Les Éditions Desjonquères publient en 1990 le premier essai de Pierre Béhar, intitulé Du Ier au IVe Reich. Permanence d’une nation, renaissance d’un État. Agrégé d’allemand, professeur de littérature et de civilisation allemandes, enseignant aux universités de Sarrebruck, Metz et Paris-VIII, cet universitaire français interroge l’histoire de l’Allemagne à la lumière de la réunification de 1990 dans des frontières nouvelles. Celle-ci donnera-t-elle naissance à un futur Reich tant il est vrai que la conjonction de son poids démographique et de son dynamisme économique inquiéterait ses voisins ? Béhar y répond négativement. Il considère que le chancelier Kohl vient plutôt de donner à l’Allemagne l’adéquation tant désirée entre la nation, le peuple et l’État. Cependant, du fait de sa position géographique, l’Allemagne redevient l’« État du Milieu » de l’Europe et reprend son rang de puissance régionale à part entière.
Entre-temps, le bloc soviétique implose. Son effondrement abasourdit les Européens de l’Ouest qui se voient confrontés avec le retour explosif d’épineuses questions nationales gelées par cinquante ans d’internationalisme prolétarien ! Paraît alors L’Autriche-Hongrie, une idée d’avenir. Dans ce nouveau livre, Pierre Béhar dénonce le meurtre de l’Empire des Habsbourg par les vainqueurs de la Grande Guerre. Il salue aussi la clairvoyance de l’historien royaliste et libéral Jacques Bainville qui avait vu le danger des traités de paix dès 1920.
L’héritage des traités de 1919
En détruisant l’Autriche-Hongrie qui n’était pas une construction politique parfaite (loin de là…) et en chassant les Habsbourg, les Alliés de l’Entente ont durablement déstabilisé un ensemble régional. Le principe des nationalités à disposer d’elles-mêmes ne peut s’y appliquer intégralement sans qu’au préalable, on rectifie des frontières supposées intangibles et on garantit le droit des nombreuses minorités ethniques, linguistiques et religieuses. Pragmatique, la dynastie autrichienne avait exercé une autorité supranationale consolidée par l’histoire qui fût reconnue et respectée par les peuples du Danube et des Balkans. L’idée démocratique associée au nationalisme le plus chauvin excite au contraire les antagonismes nationaux. Livré à lui-même, chaque peuple se cherche alors un protecteur et s’aligne sur la grande puissance continentale du moment (la France dans les années 1920, l’Allemagne dans les années 1930 et 1940, l’U.R.S.S. et les États-Unis entre 1945 et 1991, l’O.T.A.N. depuis 1991). Ces alignements successifs ne font que renforcer les tensions entre peuples voisins et rivaux et contribuent à accroître la déstabilisation du Sud-Est européen.
Puis, avec Une géopolitique pour l’Europe, Pierre Béhar étend ses réflexions à l’Eurasie. Voulant répondre indirectement à Francis Fukuyama, prophète de la “ Fin de l’Histoire ”, il entrevoit que les bouleversements en cours aussi bien à l’Est (fin des démocraties populaires et éclatement des fausses fédérations) qu’à l’Ouest (émergence d’un marché commun européen) modifient radicalement la donne politique continentale. D’un ton assez optimiste, l’auteur expose un ambitieux projet géopolitique pour les peuples européens et eurasiens. Or, dans Vestiges d’empires, il semble abandonner ce dessein paneuropéen pour un constat pessimiste et désabusé. Aux incertitudes exaltantes du début des années 1990 succède le désenchantement de la fin de la décennie. Les guerres balkaniques et caucasiennes ont fait leur œuvre sanglante. L’euroscepticisme à l’Ouest a ralenti une construction européenne elle-même en proie aux soubresauts néo-jacobins et séparatistes régionaux ainsi qu’aux empiétements constants d’une administration technocratique et d’un marché qui se veut global. En pleine mondialisation, les nations européennes s’affirment plus que jamais vivaces alors qu’elles subissent parallèlement une perte majeure de légitimité. L’Europe, terre natale des nations, tente désespérément de s’unir, mais celles-ci semblent dans leur intimité s’y refuser. Bref, c’est le cercle vicieux !
Pour la très grande Europe
Les considérations géopolitiques de Pierre Béhar sont séduisantes car exemptes d’idéologie quelconque. « La géopolitique n’est autre que la politique nécessitée par les contraintes de la géographie, souligne-t-il. Celle imposée à l’Europe est claire. » La construction européenne ferait bien de prendre en compte le facteur géographique plus souvent que les indices macro-économiques. Mais comment Béhar conçoit-il l’Europe ? Il réfute la vision habituelle qu’il juge erronée. « Si l’on prétend [la] définir par la tradition judéo-chrétienne, on obtient une définition de celle-ci qui englobe les Américains et les Néo-Zélandais, mais qui exclut les Albanais et les Bosniaques. » L’Europe n’est qu’un sous-ensemble d’un espace plus vaste qui comprend aussi bien les Russies et la Sibérie que le monde turc : l’Eurasie. Pour qu’il soit efficace d’un point de vue géopolitique, Béhar pense qu’au nom de l’équilibre européen, il faut accepter l’adhésion de la Turquie dans l’Union européenne ! Pour lui, toute l’histoire ottomane, puis turque, est européenne, et les Turcs sont appelés à devenir, un jour ou l’autre, pleinement des Européens. Il est l’un des premiers à voir qu’« il est essentiel pour l’Europe qu[e la Turquie] soit le contrefort et son prolongement vers l’Asie centrale ». Il ajoute qu’Ankara dispose de plusieurs options géopolitiques. Soit elle rejoint l’Union et, en retour, l’Europe s’ouvrirait le vaste marché touranien des république d’Asie centrale et pourrait se constituer un glacis protecteur contre les pressions arabes, iraniennes, pakistanaises et chinoises. Soit Ankara se rapproche d’une Russie anti-occidentale et « eurasiste » (voie nationaliste), se recentre vers le monde arabo-musulman (voie néo-ottomane) ou bien devient « le promontoire d’un monde touranien hostile à l’Occident en général, à l’Europe en particulier » (voie pantouranienne), ces trois dernières possibilités étant assez complémentaires sous certaines conditions.
Au « réalisme » spatial s’ajoute une conception originale chez un universitaire du temps historique. La chute du mur de Berlin et la fin de l’URSS ont stupéfié les observateurs qui ne s’y attendaient pas, d’où leur profond trouble. Toutefois, Béhar atténue, tant « il est vrai que, même si elle vient s’inscrire dans un cycle assez nettement défini, la crise à laquelle se trouve confrontée l’Europe semble, dans sa nature, radicalement neuve. Elle ne l’est en réalité que dans la mesure où, dans sa conscience historique, l’Europe moderne ne trouve pas de précédent à cette situation ».
Maastricht ou la soumission
Rédigés au moment de la discussion du traité de Maastricht, les livres donnent une vision stimulante d’une véritable Europe politique. Mais l’auteur craint que Maastricht « divise une Europe occidentale qui ne l’était pas, et exclut durablement l’Europe centrale de la famille européenne. Se fondant sur des critères économiques, ce traité instaure implicitement une Europe à quatre degrés » les États riches, les moins riches, les pauvres et les indigents avant de préciser : « C’est une des grandes spécialités de la “ construction européenne ” que de faire les choses en dépit du bon sens ». Ses objections convergent ici avec la critique des souverainistes nationaux. Par ailleurs, il remarque que loin d’atténuer la méfiance française envers l’Allemagne, Maastricht l’a attisé. Cela explique les atermoiements européens au cours de la guerre en Bosnie-Herzégovine. La longue inaction des chancelleries françaises et britanniques se comprend par le désir secret de limiter la pénétration allemande dans la région et par la « représentation inconsciente que les musulmans sont moins chez eux en Europe que les chrétiens, même si ces musulmans – Bosniaques, mais aussi Albanais – font partie des plus anciens peuples d’Europe, convertis au XVIIe siècle à l’Islam ».
Revenant sur le processus de construction de l’Union européenne, P. Béhar critique sévèrement le parti-pris économiste. Avant d’imposer une monnaie unique, il faut créer un marché, instaurer une fiscalité et développer une économie adaptées. Et avant de s’atteler aux tâches économiques, il importe de donner à l’Europe un cadre militaire et diplomatique commun, ce qui signifie favoriser l’intérêt général des Européens. « Une armée commune, un projet de stratégie commun n’ont de sens que si l’on se met d’accord sur des intérêts politiques communs à défendre. On défend alors des intérêts, une vision d’ensemble. » Or le caractère que prend l’Europe dans la seconde moitié des années 1990 inquiète Béhar. La réintégration subreptice de la France dans le giron de l’O.T.A.N. détruit toute velléité de défense européenne souveraine. « Un ensemble politique qui n’a plus les moyens d’assurer lui-même sa propre sécurité se dépossède des moyens d’une politique étrangère indépendante, qu’il se constitue en fédération, en confédération ou en tout ce que l’ingéniosité de ses légistes et de ses technocrates pourra bien inventer. Et cette démission, il faut le souligner, n’anéantit pas l’indépendance de la seule “ Union européenne ”, mais de l’Europe entière. » Cette lâcheté inacceptable aliène durablement les intérêts propres de l’Europe. En outre, elle affaiblit les Européens qui risquent finalement de perdre leur sécurité et leur liberté. « Il ne faut pas s’en remettre [aux Américains] pour la construction de l’avenir européen, martèle-t-il. C’est une attitude qui [le] fatigue que d’accepter de jouir de droits et de refuser les devoirs qui permettent d’accéder à ces droits. »
Béhar se montre sans indulgence envers la diplomatie calamiteuse de François Mitterrand qui nia les évidences de l’après-9 novembre 1989. L’aveuglement et/ou la frilosité du Président fit perdre à la France l’occasion unique de prendre la tête des nations européennes libérées. Déçues des atermoiements français, celles-ci se tournèrent vers l’Allemagne ! Conscient de l’importance des liens franco-allemands dans le mécano européen et estimant qu’« il n’est plus possible de réfléchir dans les cadres de pensée qui ont donné naissance aux traités de Westphalie », Béhar suggère des propositions détonnantes et révolutionnaires.
Le rôle européen manqué de la France
Dans un premier temps, considérant que si l’Allemagne est la grande puissance économique, dans « un autre domaine, en revanche, la France [lui] est supérieure : celui des armes ». Avant même la dissolution du Pacte de Varsovie (1991), il proposa que la France « prenant acte de l’immense élargissement de l’Europe, ne devait-elle pas replier à l’intérieur de ses frontières ses forces basées en Allemagne, mais les étendre aux territoires européens, offrant à la Pologne et à la Hongrie, qui précisément s’efforçaient de se rapprocher pour leur sécurité de l’Europe occidentale, de les stationner sur leur sol ». Attention, Béhar insista beaucoup pour que ce déploiement vers l’Est fût élaboré en concertation avec les onze autres membres de la C.E.E. afin qu’il ne fût pas compris comme un moyen de restaurer une quelconque prépondérance française. Par cette action spectaculaire, « il s’agissait de concevoir une politique européenne équilibrée, dans laquelle aucun État – donc pas l’Allemagne, mais pas non plus la France – n’exerçât de prépondérance, et de mener la politique de la France dans le cadre et en fonction de cette politique conçue aux dimensions de l’Europe. La France, se gardant de prétendre pour elle-même à aucune hégémonie, devait d’une part aider les nations à recouvrer la liberté et à s’associer comme elles le désiraient, bref œuvrer à un nouvel équilibre européen interne; elle devait d’autre part mettre ses armes stratégiques et tactiques au service de la défense de l’ensemble européen » et en rendant, par une politique navale ambitieuse, l’Europe maîtresse de ses espaces maritimes. En effet, « si la politique de la France a un avenir, conclut-il, c’est aux dimensions européennes » car la géographie et l’histoire ont fait de la France « une sorte de microcosme de l’Europe. Le Nord du pays est de culture flamande, l’Est de tradition germanique; les mondes normand et celtique de l’Ouest le rattachent aux îles britanniques; la Navarre est la porte de l’espagne et la Provence celle de l’Italie. Tous les mondes culturels, qui sont autant de visages de la culture européenne – le nordique et le méditerranéen, le continental et l’insulaire – se rencontrent en France pour s’y unir. Les autres cultures sont des variations de la culture européenne; la culture française est la synthèse de ces variations. Elle est la seule qui entretienne des relations avec la majorité des autres, permettant à chacune des autres d’une certaine façon de se reconnaître en elle – ce qui explique une part de son rayonnement passé : de toutes les cultures d’Europe, la culture française est la plus européenne. De la civilisation du vieux continent, elle est comme le point d’orgue. »
La Confédération paneuropéenne
Malheureusement, les événements prirent un tour différent. Alors, devant les risques d’une domination continentale depuis Berlin, Pierre Béhar traça une construction européenne alternative susceptible de concilier les constantes géopolitiques et les identités nationales. A la filandreuse Confédération européenne de F. Mitterrand, il opposa un modèle calqué sur l’exemple amélioré de l’Autriche-Hongrie. Pourquoi ? Parce que la Double-Monarchie est « cette grande survivance du passé [qui] semble aujourd’hui presque prophétique : une sorte de modèle de confédération pour l’Europe du XXIe siècle. Mais, dans une Europe des nationalités où l’Allemagne et l’Italie venaient de réaliser leur unité, elle paraissait un vivant anachronisme ». La Confédération paneuropéenne comprendrait non seulement des États, mais surtout et essentiellement des fédérations régionales d’États. Par le biais de ces fédération (balkanique, danubienne, nordico-scandinave, balte, atlantique, latine), il s’agirait de « créer des ensembles homogènes capables de faire entendre leur voix clairement en Europe ». Au sein de la Confédération, la fédération danubienne exercerait un rôle très important puisque « c’est autour de l’axe Vienne – Budapest que doit se reconstituer l’Europe centrale. Il doit être un élément essentiel de l’équilibre de l’Europe future ». Il va de soit que cette conception de l’Europe accorde le primat au politique. Pierre Béhar conteste sévèrement l’idéologie néo-libérale.
Cette Confédération paneuropéenne serait neutre ou, pour le moins, libérée de l’emprise américaine. À plusieurs reprises, Béhar exprime son hostilité envers l’O.T.A.N. Cependant, son attitude devient contradictoire après le déclenchement des nouvelles guerres balkaniques. S’il prend successivement la défense des Croates, des Bosniaques, puis des Kosovars, il se montre excessivement hostile à la Serbie. Après la signature des accords de Dayton, il regrette que ce soit, une nouvelle fois, une puissance non-européenne qui s’ingère dans les conflits du continent pour les régler.
L’Europe indépendante n’en demeure pas moins d’une urgente actualité primordial et une ardente nécessité. « Nous continuons de parler de parler de “ France ”, d’« Allemagne », d’« Angleterre », d’« États-Unis » ou de “ Russie ” comme aux plus beaux jours du XVIIIe siècle, sans nous rendre compte que ces mots représentent des forces dont les rapports de proportion se sont inversés. […] Aux dimensions du monde, seule compte l’Europe comme un tout. Il n’est pas actuellement en Europe de plus sûre façon de trahir les intérêts de sa patrie que de rester enfermé dans le cadre de pensée national ». P. Béhar insiste donc dans ses texte sur l’importance d’une géopolitique qui doit considérer le fait européen, les réalités nationales et la mondialisation qu’il faudra bien accommoder au risque sinon de périr. Pierre Béhar, parce qu’il est aussi historien, croît en l’Europe des peuples car « le sort des civilisations est toujours entre leurs mains. Les sentences qu’elles subissent ne sont prononcées que par elles-mêmes. Aussi sont-elles toujours justes ». Voilà un écrivain d’une espèce rare : un souverainiste… européen !
Maximilien Malirois http://www.europemaxima.com/
Bibliographie
Les phrases citées proviennent des livres et articles ci-dessous. Nullement exhaustive, cette petite liste se veut surtout indicative.
I – Les ouvrages
• Du Ier au IVe Reich. Permanence d’une nation, renaissance d’un État, Paris, Éditions Desjonquères, coll. « Le bon sens », 1990.
• L’Autriche-Hongrie, une idée d’avenir. Permanences géopolitiques de l’Europe centrale et balkanique, Paris, Éditions Desjonquères, coll. « Le bon sens », 1991.
• Une géopolitique pour l’Europe. Vers une nouvelle Eurasie ?, Paris, Éditions Desjonquères, coll. « Le bon sens », 1992.
• Vestiges d’empires. La décomposition de l’Europe centrale et balkanique, Paris, Éditions Desjonquères, coll. « Le bon sens », 1999.
• Les langues occultes de la Renaissance. Essai sur la crise intellectuelle de l’Europe au XVIe siècle, Paris, Éditions Desjonquères, coll. « La mesure des choses », 1997.
II – Les articles
• « Faute d’une âme. Déficiences européennes » (pp. 81-87), Futuribles, Paris, juin 1995.
• « Problèmes éternels de l’éternelle Russie » (pp. 12-23), Géopolitique, n° 54, Paris, été 1996.
• « Entre l’Empire et l’État national. Naissance d’une nation » (pp. 33-36), Enquête sur l’histoire, n° 20, Paris, avril-mai 1997.
• « Luther et la Réforme » (p. 37), Enquête sur l’histoire, n° 20, Paris, avril-mai 1997.
III – Un entretien
• « Prospective européenne : leçons d’histoire » (pp. 45-60), Futuribles, Paris, mai 2000.
• Paru dans L’Esprit européen, n° 6, printemps-été 2001. http://www.europemaxima