Sans l'avoir voulu, les néo-conservateurs américains ont une fois de plus les honneurs des gazettes. Mike Jagger s'en prend à eux dans l'une de ses chansons du prochain album des Rolling Stones, groupe dont il est le chanteur depuis plus d'un demi-siècle, tandis que Dennis Hopper, jadis figure hippie emblématique, avec le film Easy Rider, revendique aujourd'hui son amitié d'avec Donald Rumsfeld, boîte à penser néo-conservatrice de George W. Bush, à l'occasion de la sortie du film Land Of The Dead, réalisé par Georges Romero, anarcho-gauchiste toujours vaillant. Chassé croisé.
Quelques précisions, pour commencer. Les néo-conservateurs ne sont pas de droite. Il s'agit juste « d'anciens gauchistes braqués par la réalité », pour reprendre les propres termes de certains de leurs penseurs, tels Irvin Kristoll ou Karl Rove. Pour être plus précis, les néo-conservateurs ont tous en commun d'avoir été trotskistes. Aux USA, ces derniers ont toujours été choyés par la frange la plus conservatrice - et surtout anticommuniste - du Parti républicain. Etonnant ? Non : logique. Les trotskistes vouaient alors à l'URSS «stalinienne» une haine totale. Il y a ainsi des coups de pics à glace qui ne s'oublient pas. Et surtout pas celui planté dans le corps du grand Léon - Trotski et non point Degrelle - en son exil mexicain, par les agents du KGB d'alors. De leur passé marxiste-léniniste, les néo-conservateurs ont conservé l'esprit de système et le mépris des nuances. Soit l'exact contraire de la droite américaine traditionnelle, celle des Barry Goldwater, des Richard Nixon, des Ronald Reagan ou des Pat Buchanan qui, lucides sur la marche du monde, se sont toujours gardés d'éventuelles tentations messianiques au profit d'une realpolitik intelligente après tout, Reagan a eu la peau de l'URSS, tandis que W. Bush court toujours après celle de l'Irak ... Nonobstant, le monde sans frontières que ces trotskistes à peine repentis appelaient de leurs vœux, la Quatrième internationale ne pouvait le leur offrir. Pragmatiques, tels que le sont souvent les indigènes d'origine anglo-saxonne, ils comprirent bien vite qu'un néocapitalisme mondialisé était le seul système susceptible de leur permettre d'arriver à leurs fins. Trotskistes un jour, trotskistes toujours, ils pratiquèrent donc l'entrisme, avec quelques longueurs d'avance sur leurs homologues d'ici, les Julien Dray, Jean-Christophe Cambadélis et consort qui, au milieu des années 80, prirent d'assaut le vénérable mouvement fondé par le défunt François Mitterrand. Que choisir ? Le Parti démocrate ? Non. La gauche à cheveux longs, hilare et hédoniste, née des happenings littéraires d'un Jack Kerouac, père des beatniks, ou musicaux, lors du festival de Woodstock, ne rêvait que de joints et de partouzes, idéal assez peu compatible avec celui, collectiviste, prôné par ces révolutionnaires de l'espèce austère. Le Parti républicain, alors ? Oui, pourquoi pas.
Oui, pourquoi pas, car avec ces enragés de Dieu, persuadés que le Christ aurait dû voir le jour au Texas plutôt qu'en Palestine et que quiconque n'est pas avec eux est forcément contre eux, il y avait comme une communauté d'esprit évidente. Soit le «bien» contre le «mal». Manichéisme mal digéré, certes, mais dont l'insigne avantage leur a néanmoins permis, malgré ce changement de veste, de toujours demeurer dans le camp du «bien» et de toujours désigner «l'autre» - soit l'Arabe et le Français, le musulman et le catholique - comme éternelle incarnation du «mal». Pratique, en effet... Dennis Hopper, nous y voilà, quoique acteur hors du commun, est une illustration pour le moins symbolique de ce transfert d'idées. A la fin des années 60, ce dernier conspuait, en un seul bloc, la droite américaine, le président américain de droite Richard Nixon, à l'époque - ainsi que son propre pays. Depuis qu'il a arrêté la came, les putes et la picole, notre homme vomit maintenant sur quiconque en viendrait à contredire sa droite américaine, son président américain de droite et son pays, américain évidemment et de droite, il va sans dire. Conclusion : Dennis Hopper est toujours un acteur aussi exceptionnel, mais il est toujours aussi exceptionnellement nigaud. Il nous faisait déjà rire en «freak» déjanté; il nous donnerait désormais envie de pleurer, une fois la défroque du réactionnaire endossée ...
Mick Jagger, lui, n'est pas américain; mais anglais. Ce qui fait peut-être toute la différence,sachant que de longue date, l'Anglais a toujours été un brin plus finaud que l'Américain. Si, si : on peut l'affirmer sans trop risquer de sombrer dans le cliché. Déjà, en 1990, lors de la première guerre du Golfe, le leader des Rolling Stones signait, avec Keith Richards, Son flamboyant jumeau, la chanson Highwire (*) illico censurée par la BBC, dans laquelle il fustigeait l'hypocrisie occidentale voulant qu'après avoir été le meilleur allié de l'Occident dans la guerre menée contre l'Iran au chiisme pour le moins envahissant, le président Saddam Hussein ait ensuite été considéré comme tout juste bon à jeter aux chiens. Dans la même veine sarcastique, il récidive désormais avec un titre intitulé Sweet Neo Con, soir Cher néo-conservateur ; chanson qui lui permet de s'en prendre aux pharisiens de la Maison Blanche. Malin, disions-nous, car Mick Jagger n'attaque pas directement George W. Bush, sachant bien que ce n'est pas parce que ce pauvre garçon, un lendemain de cuite, a vu le petit Jésus au fond d'une bouteille de whisky, qu'il faut forcément le tenir pour chrétien de choc ou tête pensante de la révolution néo-conservatrice. Là, en effet, c'est plutôt vers ceux qui réfléchissent à sa place que ses traits sont réservés. A savoir, ceux qui exploitent un légitime sentiment religieux pour le détourner de ses fins. A savoir, les Richard Pearle, les Daniel Wolfowitz, les Donald Rumsfeld : soit l'infernale trilogie des faux prophètes de « l'empire du bien ». De là à voir en Mick Jagger la voix de la majorité silencieuse du peuple anglais, il y a un pas que l'on peut aisément franchir. Sa Très Gracieuse Majesté, la reine d'Angleterre, l'a probablement déjà fait, en anoblissant le principal intéressé, car c'est de «Sir» Mick Jagger qu'il faut désormais parler. En cette occasion, la fille de la défunte «Queen Mom» aura eu plus d'acuité intellectuelle que tous les cerveaux réunis du MlS, du Ml6 et de Scotland Yard réunis ; services qui, il n'y a pas si longtemps, qualifiaient ce chanteur de « raclure», dans des correspondances confidentielles, équivalents locaux des « blancs» de nos Renseignements généraux. « raclure » pour « raclure », qu'il nous soit autorisé de préférer Sir Mick Jagger à « ces tyrans qui sont fauteurs des guerres et ne meurent jamais, car on n'y tue que des innocents ». Cités de mémoire, ces vers sont issus d'une vieille et honorable chanson, La butte rouge, écrite dans les tranchées, à l'occasion de l'historique boucherie de 14-18, dans laquelle étaient déjà stigmatisés les errements des Puissants. D'accord, Mick Jagger, qu'il soit «Sir» ou non, ne sera jamais rien d'autre qu'un bouffon de talent. Mais, de l'ancienne tradition, qu'était-ce qu'un bouffon, si ce n'est celui qui disait la vérité au roi ? En l'occurrence, jamais le titre de «Sir» n'aura été si bien mérité.
Béatrice PEREIRE National Hebdo du 18 au 24 août 2005
(*) Uniquement disponible sur l'album Flashpoint, assez difficile à dénicher comme il se doit...