On ne peut pas se demander si la France est encore la France sans examiner la question difficile de la déchristianisation. Naguère appelée fille aînée de l’Église, la France, a pris, dès la fin du XVIIIe siècle, quelques longueurs d'avance.
Il faut remonter aux Guerres de religion pour comprendre l'exception française dans l'histoire de l’Église en Europe. C'est en France qu'il coula le plus de sang ! C'est en France qu'il y eut le plus de polémique. La France demeura catholique. Mais dans les premières années du protestantisme, sa noblesse était largement acquise aux idées de la prétendue Réforme. Au-delà des Guerres de religion, c'est la naissance de l'État moderne, à cette époque, qui va changer profondément la perspective religieuse. Qu'il le dise ou pas, qu'il se prétende très chrétien, très catholique, ou, plus tard, qu'il ne se prétende rien, l’État entre en rivalité avec l’Église. C'est certainement l'un des premiers facteurs de la déchristianisation.
On retrouve non pas le protestantisme, mais la radicalité des Guerres de religion dans les Lumières françaises, bien plus systématiquement anti-chrétiennes que l’Aurklärung en Allemagne, l'illuminismo en Italie ou l'Enlightenment en Angleterre ou en Écosse. En France, on trouve des théories de l'athéisme (La Mettrie, d'Holbach, Helvétius, le Curé Meslier), et, dans tous les cas, au nom d'un soi-disant « théisme », l'anti-christianisme le plus virulent (Rousseau, Voltaire). Les idéologues du XVIIP siècle vont trouver un champ d'expérimentation, à la faveur de la cassure culturelle que représente la Révolution française, retour du mélange toxique de sang et de mots qui avait caractérisé les Guerres de religion. Un maelstrôm social sans précédent. Au début du XIXe siècle, les biens d’Église ont été confisqués, les prêtres guillotinés, ceux qui se sont levés contre la Révolution au nom du christianisme, à Lyon, en Vendée, à Toulon, ont été exterminés ; beaucoup ont l'impression que l'on en a fini avec l’Église. Le maître, que personne n'a lu, mais dont tout bon bourgeois possède les Œuvres complètes dans son salon, est Voltaire... Ce que l'on garde du XVIIIe siècle, c'est une certaine idée de la tolérance, qui consiste à voir dans toutes les religions de simples opinions. Rien de tel pour anesthésier la foi que cette confusion avec l'opinion.
La suppression des Congrégations
Premier Acte, donc : la déchristianisation est politique, son premier auxiliaire est la Terreur. Prenons l'exemple d'une église parisienne illustre : saint Nicolas-du-Chardonnet. Son curé avant la Révolution, le Père Gros, assassiné parmi les martyrs de Septembre (1792), est béatifié. Son successeur, le Père Mulot, fervent défenseur de la Constitution civile du Clergé et qui a joué le jeu politique de la Révolution avec Mgr Gobel, évêque constitutionnel de Paris, est guillotiné en 1794 : il continuait naïvement à dire la messe, pensant que la Révolution, qu'il avait soutenue dès l'origine, n'avait rien à lui reprocher.
Mais en même temps qu'elle est politique, la déchristianisation est mentale. Dans Bouvard et Pécuchet, Flaubert a admirablement mis en scène deux faux savants qui promènent leur incroyance au grand soleil de la Science victorieuse. Il en fait des imbéciles heureux. Au tournant du XXe siècle, dans Les Déracinés, Maurice Barrés met en scène une classe de baccalauréat dans un lycée de Nancy et montre ce que chacun fait de la foi qui lui a été vaguement enseignée dans son enfance.
C'est Hippolyte Taine, ce grand honnête homme officiellement agnostique, qui, le premier, avait évoqué la déchristianisation comme un drame. Paru dans la Revue des Deux Mondes, son article s'étend sur trois numéros entre mai et juin 1891. Ce sera son chant du cygne, comme un testament d'historien. D cite des chiffres qu'il doit à Mgr d'Hulst. Sur deux millions d'habitants dans le diocèse de Paris (qui comportait la banlieue), seulement 100 000 communions pascales... Sur cent convois mortuaires, vingt sont purement civils, déjà. Mais à l'époque, il y a 123 000 religieuses, dans toute la France, dévouées à la santé publique et à l’Éducation. À travers le dévouement religieux, la France a encore une allure de pays chrétien. C'est ce qu'ont bien compris les Radicaux qui suppriment toutes les Congrégations par la fameuse loi sur les associations en 1901.
Plus que la loi de séparation de l'Eglise et de l'Etat (1905), dont Pie X avait fait un moyen pour l'Eglise de revendiquer son indépendance, avec nomination d'évêques énergiques et traditionalistes, comme Mgr de Cabrières à Montpellier ou Mgr Charost à Lille puis à Rennes, l'interdiction républicaine des ordres religieux était destinée à accélérer la déchristianisation. C'était un acte de guerre de l'État contre l’Église.
Joël Prieur monde & vie 8 septembre 2012