La culture est avant tout le réseau de schémas de comportements qui permet à l’homme de s’orienter en ce monde et d’y intervenir de façon créatrice. L’identité culturelle inclut aussi bien les normes du comportement que les buts de la vie en commun. Elle est l’enracinement du moi conscient en une culture. Elle est ce sentiment, difficile à circonscrire par le seul effet de la raison, de « l’être-près-de-soi », de l’harmonie avec les traditions communes, avec des événements, avec les acquis de la science, avec un système supra-individuel de valeurs et de normes. L’identité culturelle, selon Gramsci, consiste à se discipliner, à « prendre possession de sa propre personnalité ».
Hilmar Hoffmann, qui dirigea les affaires culturelles de la ville de Francfort, écrit : « La culture est plus qu’un système quelconque de valeurs et de normes. La culture est toujours aussi la mise en forme de la réalité […] un système d’attributions de valeurs aux actes, elle est elle-même cette attributions de valeurs ». Vue sous cet angle, l’approche se précise : tout d’abord, la culture et l’identité ne sont pas des états statiques, mais le fruit d’une évolution ; ensuite, la culture et l’identité sont le produit des décisions individuelles et collectives et de leur confrontation avec une réalité donnée. Par conséquent, les véritables défenseurs de la culture et de l’identité créeront les moyens et les espaces leur permettant de s’enflammer et de s’épanouir. À l’opposé, ceux qui ne font que répéter que les identités doivent être conservées méconnaissent complètement le caractère dynamique de l’évolution culturelle. Les identités culturelles peuvent aussi être créées. Pour Hoffmann, le temps des homelands culturels est révolu : « Nous sommes en Allemagne les témoins d’une évolution de la culture. Son critère ne réside pas dans la co-existence de cultures différentes, mais dans l’assimilation des conditions de vie changeantes par les moyens de la culture, c’est-à-dire l’élaboration de formes d’orientation, d’attribution de valeurs et de création à l’aide de notre propre culture traditionnelle et actuelle, ainsi que des influences culturelles multiples des cultures étrangères environnantes. « Il est évident que la multitude des expressions culturelles ne laissera pas intacte la culture allemande, si toutefois ce dernier terme convient à la multitude socio-culturelle de la RFA. Il ne fait pas de doute que quelque chose de nouveau naîtra. Il nous reste à attendre la place culturelle et historique que prendra ce « nouveau » et à voir s’il sera meilleur que ce qui le précédait. Refuser ce pas en avant sous l’effet d’un conservatisme réactionnaire témoigne de la peur devant la vie et d’une lassitude historique qui, depuis toujours, précèdent la décadence. Cela n’a rien d’étonnant : la conception conservatrice de la culture ne permet que de défiler avec vénération devant les acquis du passé. Pour l’esprit réactionnaire, la culture reste objet de consommation, objet d’une jouissance passive : elle représente ce qui est noble, beau, vrai.
Nous inspirant d’Antonio Gramsci et de Joseph Beuys, parmi d’autres, nous devrions aujourd’hui accepter une conception élargie de l’art et de la culture. Cette conception élargie de la culture comprend aussi bien les productions et les activités de la vie humaine que l’attitude fondamentale face au nouveau, face à l’étrange, qu’il s’agisse d’idées ou de modes de vie. À côté des traditionnels concert, théâtre, littérature ou exposition, la conception élargie de la culture englobe également des innovations telles que l’agriculture biologique, l’aménagement du cadre de travail, le soin apporté à la protection de l’environnement, l’évolution de la législation concernant les étrangers et les demandeurs d’asile, etc. grâce à cette conception de la culture incluant la totalité du devenir d’un être-ensemble, et non seulement ses formes présumées « pures », on peut surmonter la passivité de la société et l’on peut s’intégrer activement à l’évolution de la culture. Nous pensons par ailleurs qu’il existe, dans chaque société, une multitude de cultures les plus diverses. Citons, par exemple, la culture régionale avec ses patois et ses costumes typiques, la culture du théâtre paysan, des défilés de mode ou des tripots, la culture des groupes sociaux avec les fédérations de chasseurs et les punks, la culture religieuse des chrétiens, des musulmans, des « ésotéristes », des païens et des athées, etc. Il n’est pas rare que ces variantes se combattent violemment, les sentiments mutuels d’hostilité pouvant dériver en formes extrêmes de haine raciale ou sociale.
Cette aperception de la culture peut se développer en six thèses.
1. La culture englobe le champ des activités humaines en son entier
Nous pensons que la culture vivante n’est héritage que dans une moindre mesure. Rêvons à des différences qui seraient flexibles, que l’on pourrait sans cesse mettre en question, moduler et surmonter de manière faustienne. Les vraies différences sont celles qu’on affirme dans le conflit : « Chaque nouvelle identité se constitue dans l’affrontement, et l’on ne possèdera en propre que ce que l’on aura conquis comme tel et intégré à soi » (Imfeld). L’Europe n’a jamais été l’arrière-chambre poussiéreuse d’un préparateur, mais le laboratoire où ont été expérimentées les lois de la dynamique culturelle.
2. La culture du XXIe siècle se caractérisera par sa pluralité, et non par son homogénéité
Nous pensons que la culture est un concept évolutif. L’effort conservateur et la dynamique de l’évolution ne sont pas nécessairement opposés : ce sont plutôt les composants complémentaires et contradictoriels d’une culture vivante. Nous ne saurions adopter la façon pessimiste de restreindre la culture aux choses du passé, aux habitudes, ou encore de la réduire à l’exotisme et au folklore. Nous sommes contre la petite bulle nationale-allemande (« plus c’est vieux, plus c’est culturel »). Contre la manie d’Arno Breker…
Le changement est le signe le plus marquant des sociétés modernes, tant par sa rapidité que par sa force pénétrante. C’est pour cette raison que la question « que faire ? », aujourd’hui, devient de plus en plus pressante car plus lourde de conséquences. Nous arrivons toujours plus vite au point où nous ne pouvons plus venir à bout de nos tâches à venir avec le seul concours du passé. Le présent n’est plus l’éperon du passé tourné vers l’avenir, mais l’arrière-garde de ce qui sera demain. L’échelle visionnaire du présent est désormais l’avenir. L’issue de l’histoire est toujours ouverte. Il n’y a de finalité ni historique, ni culturelle. Nulle part ni à aucun moment, l’évolution de la société ne produit un résultat unique. Nul ne sachant ce qui adviendra, les défis du XXIe siècle nous obligent à reconnaître la relativité des vérités absolues d’hier et à comprendre que demain de nouveaux défis feront naître de nouvelles vérités.
3. La culture est évolutive, et non stable
Nous pensons que chaque culture de l’âge moderne représente finalement un conglomérat fait de ses productions culturelles propres, d’une part, d’éléments copiés, importés, d’autre part.
L’âme réactionnaire pense « en monophonie ». Il y a là l’idée d’un monde intact et pur, où l’on n’admet qu’une seule cause pour chaque chose. La tranquillité et l’ordre, la surveillance et la normalité : voilà les valeurs suprêmes de cette vision bourgeoise. Cette religion des formalités a ses idoles : papiers d’identité, cartes infalsifiables, numéros et images codées dans l’ordinateur central. La véritable culture – les ancêtres, les racines, la vision – n’est plus comprise.
La vie intellectuelle d’une société moderne est un pêle-mêle amorphe (sans forme). Le vécu culturel est pluridimensionnel, avec ses connexions multiples et ses enchevêtrements dialectiques. Il est non-univoque, chaotiquement contradictoire. Exiger l’univoque équivaut à un appauvrissement et témoigne d’une faiblesse dans la construction de sa propre identité.
4. La culture est un mélange spécifique
Nous pensons que la culture contient toujours la possibilité de sa propre négation ou encore de sa propre mise en question. L’aliénation n’est pas exclusivement le produit de la culture des masses « made in USA », ni celui des idéologies, mais se tient au commencement de l’histoire de l’homme. L’aliénation, au sens propre, est même la condition sine qua non de l’historicité, c’est-à-dire de la mise en mouvement. Aussi, l’aliénation est-elle nécessairement liée à la temporalité de l’être-au-monde. L’obligation de dépassement est inscrite au cœur de notre humanité. Citons Konrad Lorenz : « Un être vivant obligé d’innover, obligé de prendre des risques, et obligé de risquer d’autant plus qu’il veut s’élever davantage ».
Cela dit, l’évolution culturelle ne se déroule pas de façon analogue à l’évolution organique. Elle développe sa dynamique propre. C’est de cette manière qu’elle trouve une direction. La culture est post-évolutive. Les différenciations organiques et culturelles du passé non seulement nous garantissaient une grande diversité de cultures humaines, mais encore nous offrent pour l’avenir un riche choix de sentiers de différenciation pour la création de nouvelles valeurs et de nouvelles normes. Notre culture n’est pas menacée par le changement, mais par la peur du changement.
5. Le signe distinctif de la culture est la recherche sans cesse renouvelée de la pensée « autre »
Nous pensons que la vie culturelle n’a pas pour but d’amasser les apparences, mais qu’elle implique le retour aux questions éternelles de la vie. Ce sont là les questions existentielles, nées de la nature finie de la vie des individus et aiguisées par la tension du désir « de toujours se dépasser ».
Alors que les questions restent toujours les mêmes, les réponses changent en fonction du sol nourricier de l’homme, selon ses qualités religieuses, sociales, culturelles, psychologiques ou biologiques. Aspirant à la culture, beaucoup en restent pourtant aux apparences afin de maintenir, pendant quelques secondes d’histoire mondiale, leur confort de pensée. D’autres se tournent vers les contenus pour en former de nouvelles valeurs et des aristocraties de l’esprit, afin d’expérimenter les réponses que réclame l’avenir. Le sens de la culture, ce n’est pas de rester immobile dans des espaces sans conflit, mais c’est la confrontation permanente des valeurs.
6. La culture n’est pas seulement la paix, mais prend son sens dans le conflit des valeurs
Le philosophe polonais Leszek Kolakowski a écrit un vibrant plaidoyer pour la dimension véritablement mythique de cette lutte culturelle : « Le conflit entre les valeurs est toujours le lieu du moteur de la culture. […] La culture vit en permanence du désir d’une synthèse définitive de ses éléments en conflit ouvert, et de l’incapacité organique de se réserver cette synthèse. Autant l’accomplissement de la synthèse signifierait la mort de la culture, autant le ferait le renoncement à la volonté de synthèse. L’incertitude quant aux intentions et la fragilité des acquis se révèlent être les conditions de la continuité créatrice de la culture. Le destin de la culture apparaît comme une épopée que sa fragilité même rend magnifique ».
Il est temps que la Nouvelle Droite trouve un accès intelligent aux idées, concepts et constellations modernes, et qu’elle participe au discours social. Qu’elle réussisse enfin à, devenir ce qu’elle a toujours voulu être : une Nouvelle Culture !
1993. http://grece-fr.com