Agora, l’excellent film de Alejandro Amenabar, qui conte le sort tragique d’Hypatie (ou Hypatia), philosophe néoplatonicienne du IVe siècle, est à voir non comme une reconstitution historique, bien que, somme toute, malgré quelques invraisemblances, dont l’âge de l’héroïne, l’Alexandrie de cette époque soit remarquablement restituée et les événement assez fidèlement respectés, mais comme une lecture de notre époque.
La loi du genre cinématographique exige une concentration dramatique qui resserre des éléments narratifs et biographiques dont l’étalement dans le temps diluerait l’attention. D’autre part, la dimension romanesque doit aussi avoir sa part. Nous avons fait allusion à l’âge d’Hypatie, trop jeune pour les événements qui sont présentés. En vérité, elle a été assassinée par les fanatiques chrétiens en 415, à l’âge de 45 ans. L’intrigue concernant l’esclave chrétien relève aussi de la pure fantaisie.
Dans le long métrage apparaissent deux personnages très importants, deux de ses élèves, Synésios de Cyrène, un futur évêque, et Oreste, le futur préfet de la ville, qui, dans le film (mais la relation historique ne confirme pas que ce fût lui qui était en cause), presse vainement la philosophe de ses assiduités amoureuses.
Un spectateur du XXIe siècle, en prenant connaissance d’un épisode assez méconnu de la fin du paganisme, ne peut s’empêcher de transférer dans le champ spatio-temporel contemporain les problématiques d’alors.
Alexandrie d’abord, la ville cosmopolite par excellence, dans les murs de laquelle coexistent depuis plus de sept cents ans, voire davantage, Égyptiens, Grecs et Juifs (et au IVe siècle des chrétiens de toutes origines ethniques), est le centre intellectuel, culturel, au même rang que l’Athènes universitaire, du monde gréco-romain. Ce n’est pas pour rien que l’époque hellénistique, qui court depuis l’épopée d’Alexandre jusqu’à l’occupation de la Grèce par Rome, est aussi appelée époque alexandrine. On y trouve la fameuse bibliothèque, qui est une partie d’un plus vaste ensemble créé en – 288 par un des généraux d’Alexandre, Ptolémée Ier Sôter, le Museiôn (palais des Muses), qui était en fait une université de pointe où les recherches scientifiques étaient particulièrement poussées. Sous César, la bibliothèque groupa jusqu’à 700 000 volumes et dut subir quelques avanies. Certaine hypothèses quant à sa destruction font état du rôle néfaste de l’empereur Théodose qui, en 391, ordonna de détruire les temples païens. Comme le Serapeion, temple dédié au dieu-taureau Apis (assimilé au dieu grec Osiris, fusion qui allait donner Sérapis) contenait la bibliothèque, les troubles religieux fomentés par l’évêque Théophile entraîneront la ruine de cet ensemble cultuel d’une renommée considérable. Mais certains historiens arabes, Abd al-Latif, en 1203, Ibn al-Kifti et le grand Ibn Khaldoun, évoquent la responsabilité du calife Omar, lequel ordonna en 642 à Amr ibn al-As, son général, de détruire les ouvrages inutiles (c’est-à-dire qui ne sont pas le Coran). Il est probable que ces décisions se conjuguèrent pour anéantir l’un des plus grands trésors de l’humanité.
Notre âge connaît aussi un mélange de cultures, un brassage cosmopolite et une tentative de rassemblement du savoir universel. Toute grande métropole occidentale est susceptible de rappeler Alexandrie, singulièrement New York, qui se veut le cœur culturel du Nouvel ordre mondial. On y trouve en effet la présence d’une forte communauté juive, un urbanisme démesuré, une volonté de modernité scientifique et artistique, ainsi qu’une ambition de régenter l’esprit du Monde. Les images en douche qui montrent les heurts entre chrétiens et païens, les gros plans sur les silhouettes noires qui sèment la terreur font irrésistiblement penser à des djihadistes, des talibans du IVe siècle. Aussi n’est-il pas abusif de considérer que le film doit beaucoup au 11 septembre et à ce qui s’est ensuivi. Hypatie n’est-elle pas une femme libre victime de la misogynie et de l’intolérance d’une religion proche-orientale ? C’est évidemment le libéralisme sociétal et politique de l’Occident, face à l’obscurantisme, qui est en partie invoqué derrière la liberté païenne attaquée. Et, par delà, l’intolérance du monothéisme. La nature des « recherches » d’Hypatie, l’expérimentation qu’elle pratique sur un navire, évoquent bien entendu Galilée, son héliocentrisme et son expérience, sur la chute des corps, du sommet de la Tour de Pise. Anachronisme, bien sûr, et pas seulement dans les aspects strictement scientifiques : les Anciens en effet n’appréhendaient pas les lois « physiques » et cosmologiques de manière mécaniste, et le néoplatonisme était par bien des côtés plus proche de la magie (la théurgie) que de la quantification de l’univers. Mais qu’importe : on voit que ce qui est souligné est le parallèle avec la lutte que dut entreprendre la modernité contre la superstition des âges obscurs. Credo quia absurdum, disait-on au Moyen Âge.
La boucle est donc bouclée : comme Hypatie en son temps, nous devons combattre, si nous ne voulons pas que notre civilisation s’effondre, les fanatiques actuels de tous poils (évangélistes compris ?).
Il serait trop long d’expliquer en quoi le monde d’aujourd’hui doit plus qu’il ne croit à la vision chrétienne. Je renvoie à l’ouvrage de Marcel Gauchet, Le désenchantement du monde. Malgré tout, on ne peut pas dire que le pronostic soit totalement erroné, et que la liberté des modernes ne tienne pas, d’un certain point de vue, à celle des païens.
Le christianisme, contrairement aux religions à « mystères », était irrécupérable dans le cadre de la rationalité grecque. Il devait la subvertir en le retournant. Dans la contrainte de justifier rationnellement la foi, il avait emprunté à la philosophie hellénique, mais au prix d’un travestissement du sens et d’un autre emploi du vocabulaire métaphysique. En vérité, la liberté d’interprétation, le libre jeu de la recherche intellectuelle n’avaient plus cours. Nous étions passés sous d’autres cieux, dans lequel un dieu jaloux régnait. Le monde des idées était mis sous tutelle, et le dogme s’imposait, transformant la philosophie en servante de la religion. Le mythe (mythistoire, en ce qui concerne le christianisme) avait dévoré le logos, la fable la raison. La religion à étages qui caractérisait le monde antique (les mythes, les cultes civiques et la « mystique » intellectualisée des philosophes, d’une élite) permettait une économie relativement sereine du « problème divin ». Il s’agissait de réguler le lien entre le ciel et la terre, tout en consacrant l’ordre cosmique, donc par ricochet la sphère politique. L’intention perdure, mais non sans complications. Le dieu subjectif, personnel, absolument transcendant des juifs, dont les chrétiens sont les héritiers, enjoint de manifester sa foi à tous les niveaux, c’est-à-dire dans tous les compartiments de la vie sociale, politique et privée. Le Bas-Empire », qui, depuis les Sévère, manifestait des tendances autocratiques, avec une sacralisation progressive de l’État que Dioclétien renforça, ne pouvait que verser sur la pente d’un totalitarisme dont l’Église chrétienne deviendrait la clef de voûte. Comme Lucien Jerphagnon l’écrit, dans son excellent ouvrage, Les divins Césars : « À la différence des anciens cultes, le christianisme engageait le plan de la conscience personnelle; il exigeait de ses adeptes une adhésion intérieure qui les rendait justiciables d’instances spirituelles censément intermédiaires entre le divin et l’humain. » Une fois l’alliance entre l’Empire et le goupillon scellée, l’obéissance et l’implication subjective, dues à l’une, devait s’appliquer à l’autre, ce qui était tout profit pour les deux s’épaulant, les « agentes in rebus », appelés aussi les « curiosi « , autrement dit les barbouzes du régime, aidant du reste de leur mieux à convaincre les récalcitrants.
En effet, ce fut sous le premier empereur chrétien qu’un ouvrage, un pamphlet érudit de Porphyre, Contre les chrétiens, fut l’objet du premier autodafé de l’Histoire ordonné pour des raisons religieuses. C’était un coup d’essai qui ne demandait qu’à se confirmer, et qui était complètement contraire au libéralisme qui régnait dans le monde intellectuel païen. Comme l’affirme Ambroise, l’évêque de Milan, qui impressionna tant Augustin en cette fin du IVe siècle : « On doit le respect d’abord à l’Église catholique, et ensuite seulement aux lois : reverentiam primo ecclesiae catholicae deinde etiam et legibus ». L’Empereur Gratien en sut quelque chose, bien qu’il ne fût pas lui-même un parangon de tolérance.
Ce qu’il y avait aussi d’inédit dans la manière dont le christianisme s’imposait, c’était son prosélytisme, son ambition missionnaire de convertir l’humanité. Il rencontrait certes la logique universaliste de l’Empire romain qui, comme tout Empire, avait vocation à dominer le monde, mais, en même temps, la sage gestion des choses divines, qui prévalait jusqu’alors, était complètement embrouillée. Il n’y avait plus, en droit, plusieurs approches, des interprétations hiérarchisées du monde et des dieux, mais un dogme qu’il fallait mettre à la portée de tous. Nietzsche avait parlé d’un platonisme placé au niveau des masses, dont la grossièreté devenait une source de troubles.
Les « débats » métaphysiques sur les relations entre le Père, le Fils et le Saint-Esprit, en brassant des concepts alambiqués, débordaient sur la place publique. La « démocratisation » de la question religieuse, qui devenait un enjeu idéologique derrière lequel se dissimulaient des conflits ethniques ou nationalistes (les donatistes par exemple expriment le ressentiment berbère, les futurs monophysites se trouveront surtout chez les Égyptiens, à l’esprit particulariste exacerbé) libère dans le démos tous les démons du fanatisme, comme si les cloisons antiques qui permettaient de canaliser les conflits avaient sauté. Les moines, dont le nombre devient vite pléthorique, et qui recrutent en Égypte surtout dans la paysannerie inculte et particulièrement rude, constituent des troupes de choc, souvent violentes, et feront peser sur l’État byzantin un danger constant. Ils se déversent dans la rue en gueulant des slogans, comme nos modernes gauchistes, constituent des sectes, des coteries, des clans, et en même temps l’infanterie lors des combats urbains. Ainsi Cyrille, à Alexandrie, bénéficie-t-il des « services » de ses parabalani (infirmiers ou croquemorts) dévoués corps et âmes à leur chef. Libanios, un des philosophes « païens » qui accompagnèrent Julien dans son épopée, dit de Constance II, bigot qui avait décrété l’interdiction des cultes anciens, qu’il « introduisait à la cour les hommes pâles, les ennemis des dieux, les adorateurs des tombes… ».
L’« Antiquité tardive » est un monde où la haine s’exaspère, les gens des campagnes en voulant à ceux des villes qui les exploitent, détestant encore plus propriétaires et fonctionnaires, les prolétaires en voulant aux bourgeois, et l’armée étant vomie par l’ensemble de la société. Tous les ingrédients étaient présents pour recevoir avec empressement ce dieu d’amour et de revanche qu’était Yahvé-Jésus.
Julien (empereur de 361 à 363) évoquera cette haine du chrétien pour le chrétien, la rabies theologica : « Aucune bête féroce, écrit aussi Ammien Marcellin (contemporain de Julien), n’est aussi acharnée contre l’homme que le sont la plupart des chrétiens les uns contre les autres. »
Pour en revenir à Alexandrie, on peut dire qu’elle était la matrice d’un courant, le néoplatonisme, qui était la symbiose du platonisme, de l’aristotélisme et du stoïcisme, et qui allait influencer, par Plotin, la pensée occidentale jusqu’à maintenant. Elle avait vu en son sein œuvrer Philon le juif, qui avait essayé de concilier le judaïsme et l’hellénisme, Pantène, Clément, qui étaient chrétiens, et surtout Ammonios Sakkas, qui n’a rien écrit, mais qui fut le maître d’Origène et de Plotin, ce qui n’est pas rien.
Il faut imaginer Hypatia dans cette atmosphère tendue, en tous points exaltante si l’on considère la tradition dans laquelle elle s’inscrivait, mais ô combien chargée de menaces. En 388, on avait fermé les temples. En 392, on saccageait le Sérapeion. La ville était sous la coupe des patriarches, Théophile et Cyrille, son neveu. Un État dans l’État.
Hypatia était fille de Théon, mathématicien célèbre. Elle était « géomètre » (comme le recommandait Platon), astronome, vierge et vertueuse, s’accoutrait du court manteau des cyniques – le tribon -, symbole d’abstinence plutôt que d’appartenance à l’école des « chiens ». Elle était rémunérée par l’État, mais donnait aussi des cours privés.
Synésios de Cyrène avait réalisé sur ses indications un planisphère. C’était un fils de bonne famille, intelligent et riche, de même âge que son professeur. Il était fasciné par Hypatia. Plus tard, dans une « lettre à un ami », il écrit : « Nous avons vu et entendu celle qui détient le privilège d’initier aux mystères de la philosophie. » Il l’appela, sur son lit de mort, « sa mère, sa sœur, son maître ».
Comme tout « potentes » de l’époque, il fut contraint à la politique. Voué à la vie philosophique, c’est-à-dire à la contemplation, il n’était sans doute pas emballé par cette charge, mais l’élite gréco-romaine était encore animée par l’éthique stoïcienne, et c’était un devoir auquel on ne se dérobait pas encore. Aussi se retrouva-t-il, au mois d’août 399, à la cour d’Arcadios, une parfaite nullité, fils du sinistre Théodose. Le député de la Cyrénaïque était en fait là pour défendre les intérêts d’une province en grande difficulté économique. Il produisit du même coup un Discours sur la royauté qui reprenait le thème de la royauté idéale, opposée à la tyrannie parce que guidée par la philosophie, pattern redevable à la tradition gréco-latine destinée à asseoir idéologiquement la basileia, c’est-à-dire la royauté, avec tout ce que cela suppose de tempérance, de piété, de bonté, d’imitation de l’excellence divine (la providence royale étant faite à l’image de la pronoia divine, et le basileos étant assimilable à la divinité, homoiôsis theô). Synésios invitait l’Empereur à revenir à la tradition romaine de simplicité, de rudesse, etc. – contre l’amollissement d’une cour corrompue par trop de luxe, qu’il constatait de ses yeux. Et il met pour ce faire en regard le souvenir des anciens empereurs, à la tête des armés, et insiste sur la nécessité de la guerre, matrice de vertus. Comme quoi un néoplatonicien peut avoir les pieds sur terre !
Mais ce qu’il fit de plus intéressant encore, et qui nous concerne pour notre propre chef, ce fut d’engager Arcadios à expulser du Sénat les Barbares germains qui s’y étaient infiltrés et qui avaient la haute main sur tout. Il contredisait ainsi Thémistios – dont Arcadios avait été l’élève – philosophe néoplatonicien « de cour », conseiller de plusieurs empereurs, qui avait invité ses maîtres successifs à « passer aux barbares ». Durant les vingt années qui séparent les deux hommes, le problème barbare avait beaucoup évolué. Les intelligences lucides y voyaient une menace mortelle pour l’Empire. Il fallait un sursaut, une prise de conscience. Aussi Synésios conseilla-t-il de recruter dans les « campagnes » de l’Empire plutôt que chez les Barbares qui infestaient l’armée et minaient sa cohésion. Il demandait des combattants « nationaux ».
Ce n’est pas tout. Il se maria. C’était un homme qui adorait la chasse et la réflexion. Il était richissime, avait de hautes relations, était sérieux, savant. Il n’en fallait pas plus, en ces temps de détresse, pour être élu évêque. Il accepta sous conditions. Dans la Lettre 105 à son frère (en fait il s’adressait à Théophile), il remercie les habitants de Ptolémaïs qui lui ont fait confiance. Mais il est marié, et refuse une séparation officielle ainsi qu’une vie maritale clandestine. Il veut même avoir « beaucoup de beaux enfants ». Sur le plan philosophique, il n’est pas disposé à abandonner ses convictions auxquelles il adhère par voie de démonstration scientifique : « Il y a plus d’un point où la philosophie s’oppose aux idées communément reçues », c’est-à-dire chrétiennes. Il faut le laisser tranquille par rapport au dogme. Par exemple : « Je n’irai pas dire […] que le monde, en toutes ses parties, est voué à la ruine [cela contre le dogme de la fin l’Apocalypse]. Quant à la résurrection, qu’admet l’opinion courante, c’est là, à mon sens, un mystère ineffable où je ne m’accorde pas, tant s’en faut, avec le sentiment vulgaire. » Et il fixe les bornes entre lesquelles peut s’exercer la liberté de conscience : en public, il est philomuthôn (je prêche toutes les « histoires » qu’on voudra), dans le privé, je suis philosophôn (j’exerce librement ma raison).
On ne connaît pas la suite.
Il resta fidèle à Hypatia. Il mourut en 413, la précédant de deux ans.
Entre-temps, Théophile était mort, Cyrille, son neveu, imposait sa loi à Alexandrie. En mars 415, il y eut des émeutes. Cyrille et Oreste s’opposaient, le pouvoir religieux voulait dominer le pouvoir politique. Oreste sanctionna Hiérax, maître d’école chrétien, sectateur fanatique et agent de Cyrille. Une provocation (l’incendie dans une église) fut le prétexte d’un pogrom contre les juifs, que le pouvoir séculier protégeait. Un commando de cinq cents moines rencontra le préfet, qui fut rossé et sauvé in extremis par des Alexandrins. Cyrille accusa le préfet d’être sous l’influence d’Hypatia, considérée comme la source du conflit.
Un commentateur contemporain, du nom de Socrate raconte ce qui suivit : « Des hommes à l’esprit échauffé ourdirent un complot. Sous la conduite d’un lecteur répondant au nom de Pierre, les voilà qui surprennent la femme alors qu’elle rentrait chez elle, s’en revenant on ne sait d’où. Ils l’extraient de sa litière, l’entraînent à l’église du Kaisaréion, la déshabillent et la tuent à coups de tessons. Ils dépecèrent le corps, en rassemblèrent les morceaux sur la place du Cinaron, et les mirent à brûler. »
Lucien Jerphagnon ajoute : « Ainsi s’achève l’histoire d’Hypatia la philosophe, dont le savoir égalait le charme et la beauté. »
Claude Bourrinet http://www.europemaxima.com