'existentialisme, le pédagogisme, les utopies et leurs germes totalitaires. Décryptage d'un courant protéiforme.
La redécouverte de l'Antiquité, à la Renaissance, est un mouvement que le XIXe siècle a nommé l'humanisme. Celui-ci relève aujourd'hui d'une catégorie historiographique autant que d'une manière d'appréhender la réalité. Préconisant une fréquentation assidue des auteurs classiques, il a perduré, de Voltaire, Diderot ou Kant jusqu'à Marc Fumaroli, Pierre Bourdieu ou Albert Jacquard, en passant par Auguste Comte, Karl Marx ou Pierre-Joseph Proudhon.
Un caméléon maléable
L'idée de dignité humaine est primordiale dans l'humanisme de la Renaissance. À la fin du XVe siècle, elle fut énoncée, notamment, par Jean Pic de la Mirandole. Plaçant l'homme au centre de la Création, il en faisait un être à la nature indéterminée, capable de prendre n'importe quelle forme au cours de son existence : « Qui n'admirerait ce caméléon que nous sommes ? » Les traités fleurirent pour déterminer la forme que tout homme devrait prendre. « On ne naît pas homme, on le devient », clamait Érasme. En 1960, Philippe Ariès a souligné que l'enfant était une figure centrale de la Renaissance. Il était appelé à se former aussi bien dans son âme que dans son corps, comme le décrivit Rabelais dans Gargantua. On décèle les germes des théories pédagogistes du XXe siècle : opposition à l'apprentissage par coeur, à la copie, adaptation du maître à l'enfant et non de l'enfant au maître. L'idéal restait néanmoins celui d'une humanisation de l'enfant passant par l'acquisition du langage, la fréquentation des autres, l'amitié et surtout la lecture des auteurs classiques et la méditation de leurs leçons.
Mais la conception d'un homme sans forme s'avère dangereuse. Diverses utopies se proposèrent, à la Renaissance, d'éduquer un « homme nouveau ». Les dystopies, la Révolution française et les totalitarismes du XXe siècle nous ont montré les apories de cette idéologie, exagérant la pédagogie humaniste en faisant table rase des traditions. Postulant la radicale liberté de l'homme et sa capacité à se créer et à se faire (« l'existence précède l'essence »), l'existentialisme sartrien s'est référé lui aussi à l'humanisme.
Celui-ci subit un infléchissement majeur au XIXe siècle, devenant exclusif et excessif : ce qui est humain n'a besoin que de lui-même. L'humanisme de la Renaissance prenait sa source dans le christianisme et Dieu restait un principe d'explication et d'organisation essentiel. Mais des penseurs comme Ludwig Feuerbach conçurent l'humanisme comme une négation de la théologie : « L'homme est un dieu pour l'homme. » Proudhon définit l'humanisme comme un athéisme et Prométhée devint pour Marx le premier saint du calendrier philosophique. Pour Ernest Renan et Auguste Comte, l'humanisme apparut comme la philosophie de l'avenir, celle d'un monde sans dieu témoignant de la toute-puissance des hommes. La révolution industrielle réalisait le rêve cartésien d'un homme « maître et possesseur de la nature ». L'hubris s'accentua avec Julian Huxley dans les années 1850. Le frère d'Aldous Huxley pensait que l'homme pouvait se transcender par ses propres moyens : ce fut la naissance du transhumanisme, donnant un pouvoir illimité à la science, garante du progrès dans une vision téléologique de l'histoire.
Crise de confiance
Il fallut attendre la Seconde Guerre mondiale pour qu'une réelle opposition à ce courant s'accentue. Une crise de confiance surgit vis-à-vis de la raison, du progrès et de l'homme. Martin Heidegger, par exemple, décentra l'homme par rapport à la position dominante qu'il occupait auparavant. Il s'agissait pour lui d'écouter le monde, et non plus de lui faire violence. Le biologiste Jacques Monos participa également à la critique de l'humanisme : si l'homme est né d'une série de hasards, comment lui donner une dignité ? Dans un article publié en 2004, Francis Fukuyama dénonça quant à lui l'humanisme exclusif comme un spécisme et l'idée la plus dangereuse qui soit. Quel humanisme défendre aujourd'hui ? Faut-il d'ailleurs encore se revendiquer de l'humanisme ? La question qui devrait être posée est celle du rapport au temps. L'humanisme, rappelons-le, est avant tout un mouvement de retour à l'Antiquité et aux textes classiques. Il conviendrait de redécouvrir ce premier humanisme et de s'opposer à celui du XIXe siècle. Rémi Brague, dans une conférence de 2008, propose de substituer à l'homme cartésien un homme plénipotentiaire, responsable devant une instance à laquelle il doit rendre compte. Il réaffirme la piété virgilienne d'Enée envers son père, une admiration devant ce qui précède mêlée de gratitude : l'homme, se sachant dépendant, peut enterrer ses ancêtres sans oublier qu'ils survivent en lui.
Dans un livre publié en 1992, Europe, la voie romaine, il rappelait la spécificité de l'Europe de la Renaissance, capable de trouver ses systèmes de pensée dans ce qui lui était étranger, dans un rapport d'inclusion ; cela explique le retour aux sources, l'attention donnée aux textes non traduits, les éditions bilingues, la comparaison des documents – ce dont Bernard de Chartres avait rendu compte au XIIe siècle en affirmant que « nous sommes comme des nains juchés sur des épaules de géants ». Rémi Brague oppose ce modèle d'induction au modèle de digestion des civilisations arabes, traduisant immédiatement les textes et ne gardant des oeuvres que le contenu. La culture européenne est donc « ex-centrique », telle la culture romaine qui s'appropria la culture grecque ; c'est ce qu'il appelle la « romanité », véritable aqueduc, essence de la pensée et de la civilisation occidentales. Charles Maurras ne disait pas autre chose en 1906 dans Le Dilemme de Marc Sangnier : « Je suis Romain dès que j'abonde en mon être historique, intellectuel et moral. Je suis Romain parce que si je ne l'étais pas je n'aurais à peu près plus rien de français. » Grand humaniste, défenseur des Humanités classiques, il préconisait déjà ce retour à l'humanisme originel contre le transhumanisme moderne. Fervent critique de la modernité sans pour autant être passéiste, il propose une alternative véritablement moderne aux questions de son temps : le nationalisme intégral.
La tradition critique
"Moderne", il faut le comprendre ici au sens d'"actuel", car si l'humanisme maurrassien s'appuie sur les oeuvres du passé, c'est bien pour interpréter et penser le présent, dans un mouvement consultatif de va-et-vient avec nos ancêtres. C'est en ce sens qu'il souligna que « la vraie tradition est critique » (Mes Idées politiques), ajoutant très justement que « la tradition n'est pas l'inertie ». Ce que nous apprend Maurras, c'est qu'il y a donc une véritable capacité de résistance de l'oeuvre classique, qui est non seulement actuelle mais surtout intemporelle. C'est cette recomposition du dialogue avec le passé qu'il nous faut entreprendre, afin de « renouer avec la chaîne des temps » qui n'a toujours pas été ressoudée depuis la Révolution française. Cet humanisme est le seul qui soit viable. Thierry Ménissier, dans sa conférence donnée à l'université de tous les savoirs en 2008 sur Hannah Arendt et Léo Strauss, évoquait « les humanités réactionnaires ». À bien des égards, Charles Maurras intègre cette famille à travers sa pensée politique, mais également à travers ses oeuvres poétiques, et c'est celle-ci qu'il nous faudrait rejoindre à notre tour, prônant ce que le Martégal appelait lui-même « une antiquité très vivante » (article paru dans Candide le 3 novembre 1943).
Dimitri Julien L’ACTION FRANÇAISE 2000 Du 2 au 15 juin 2011