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De Roscoff aux Îles Kiribati : L'OCEAN VECTEUR DE LA MONDIALISATION

Un drame, où un navire poubelle au pavillon exotique envoie par le fond un chalutier français et son commandant, illustre le fait que la navigation demeure l'un des principaux vecteurs de la mondialisation ... et qu'elle en charrie toutes les dérives.

Depuis le 18 août dernier, flottant dans un pull marin devenu trop grand, Yvette promène son chagrin de micros de radios en caméras de télévision, dans l'espoir assez vain que « le président de la République fasse quelque chose... » Quelque chose pour sanctionner les responsables présumés de la mort de Bernard Jobard, un patron pêcheur breton, originaire de Plouescat, responsable de six salariés, père de famille et... époux de la pauvre Yvette.
L'histoire remonte à la nuit du 17 août, au large d'Ouessant. Le chalutier français Sokalique est percuté en pleine nuit par un gros bâtiment. Le commandant du bateau de pêche, projeté par-dessus bord, meurt noyé sans que personne ne puisse le secourir. Tandis que le chalutier commence à couler, les six marins composant l'équipage n'ont que quelques minutes pour construire un radeau de survie et tenter d'échapper à la mort. Ignorant les appels de détresse des naufragés, le grand navire poursuit sa route, refusant toute communication.

Où l'on découvre les îles Kiribati
Le 18 août au matin, la Marine nationale française arraisonne l'Ocean Jasper, un vraquier de 90 mètres armé par une société turque, le déroute et l'immobilise sur une base militaire de Brest. Son équipage est interrogé par la gendarmerie maritime et, rapidement, la justice française établit formellement l'implication du cargo dans le naufrage du Sokalique : les gendarmes ont retrouvé des traces de peinture sur la coque de l'Ocean Jasper et l'incident a été consigné dans son carnet de bord. Selon le procureur de Morlaix, Laurent Fichot, « Dans leurs interrogatoires, le commandant et le second du navire ont confirmé l'existence d'une "collision avec un navire" au moment du naufrage, sans autres précisions sur les circonstances. »
Puisque l'accident s'est produit dans les eaux internationales, malgré ces preuves, des poursuites pour homicide involontaire, délit de fuite et mise en danger d'autrui ne pourront être engagées que si les îles Kiribati - dont le cargo bat pavillon - donnent leur accord.
Dans le cas contraire, l'Ocean Jasper pourra reprendre sa route vers la Turquie, laissant le dossier en charge aux autorités de la république de Kiribati... Le petit archipel de 100 000 habitants, perdu entre Hawaï, les îles Marshall et le nord de la Polynésie française. Le pavillon de ce micro-Etat est dit de "complaisance". C'est-à-dire qu'il bénéficie d'une immatriculation utilisée par les armateurs pour contourner les réglementations des grandes puissances maritimes. Selon Robin-des-bois, une association de protection de l'environnement, l'Ocean Jasper a un « très mauvais profil » : « Jusqu'en juillet 2005. il était immatriculé en Corée du Nord sous le nom de Nilly. Le pavillon de la Corée du Nord est connu comme le plus mauvais et le plus dangereux des pavillons de complaisance. Quant à Kiribati, elle hérite des plus mauvais navires de commerce en service sur l'océan mondialisé. Cet État n'est vraisemblablement pas doté d'une administration maritime apte à contrôler le bon état de la maintenance des navires. » D'ailleurs, le gestionnaire de l'Ocean Jasper ainsi que la société chargée d'en valider la sûreté seraient «inconnus».
Loin d'être anecdotique, ce phénomène est désormais une norme. Depuis la fin des années 1960, le commerce maritime de plus en plus "mondialisé" a connu une externalisation massive et une multiplication des pavillons de complaisance. Aujourd'hui, une trentaine de micro-Etats marchandent leur souveraineté en enregistrant des flottes sous leur propre pavillon. L'externalisation permet de faire baisser les coûts généraux d'exploitation mais aussi d'échapper à toute poursuite en cas d'infraction, grâce à la multiplication des intermédiaires.
Les pavillons de complaisance permettent d'échapper aux réglementations nationales et internationales. L'enregistrement sans contrôle s'effectue en une journée dans un consulat ou une ambassade, et l'État qui prête ainsi son pavillon est rémunéré au forfait en fonction du tonnage du navire.
Les droits d'enregistrement sont de 50 % inférieurs à ceux d'Europe. Les États concernés ne reconnaissent ni conventions collectives ni protection sociale, permettant ainsi de sous-payer les équipages et de leur imposer des cadences infernales... débouchant à terme sur des drames tels que celui du Sokalique.

"Voyous de la mer"
Ainsi, la faible incidence du transport naval par rapport à ses coûts réduits a multiplié les flux du trafic mondial par 5 entre 1970 et 2000. Grandes capacités à longue distance, faible consommation d'énergie, "souplesse" du code du travail, l'océan est devenu un vecteur de la mondialisation... et tant pis si, chaque année, 50 % des pertes de navires sont imputables à des bâtiments battant pavillon de complaisance. L'association Robin-des-bois rejoint le syndicat CGT et la veuve du commandant Jobard, en déclarant que « le défaut d'assistance dont est soupçonné le cargo est un acte criminel qui relève des tribunaux français ». Leurs espoirs se fondent peut-être sur le fait qu'en 2001, le président Chirac, suite au naufrage du Prestige, avait dénoncé les « voyous de la mer ». C'est oublier que quinze jours après, il décorait de la Légion d'honneur Tristan Vielgeux, l'armateur propriétaire du Kalinga qui, sous pavillon panaméen, avait abordé et coulé le bateau français le Tricolore ! Avec une réglementation maritime de plus en plus laxiste, on ne peut que souhaiter bien du courage à Yvette Jobard.
Patrick Cousteau monde et vie. 1er septembre 2007

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