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Deux autres contrepoisons : la démocratie directe et la tradition religieuse

Deux autres contrepoisons contre l’idéologie oligarchique du Gestell : La démocratie directe et la tradition religieuse
La dernière fois, nous avons vu les deux contrepoisons que sont la philosophie existentielle et la tradition nationale.
Cette fois, nous allons analyser deux autres contrepoisons, la démocratie directe et la tradition religieuse

1/ La démocratie directe
Extension géographique
 La démocratie directe qui permet au peuple, et pas seulement à ses représentants élus, d’abroger ou d’adopter des lois, est encore très minoritaire dans le monde. C’est la démocratie représentative pure, où seuls les représentants élus du peuple adoptent formellement les lois, qui demeure encore la règle de droit commun.
 La démocratie directe fonctionne depuis 1848 en Suisse (au niveau fédéral, cantonal et local) et aux Etats-Unis (au niveau de 26 Etats fédérés sur 50 et au niveau local). Le petit Liechtenstein la pratique aussi. Depuis 1970, le référendum d’initiative populaire pour abroger une loi existe en Italie. Depuis la réunification allemande du 3 octobre 1990, la démocratie directe a été progressivement introduite dans les tous les Länder allemands et souvent aussi au niveau communal. Peu à peu, la démocratie directe gagne en extension.
 Outils de la démocratie directe
Il y a deux outils essentiels, le référendum veto et l’initiative populaire, un frein et un moteur.
Le référendum veto consiste à permettre au peuple d’annuler une loi votée par le parlement. Il faut une pétition de citoyens, (50 000 en  Suisse, 500 000  en Italie) qui demande l’annulation de la loi. Si le nombre minimum de signatures est atteint, un débat est lancé et le référendum populaire a lieu environ six mois plus tard. Si le non l’emporte, la loi est annulée. Si le « oui » l’emporte, la loi est confirmée. C’est un frein pour s’assurer que les élus ne votent pas une loi que la majorité des citoyens réprouve, ce qui peut arriver compte tenu des puissants lobbies qui font aujourd’hui pression sur le gouvernement ou le parlement. C’est un moyen de redonner la parole aux citoyens non organisés en lobbies, en groupes de pression.
 L’initiative populaire est une pétition pour soumettre au référendum un projet de loi voulu par les citoyens signataires sur un sujet que le gouvernement ou le parlement ignorent ou ont peur d’aborder. En Suisse, le chiffre pour qu’une pétition soit valable a été relevé à 100 000 signatures. Aux Etats-Unis, le chiffre à atteindre est un pourcentage des électeurs, et il varie selon les Etats. Si le nombre de signatures est atteint, un débat est organisé sur les medias et le parlement donne son avis sur le projet en question. Il peut aussi rédiger un contre-projet qui sera soumis le même jour au référendum. Ainsi, le parlement n’est nullement mis à l’écart. La démocratie directe organise plutôt une saine concurrence entre les citoyens et les élus pour faire les lois : personne ne doit être exclu alors que la démocratie représentative pure exclut les citoyens de la fonction législative.
Pratique
La pratique varie beaucoup selon les Etats. En Suisse ou au Liechtenstein, tout sujet, y compris fiscal, peut être abordé. Aux Etats-Unis, c’est le cas dans le domaine de compétence de la commune ou de l’Etat fédéré car il n’y a pas de démocratie directe au niveau fédéral à l’inverse de la Suisse. En Italie (au niveau national) ou dans les Länder allemands, les sujets traitant des dépenses publiques ou des impôts sont exclus de la démocratie directe.
Il y a eu en Suisse des référendums ou des initiatives sur les sujets les plus divers comme le financement de la sécurité sociale, l’adhésion ou non à l’Union Européenne, la construction de minarets, l’adoption de la TVA, les 35 heures, et même la suppression de l’armée (rejetée).
Aux Etats-Unis, les grands sujets ces dernières années ont été les réductions d’impôts (la fameuse proposition 13 en Californie qui s’est ensuite diffusée dans les autres Etats), la protection de l’environnement, la lutte contre la criminalité, la peine de mort, l’avortement ou l’enseignement. Aux Etats-Unis, le citoyen conserve la possibilité de faire un recours contre le résultat d’un référendum devant la Cour Suprême d’un Etat pour violation des droits de l’homme alors que rien de semblable n’existe en Suisse. En Allemagne, le contrôle de constitutionnalité est préalable à la tenue du référendum pour éviter que le juge casse une décision populaire sortie des urnes.
En Italie, il y a eu des référendums sur le divorce, l’échelle mobile des salaires (rejetée) notamment. En Allemagne, il y a eu des référendums sur les lois électorales, l’enseignement de la religion à l’école, l’urbanisme (faut-il autoriser la construction de tours en centre ville ?)
Effets
Des études universitaires très poussées en Suisse, en Allemagne aux USA  notamment ont montré que les décisions du peuple étaient toujours modérées et raisonnables. Par exemple, les Suisses ont rejeté des mesures démagogiques comme l’adoption des 35H  ou bien la suppression de l’armée.
Sur le plan des finances publiques, les travaux des professeurs Feld et Kirchgässner ont montré en étudiant les résultats des référendums financiers aux USA  et dans les cantons suisses que là où la démocratie directe existe, les impôts et les dépenses publiques sont un tiers plus bas que dans les pays où la démocratie est purement représentative. L’endettement public est de moitié plus faible. Ce résultat est d’une extrême importance.
Objections courantes
Les adversaires à la démocratie directe allèguent la non-maturité et la désinformation des citoyens. Ceci n’est pas du tout avéré par les études empiriques qui portent sur près d’un siècle de pratique référendaire en Suisse et aux Etats-Unis. Le référendum donne l’occasion au citoyen d’exprimer ce qu’il vit tous les jours d’où un degré d’information et de bon sens élevé. Par contre, le citoyen, lors d’une élection, vote souvent par mimétisme et non par expérience personnelle. Hitler est arrivé au pouvoir grâce à des élections parlementaires et non par un référendum. L’élection offre par rapport au référendum moins de garanties de rationalité car le citoyen est plus rationnel pour répondre à une question concrète que pour choisir un homme.
Circonstances d’adoption
A chaque fois, l’adoption de la démocratie directe s’est faite pour résoudre une crise : révolte populaire en Suisse dans le canton de St Gall, corruption de la classe politique en Californie,  débat sur le divorce en Italie, suites de la réunification en Allemagne.

2/ La tradition religieuse
Heidegger dans le quadriparti qui encadre la vie de l’homme authentique fait une place au sacré. Et il est bien vrai que le sacré semble être propre à l’homme et que ce soit une dimension fermée au monde animal. Historiquement, on constate que le sacré se développe dans les sociétés humaines d’une façon collective et organisée : c’est le phénomène religieux.
a/ Qu’est ce qu’une religion ?
Tout historien vous dira qu’il s’agit d’un phénomène collectif, comme le langage. Un juriste ou un homme politique du monde moderne insistera plutôt sur le choix individuel. Il faut admettre que ce n’est qu’une partie de la réalité. C’est comme pour le langage : je peux choisir une autre langue que ma langue maternelle. Mais cela n’enlève rien à la réalité collective de la langue. Il en est de même de la religion et le point de vue laïc et individualiste ne saisit qu’une partie de la réalité.
De plus, les religions sont des phénomènes hétérogènes. L’Islam n’admet pas la distinction entre le civil et le religieux qui existe dans le christianisme : la parole du Christ est bien connue : rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu. Dans les cités grecques païennes, la religion était celle de la Cité. Dans le shintoïsme japonais, la religion se confond avec la tradition nationale et dynastique. Dans le bouddhisme, il y a bien religion mais ya t-il un Dieu ? Pas au sens chrétien en tous cas. Dans l’empire romain tardif, la religion chrétienne est devenue celle de l’Etat à un tel point que les autres cultes furent interdit par Théodose. Pour autant, l’intolérance n’est pas propre au religieux. Les athées peuvent être intolérants, témoin Staline, alors que Voltaire affirmait le contraire un peu vite !
Le sociologue Durckheim définit ainsi la religion : « un système solidaire de croyances et de pratiques relatives à des choses sacrées, c’est-à-dire séparées, interdites, croyances et pratiques qui unissent en une même communauté morale, appelée Eglise, tous ceux qui y adhèrent ». Une définition plus récente est la suivante (Wikipédia) : «  la religion est un socle de convictions sur lesquels se fonde une cohérence sociale et définit des champs de comportements qui sont acceptables ou non dans une société. »
Dès lors, on sent bien l’utilité d’une religion, qui selon le sociologue Max Weber, est un « besoin social ».
b/ Importance d’une religion dans la vie sociale
L’histoire montre l’importance des religions. L’Antiquité montre que toutes les sociétés avaient un fondement religieux. Mieux, elle montre que l’athéisme correspond souvent à des élites et des périodes de décadence comme en Grèce hellénistique ou dans la Rome d’avant le christianisme. Si l’on examine la chrétienté, on voit la morale, l’art, le droit dériver de la religion. Les universités en Europe sont des créations de l’Eglise. Par contre, la technique, la science ont une autre origine. Mais c’est la chrétienté qui nous a transmis le legs de la civilisation gréco-romaine. Aux Etats-Unis, Tocqueville a montré que la religion jouait un rôle énorme dans la cohésion sociale.
Il y a aussi des relations entre la religion et la démographie. La religion est favorable à la famille et aux enfants. Elle favorise le cerveau affectif contre les empiètements des cerveaux instinctif et rationnel. Cela donne de la cohérence à la personnalité. La religion est fondée surtout sur les besoins du cerveau affectif, besoins qui sont doubles, besoin de combattre et besoin d’agir pour l’amour d’autrui. Dans les églises baroques, on voit souvent su un mur des scènes de charité et sur l’autre des scènes de combat. Ainsi, dans l’Asamkirche de Munich, il y a sur le mur de droite deux scènes de charité : le Christ lavant les pieds d’un vieillard et la vierge Marie berçant l’enfant Jésus. Sur le mur de gauche, il y a deux scènes de combat : Jésus chassant les marchands du Temple et l’archange saint Michel tuant un dragon représentant le mal. Il y a équilibre en la dimension combattante et la dimension charitable. A bien des égards, l’Eglise moderne a perdu la dimension combattante : elle est devenue hémiplégique ! Elle ne peut plus jouer alors pleinement le rôle social qui lui revient : lutter contre le mal et pas seulement administrer la charité, domaine où l’Etat cherche d’ailleurs à la concurrencer maladroitement (bureaucratiquement).
Le rôle de la religion est le rôle de toute tradition, et il est essentiel. Le prix Nobel Friedrich von Hayek a montré le rôle bénéfique des traditions dans le développement d’une civilisation. Ces traditions n’apparaissent pas nécessairement rationnelles à l’individu mais les sociétés qui les suivent prospèrent plus que les autres. C’est l’expérimentation et non la pensée a priori qui édifie des civilisations viables.
c/ Pourquoi cette religion là ?
C’est un peu comme si on se posait la question : pourquoi parler la langue française ?  Tout le monde trouve normal qu’en France on apprenne la grammaire et le vocabulaire français à l’école. C’est, si l’on veut, un choix arbitraire mais sans cela la société française ne pourrait plus fonctionner. Et pourtant, on n’apprend plus la grammaire et le vocabulaire de la tradition religieuse de notre pays. On croit avoir fait là un progrès. Et si ce n’était pas une perte d’héritage ? On n’apprend pas tout ce que le christianisme a apporté en termes de civilisation, et qui est considérable, qu’on ait la foi ou non. On n’apprend pas l’essence du christianisme qui contrairement à une vulgate courante, n’est pas une religion du livre mais une religion du Dieu qui s’incarne, donc une religion existentielle.
Il y a une coïncidence troublante entre ce que l’on pourrait appeler le quadriparti divin et les quatre causes d’Aristote et le sens de la vie. Dans les Eglises baroques, on voit très souvent des fresques représentant « le couronnement de Marie ». Elles représentent le père et le fils qui couronnent la vierge Marie avec la colombe du saint esprit au dessus. Cela correspond aux quatre causes d’Aristote. La Vierge est le socle maternel, l’héritage qui nous accompagne à la naissance (cause matérielle). La colombe est la cause formelle, la mission qui nous est donnée à partir d’un héritage. Le père symbolise la création et le fils le sacrifice. Création et sacrifice permettent de créer une œuvre (la couronne posée sur la tête de Marie).

L’œuvre vient enrichir l’héritage.
Le christianisme correspond à ce que les historiens appellent « une religion savante ». Il incorpore dans ses dogmes l’essentiel de la sagesse qui nous vient de l’antiquité qui a été décrit dans les fresques de Raphaël dans la chambre de la signature au palais du Vatican. C’est pourquoi arracher les racines chrétiennes est périlleux du point de vue de la civilisation indépendamment de la question de la foi individuelle.
On n’apprend pas tout ce que le christianisme a apporté sur le plan de la civilisation à l’Occident et à l’humanité. Les universités sont nées de décisions du pape où des rois en liaison avec lui. La religion orthodoxe par contre n’a pas secrété d’universités au sens occidental. C’est le tsar Pierre le Grand qui a introduit cette institution en Russie.
On n’apprend pas grand-chose sur l’origine du christianisme. Si celui-ci est anecdotiquement d’origine juive, au sens des événements historiques, son origine au sens de l’histoire de l’être peut se trouver dans Platon. Le christianisme a repris l’essentiel de la philosophie platonicienne qui avait influencé certains cercles juifs (Philon d’Alexandrie). Les pères de l’Eglise ont estimé que la philosophie grecque était inspirée par Dieu pour préparer la réception de l’enseignement du Christ. Lorsque le personnage d’Antigone, imaginé par Sophocle dit à Créon, « je ne suis pas sur terre pour partager la haine mais pour partager l’amour », on n’est pas loin du message chrétien. Saint-Augustin comme Pascal ont considéré que Platon « préparait » le mieux au christianisme. C’était aussi l’avis de Nietzsche : « le christianisme est un platonisme pour le peuple » écrivait-il. Si le christianisme a dominé l’Occident, c’est parce qu’il était devenu une partie essentielle de la civilisation de l’empire romain.
Nier les racines chrétiennes et nier les racines de l’antiquité gréco romaine ne peut conduire qu’à une perte d’identité, à un oubli de l’être, lequel est justement développé par le « Gestell », le système de mobilisation des choses et des hommes à des fins purement utilitaires et matérielles.
d/ Le succès de la critique du christianisme en Occident
Ce succès est aujourd’hui indéniable et il est lié au triomphe du Gestell où l’homme n’est plus qu’une matière première, avec deux dimensions principales. C’est d’abord celle de l’Erlebnis (le loisir vécu) où domine le cerveau reptilien : c’est la société de consommation. La deuxième dimension est celle du travailleur qui n’est plus que cela mu par la volonté de puissance pour la puissance : c’est le cerveau calculateur qui règne dans cette deuxième dimension.
La critique du christianisme réussit parce qu’elle coalise les forces du cerveau reptilien et du cerveau rationnel. Le cerveau affectif, limbique est pris en tenaille. La raison sert les instincts qui veulent se libérer de toute contrainte sociale. L’homme calculateur peut aussi se servir du calcul à des fins criminelles s’il est dénué d’affectivité humaine (affectivité propre à notre cerveau « mammifère »). C’est le cerveau affectif qui est le règne du surmoi comme dirait Freud, c’est-à-dire des normes morales.
Dans le monde moderne dominé par l’oligarchie du Gestell, le cerveau affectif (limbique) est atrophié. C’est pourquoi la délinquance et la violence prennent de l’ampleur car le cerveau reptilien n’est plus suffisamment tenu en bride. Mais ce qui est pire est que le troisième cerveau calculateur est mobilisé au service du cerveau reptilien et il utilise ses ressources à détruire la morale et les traditions affectives. Le marquis de Sade est un bon exemple de cette démarche qui dérive des Lumières (utilisation de la raison pour détruire les traditions, ce qui aboutit à libérer le reptile qui est en nous.
De plus, notre cerveau affectif ne disparaît certes pas mais il est atteint d’une sorte d’hémiplégie. Le cerveau affectif était considéré par Platon comme irascible et pas seulement charitable. Or, dans son interprétation moderne, le christianisme est devenu hémiplégique (« sentimental » écrit le philosophe Arnold Gehlen). En effet, le cœur du christianisme est un message affectif plus que rationnel. Ce message conduit sur deux pentes : celle de la charité et celle de la lutte contre le mal (Saint George terrassant le dragon). Le christianisme, lorsqu’il est sain, a donc une composante guerrière, ce qui est nié à tort aujourd’hui. Cette composante n’est pas la même qu’en islam mais elle existe néanmoins. Ce n’est pas en vain que le Christ affirme : « je ne suis pas venu apporter la paix mais l’épée » ou encore « je ne suis pas venu apporter la paix mais la division ».
Dans les fresques baroques, on retrouve cette double vocation, charitable et guerrière, du christianisme. Dans l’Asamkirche à Munich un mur est consacré à représenter l’œuvre de charité : on y voit Marie bercer l’enfant Jésus et le Christ laver les pieds d’un vieillard. Mais sur le mur d’en face, on voit le Christ chasser à coups de fouets les marchands du Temple et on voit la Trinité ordonner à un archange de mettre à mort un dragon. Les circonstances historiques du 20ème siècle ont fait que la dimension guerrière, par ses excès (pratiqués principalement par des régimes athées) a été discréditée. Il ne reste plus que la charité, qui réduite à elle seule, produit une religion « gnan gnan » sans colonne vertébrale. D’une source d’énergie, comme au moyen âge, la religion devient alors une source d’affaiblissement et elle n’oppose qu’une faible résistance au « Gestell » qu’elle ne comprend pas (à part quelques rares prêtres ou théologiens).
e/ Gestell et tradition religieuse
A notre avis, la tradition religieuse est un élément utile de résistance au Gestell (Heidegger a sans doute voulu dire cela en déclarant au Spiegel cette phrase énigmatique : seul un Dieu peut nous sauver !) Elle rétablit la cause finale dans son droit (la référence à Dieu empêche l’idolâtrie de l’ego) ainsi que la cause motrice (l’homme que le monde moderne réduit à être un animal calculateur). Elle encourage la méditation qui est l’autre forme de la pensée qui équilibre la seule pensée calculatrice et scientifique (la pensée scientifique est du point de vue métaphysique essentiellement calculatrice : Max Planck a déclaré : est réel ce qui est calculable). Or ce qui fait l’essence de l’homme est sa pensée méditante : l’homme contrairement à l’animal s’interroge sur le sens de sa vie, peut se demander pourquoi le monde existe, autrement dit prend du recul (le « Schritt zurück » de Heidegger). Deux textes de Heidegger dans « Essais et conférences » sont éclairants sur ce point : le texte « science et méditation » et le texte « l’homme habite en poète ».
Dans le premier, il explique que la science est devenue la philosophie de beaucoup de nos contemporains. Or, explique-t-il, « la science ne pense pas » : il veut dire par là que la science relève de la pensée calculatrice et non de la pensée méditante. Selon lui, la physique ne peut rien nous dire sur l’essence de la physique car elle ne parle que le langage de la physique. La science ne donne pas de sens à la vie et telle n’est pas son objet. C’est la pensée méditante qui peut questionner pour approcher un tel sens. L’homme du Gestell est aliéné au Gestell car il n’est plus capable de poser les questions qui donnent du sens à l’existence. Il vit « le nez dans le guidon » attaché à dominer son monde extérieur par des calculs utilitaires et afin de servir des idoles dont il ne comprend pas que ce sont des idoles : la technique, l’argent, la masse et surtout l’ego. L’homme du Gestell est tout étonné quand des phénomènes comme Al Qaida se produisent car il est incapable de méditer sur le sens de sa vie et reste rivé au matérialisme utilitaire. Pour Heidegger, la pensée méditante et la poésie (poésie chargée de sens, si j’ose dire, pas purement ornementale, comme l’Iliade ou les Evangiles) peuvent permettre à l’homme d’échapper à la servitude face au Gestell. La pensée permet d’ouvrir la conscience au sacré, ce qui est indispensable à la vie sociale et à la liberté elle-même, car la liberté sans aucune considération du sacré peut déboucher facilement sur le crime. C’est le sacré qui met des bornes à la liberté, fut-ce un sacré « laïc ». Mon père était agnostique et officier de marine. Pour lui, la patrie était « sacrée ». Si ce n’avait pas été le cas, aurait-il pu assumer au mieux sa vocation ? On peut en douter.
De même, la pensée ouvre la question de l’identité, or l’identité est plus importante que l’égalité. Le monde moderne du Gestell ne s’intéresse ni au sacré ni à l’identité. Car le sacré élimine le calcul utilitaire. Quant à l’identité, elle s’oppose à l’interchangeabilité des hommes recherchée par le Gestell pour faire de celui-ci une matière première docile au système. C’est pourquoi le Gestell met en avant la liberté et l’égalité (qui sont d’ailleurs souvent contradictoires) et est conduit à éliminer le sacré et l’identité. Des institutions comme la nation ou la religion sont alors considérées comme néfastes.
Dans « l’homme habite sur cette terre en poète » Heidegger développe cette question de l’identité et de l’égalité. « l’identité rassemble les différences dans l’unité originelle alors que l’égalité disperse dans l’unité fade de l’uniformité » écrit-il. Son texte est un commentaire d’une poésie de Hölderlin. La poésie dit ceci :
« Alors que la vie est dure, un homme a-t-il le droit de regarder vers le haut et de dire : voudrais-je être ainsi ? Oui. Aussi longtemps que la bienveillance habite son cœur, l’homme peut se mesurer avec bonheur à la divinité. Dieu est-il inconnu ? Ou se révèle-t-il comme le ciel ? C’est plutôt ce que je crois. Dieu est la mesure de l’homme. Plein de mérite, l’homme habite cependant sur cette terre en poète. L’ombre de la nuit, avec ses étoiles, n’est pas plus pure dès lors que je puis dire que l’homme est une image de la divinité. Y a-t-il une mesure sur la terre ? Il n’y en a pas ».
Ce texte renoue avec Platon contre Protagoras. Ce dernier disait : l’homme est mesure de toutes choses. Platon rétorquait : la divinité est mesure de toutes choses. La première thèse nous a donné au XXème siècle le stalinisme et l’hitlérisme. Mais elle nous donne aussi la société du Gestell ou toute croyance est étouffée dans la sphère intérieure de l’individu au profit du calcul utilitaire.
L’homme habite « en poète » lorsqu’il habite sur la terre et sous le ciel et qu’il mesure l’entre deux. Cela veut dire qu’il a un idéal qui lui permet d’avoir une existence et pas seulement une vie (animale). Avant la première guerre mondiale, la majorité de nos concitoyens avaient un tel idéal, laïc à gauche et catholique à droite, mais servant les mêmes valeurs morales autour du culte de la patrie. Puis le marxisme a envahi la gauche et l’a rendu matérialiste. A droite, le retrait du religieux a débouché aussi sur un matérialisme relativiste se prétendant libéral. Notre société crève de ce matérialisme. Celui-ci explique notre crise démographique, notre crise de l’éducation et du civisme, notre crise morale et notre crise spirituelle. C’est pourquoi il est nécessaire de se poser la question : la tradition religieuse est-elle un des contrepoisons pour sortir du matérialisme du Gestell et de l’abaissement de l’homme au niveau de l’animal technicisé, qui en résulte ?
D’autres pays, sans mettre en cause la liberté religieuse, acceptent d’intégrer dans les normes sociales la dimension du christianisme : c’est le cas dans des pays aussi différents que l’Allemagne ou l’Angleterre. C’est le cas aussi à certains égards de l’Alsace et de la Lorraine en France. Cette intégration est facteur de cohésion sociale, croyons-nous. Les réponses peuvent varier : faut-il un concordat (Alsace) ? Faut-il une religion d’Etat officielle (Angleterre) ? Pour l’instant, en France, on n’ose pas poser ce genre de questions. C’est à tort car comme l’a écrit magnifiquement Heidegger : « le questionnement est la piété de la pensée »[1].
Yvan Blot  http://www.insoc.fr
[1] Essais et conférences : la question de la technique. Paris Gallimard. En allemand : « das Fragen ist die Frömmigkeit des Denkens ». (in Heidegger, Vorträge und Aufsätze. Klett-Cotta ; Stuttgart 2009)
La piété est, par définition, venant du latin « piéta » un sentiment de respect et d’amour qui fait accomplir des devoirs. Elle a donc deux aspects, sentiment et vertu. En grec, elle correspond à « eusebia » (sentiment de respect et d’amour envers ce qui est sacré) et « osiotès » (vertu, discipline)

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