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Nihilisme et parole Le point de vue de Claude Bourrinet

« Dieu est mort ». Ce constat, dressé à la fin du XIXe siècle par Nietzsche, dépasse le cadre strictement religieux. Le philosophe du retournement des valeurs désirait qu’on tirât les conséquences d’une perte que l’on avait, par cécité ou pusillanimité, mis du temps à percevoir. Car Dieu, ce n’est pas seulement cet « étant » qu’on reniait, mais l’homme lui-même, du moins tout ce qu’on mettait derrière la notion d’homme, les valeurs morales et humanistes qui avaient drainé l’Europe depuis plus de deux mille ans, que le christianisme avait renforcé en les exacerbant et en leur apportant cette excitation qui naît d’une affectivité attisée, et qui, à l’avènement de l’industrie, de la science et de la technique, comme si toute substance signifiante avait été vidée du monde, paraissaient encore fonctionner, comme mues par l’énergie cinétique.
  Le XXe siècle a voulu combler l’abîme en outrant le discours des valeurs, en encourageant la prolifération du signe, soit par une hypertrophie fraternitaire, soit par un retour hyperbolique à l’ethos antique. Cette tentative de réenchantement du monde par l’idéologie, fille bâtarde du messianisme religieux, était dés lors vouée à subir, selon le mot de Hegel, « l’ironie » de l’Histoire. Toute réaction contre la décadence n’aboutissait qu’à son aggravation et à son expansion, tout discours sur l’authenticité ne contribuait qu’à légitimer les forces politiques vouées à la nier. En fait, cette inflation rhétorique, ostentatoire et viciée, accroissait encore davantage le désert et préparait activement le triomphe actuel de la technique et de la marchandise, qui médiatisent définitivement l’humain et le monde en les réifiant.
  Il n’est pas sans intérêt de noter que le nihilisme se traduit pour ainsi dire naturellement dans l’usage d’une langue abâtardie, technicisée à outrance, appauvrie par l’usage publicitaire, cybernétique et communicationnel, progressivement anglicisée par une sorte de sabir à vocation universelle, passe-partout, langue aussi insignifiante que le coca-cola et le blue-jeans, plus génératrice de réflexes conditionnés que de sensations raffinées et de délicatesses émotionnelles. Bref, la langue d’un on mondialisé, évaporé, décoloré, désodorisé, uniformisé et aliéné a miné toute singularité et toute saveur locale authentique. C’est avec cette langue sans domicile fixe que les hommes tentent de communiquer, et comme la pensée se fait dans la bouche, l’imaginaire, la réflexion, la sensibilité sont devenus ce que la télévision est, c’est-à-dire un champ de ruines. Le pathos sentimentaliste et l’avarice cynique y font bon ménage, pour la gloire sans éclat d’un narcissisme omniprésent, qui donne à n’importe quelle nullité la chance d’être une star mondiale durant quelques heures.
  Le nihilisme européen vient en fait de loin. Nietzsche en trouvait l’origine dans l’opposition platonicienne entre le monde des Idées et une matière ravalée au non-être. Le monde en était dévalué. Même si ce dualisme n’est pas si radical qu’il a pu apparaître dans l’histoire de la philosophie, notamment grâce à l’apport du néoplatonisme (et déjà Cicéron, dans l’orateur, retourne la conception platonicienne de la mimesis, entachée de moindre-être, pour affirmer la participation de la psyché humaine à l’Idée, laquelle devient modèle et visée pour l’artiste 1, il a été accentué quand des tendances ascétiques, confortées par le message christique (« Mon royaume n’est pas de ce monde ») et encouragées par la fascination manichéenne allaient exercer sur le christianisme une influence déterminante pour son évolution. Il justifia l’existence, dans la weltanschauung européenne, d’un arrière-monde disqualifiant non seulement l’univers du phénomène (comme si celui-ci prenait sa source dans une dimension originaire occulte, une espèce d’en-soi problématique), mais aussi orientant le télos de la vie vers un destin post-mortem, au-delà de la vie (« La vraie vie est ailleurs »).
  On sait que Nietzsche avait opposé à cet abandon délétère l’amour de cette vie, l’assentiment à sa force et à sa cruauté, ce que le philosophe intempestif nommait le fatum. Deviens ce que tu es…
  Le christianisme a contribué fortement à ce nettoyage mythique, que Weber nommait le « désenchantement du monde ». Marcel Gauchet, dans son ouvrage qui reprend cette expression pour titre, a décrit avec rigueur le processus historique qu’une « religion de sortie de la religion » a mis en branle, processus qui aboutit à une absence universelle de sens.
  Le langage étant, dans ses fondations, généré et entretenu par une expérience du monde, l’effondrement de ce dernier le vide de toute prétention à l'éclairer et à le commenter. Avec le mot qui se délite, qui s’évase, se liquéfie, s’effrite et ou se glace, c’est la pensée, les sensations, les émotions, la chose même qui se perdent ou se momifient.
  Ce n’est pas un hasard que le souci constant d’un penseur comme Heidegger a porté sur le langage, soit en déconstruisant la métaphysique, soit en tentant de créer une langue plus adéquate. L’oubli de l’Etre entraîne l’oubli du dire, et, inversement : Aucune chose ne soit, là où le mot faillit, dit Stefan George.
  L’une des manifestations les plus probantes de cet abandon du lien existentiel entre la Vie et l’expression a été sans doute l’évolution des sciences linguistiques au XXe siècle, tant à travers les travaux de Saussure que de ceux de Peirce, pour ne nommer que les plus connus des linguistes. La sémiologie ou la théorie de l’information, sur lesquelles repose une grande part des expérimentations du siècle dernier, notamment dans le domaine de la communication, sont fondées sur le concept d’arbitraire du signe. Non seulement une rupture radicale existe entre le signifiant et le signifié, ce qui autonomise le discours et, pour ainsi dire, le transforme en autant d’ « abolis bibelots », mais un abîme ontologique s’est creusé entre l’ « objet » (selon la terminologie de Peirce), et le signe (désigné comme la conjonction entre le signifiant et le signifié), entre lesquels il n’existe plus aucune sorte de corrélation. 3 Le monde, dès lors, ne se réfléchit plus que dans l’océan  langagier d’une tribu ballottée par sa propre gratuité.
  La parole étant donc devenue communication, c’est-à-dire simple instrument intersubjectif, la transmission entre l’émetteur et le destinataire est seule pertinente, notamment dans un contexte aussi utilitariste que celui de la rationalité techniciste et scientiste moderne. La littérature apparaît dès lors invalidée par rapport au message. L’expression courante faire passer un message insiste sur cet aspect fonctionnaliste et abstrait du langage. Dans l’économie de marché, la densité et la subtilité poétiques passent pour lourdeur et parasitisme : il faut être précis, réactif, rentable. D’autant plus que la littérature (et on rangera tout récit, historique, mythique etc. dans cette catégorie) a la fâcheuse propension à se nourrir de racines, d’identités, de terroirs complètement invalidés (sauf dans les versions frelatées des parcs d’attraction ou des films hollywoodiens) par l’uniformisation planétaire. La pénurie de langage, dans l’état de saturation informative actuelle, n’est plus ressentie comme telle. Le quantitatif oblitère la déficience qualitative, et la détresse est obligée de prendre d’autres circuits que celle d’une hypothétique contre-culture authentique, dont on voit bien que les contrefaçons appartiennent au dispositif de récupération mercantile.
  C’est ainsi que l’enseignement des langues, anciennes et modernes, a subi une évolution qui semble irrésistible : d’une part, on tend à supprimer celui du latin et du grec, pour des raisons qui semblent budgétaires, mais dont les fondements idéologiques sont clairs ; d’autre part, on cherche à rabattre celui des langues modernes sur le seul anglais de communication, dont on nous explique qu’il est désormais irremplaçable, et qu’il doit devenir notre « langue maternelle ». Du moment que le monde entier parle la langue des Anglo-saxons, apprendre d’autres langues est une perte de temps et d’énergie. Time is money.
  L’inadéquation entre le Dire et l’Exister a provoqué, quand le nihilisme est devenu flagrant, une réaction qui s’est surtout manifestée dans le champ poétique.
  A-t-on assez songé que le projet rimbaldien d’alchimie du Verbe, tentative avortée de transformation radicale de la vie par l’entreprise du langage et par le dérèglement raisonné de tous les sens, témoignait bien davantage de l’absence d’une langue capable de mener jusqu’au bout cette ambition, que de l’échec d’un homme ? Et cette fuite loin de la côte armoricaine, hors d’une Europe au langage amputé, n’est-elle pas l’aveu nihiliste de l’ « homme aux semelles de vent », quand bien même il se serait résigné à étreindre  la réalité rugueuse ? Dans Matin, il confesse : Je ne sais plus parler !
  Pour saisir la profondeur de son naufrage, il est nécessaire d’évaluer la situation de Rimbaud, en pleine Révolution industrielle, au cœur d’un siècle matérialiste, scientiste, positiviste, progressiste, égalitariste et colonialiste, ce qu’il y avait d’intempestif, au sens littéral et nietzschéen, et d’évidemment désespéré, pour revenir à ce que le poète nomme « la poésie grecque », poésie oraculaire, magique, voyante, dont le veuvage d’avec le sacré n’a jamais été irrémédiablement consommé, ni chez Théocrite, ni chez Virgile, ni chez Nerval, encore moins chez Baudelaire, (Baudelaire ! « le premier voyant, roi des poètes, un vrai Dieu » !), préservant ainsi un fil précieux entre l’âge de fer et l’âge d’or. Ce rêve fracassé, dont témoigne encore l’essai mallarméen de créer une langue sacerdotale, ésotérique et hermétique, à la sortie du Romantisme, devait susciter l’un des débats les plus passionnés sur la langue poétique et ses significations existentielles.
  Pourquoi un tel dessein s’est-il perdu dans le labyrinthe des combats d’avant-garde et n’a-t-il jamais débordé, malgré la volonté messianique des surréalistes, les bornes des maisons d’édition et des cercles d’initiés ? Pourquoi la langue poétique n’a-t-elle jamais trouvé sa place dans la société contemporaine, balançant entre la perte orgiastique d’un Artaud et l’abolition  mallarméenne ? Entre le trop plein et le vide ? Entre le Dire et le Silence ?
Langue des origines et poiêsis
  Le langage nous traverse. Dans la mesure où la langue est le dépôt le plus intime que la communauté nous a transmis, elle est en nous ce qu’il y a de plus proche et de plus lointain. Elle fonde une partie importante de notre être, car sa dynamique structurante modèle le fonds à partir duquel on peut sentir, s’émouvoir, penser. Le monde prend corps avec les mots, et ceux-ci sont les fruits d’une histoire riche et complexe. Dans chaque mot, dans chaque lien syntaxique gît une sédimentation que l’expérience historique d’une longue série de générations a accumulée. C’est pourquoi l’adoption d’une langue étrangère constitue un dépaysement existentiel radical, comme l’a bien montré Cioran, au point que l’on peut évoquer à ce propos d’exil ou de nouvelle patrie.
  Cependant cette solution langagière risque de n’engendrer, en précipitant, qu’une liqueur sans saveur ni couleur si ne s’y mélange l’ingrédient majeur d’une pensée personnelle. De même, comme les mots s’usent et suscitent, par l’usage collectif qui en atténue la force, l’oubli de leur sens originel, le risque est grand de sombrer dans le magma du on : ça parle en moi au lieu de je parle. Le langage n’est plus parlant. La pensée, quelle que soit l’acception qu’on lui donne, doit se présenter comme une lutte contre la matière du langage, soit pour rendre l’expression adéquate avec l’objet visé, soit pour faire surgir à la lumière ce dernier par une violence créatrice qui apparente la quête de sens à la poésie.
  Pourtant, la pensée philosophique a toujours prétendu à l’impersonnalité, à la distance par rapport à la subjectivité du penseur. Les Grecs mettaient derrière le terme noûs le rationnel, le spirituel. Cette emprise de la Raison, faculté du sujet transcendantal, s’est vue confortée à l’époque moderne par le triomphe du kantisme, qui a posé les bases épistémologique d’une science rigoureuse. A priori, donc, un engagement personnel dans l’exercice de la pensée invalide les résultats de celle-ci.
  Or, Hans-Georg Gadamer 5 rappelle que la pensée est appelée par Heidegger Andenken. Et, fait-il remarquer, cet emploi fait allusion « au terme d’Andacht », qui signifie « office religieux », « dans la mesure où l’expérience religieuse reste sans doute encore plus proche du caractère immémorial de l’être que la pensée de la métaphysique ».
  C’est bien ce qui distingue la philosophie européenne de l’Etre de celle, plus centrée sur la logique, du « cercle de Vienne » aux Anglo-saxons, qui se méfient de tout ce qui est nimbé d’un halo pour eux « romantique », de « mystique ».
  Aussi s’agit-il de réévaluer la notion de « subjectivité ». La pensée ne se réalise pas toute seule. Elle construit, par sa visée, par l’angoisse qui l’a rendue possible, par le souci de l’être qu’elle suppose, une situation par rapport au monde, qui trouve son analogie dans les relations qu’entretient l’Homme avec la Nature ou avec lui-même, relations qui peuvent être techniques, scientifiques, indifférentes ou pieuses. Le préjugé positiviste n’est pas tenable car les catégories de subjectivité et d’objectivité sont dépassées. Toute pensée est pensée des racines. Elle cherche à mettre au jour l’être du « monde », c’est-à-dire de ce qui nous constitue en tant qu’être. Elle n’est pas pure tautologie, mais son rôle se traduit par une tentative de dévoilement d’une vérité (non de LA vérité), d’alêthéia (qui découvre et couvre à la fois). Elle a donc une portée éminemment pragmatique, dans le sens où les lueurs qu’elle suscite nous invitent à devenir ce que l’on est, en pleine lumière.
     La situation de Heidegger par rapport au langage s’apparente à une expérience apophatique. Mettant à la question la tradition métaphysique, il se voit contraint de rejeter tout un langage piégé, dont le signifié est implicite et conditionne non seulement la pensée, mais la chose même. Pour se tirer de cette aporie, il est obligé de faire violence à la langue naturelle, donnant un sens nouveau aux termes les plus familiers. Il s’agit ni plus ni moins, comme l’explique Gadamer, de « rendre le spirituel de façon saisissable » en « [extrayant] des mines du langage les minerais les plus inusités, faisant éclater le roc ainsi mis au jour, qui en perd complètement son contour habituel, pour se mouvoir dans sa recherche et son exploration, dans un monde de pierres éclatées ».
  Pour ce faire, Heidegger a puisé dans la langue allemande, celle de Maître Eckhart, celle de la Bible de Luther, de même que dans les dialectes, une matière pleine de ressources. Il a questionné aussi de manière serrée et impitoyable la tradition philosophique et théologique latine en remontant aux origines grecques. Ces sondages au plus profond de la langue hellénique ouvraient des perspectives insolites, comme l’analyse qu’il a faite du terme ousia, que Cicéron traduit par essentia, et dont il montre tout ce qu’il doit à l’univers singulier du paysan grec, car ousia désigne à proprement parler le domaine, la propriété agricole, ce qui compte le plus dans l’existence d’un homme de la terre.
  On pourrait trouver maints cas de ces enquêtes philologiques et étymologiques (sans compter l’utilisation détournée ou « naïve » de mots, dont il utilise un sens second pour interroger autrement l’objet de la réflexion, comme c’est le cas par exemple du verbe « appeler » dans l’expression « Qu’appelle-t-on penser ? ». Ce qui rapproche aussi son langage du langage poétique est l’utilisation de métaphores qui offrent un sens évocateur à des concepts logiques et ontologiques (par exemple clairière – Lichtung -, conciliation – Austrag -, événement – Ereignis – etc.). La rencontre entre langage philosophique et langage poétique a été encouragée, comme on le sait, par sa découverte émerveillée de la poésie de Hölderlin en 1936.
  « Le commencement (arkhê) est comme un dieu qui, aussi longtemps qu’il séjourne parmi les hommes, sauve toutes choses. » (Platon, Lois, 775 e.) Arkhê, c’est le commencement, mais c’est aussi l’origine, ce qui fonde. On sait que Tite-Live avait intitulé son immense recherche sur Rome, dont il ne nous reste que quelques livres, Ab Urbe Condita, « Depuis la fondation de la Ville ». Autrement dit « Recherche sur les origines de Rome ». 9 Le trait de génie était, par une logique pour ainsi dire métapolitique, de fusionner intimement l’Histoire proprement dite de Rome avec les plus anciens mythes indo-européens. Nous savons en effet, depuis les travaux de George Dumézil, que le génie romain a consisté à historiser les structures archétypales du substrat  propre à des peuples aussi différents que les Aryens indiens, les anciens Perses, les Grecs, les Celtes, les Germains et d’autres ethnies qui ont en commun le même legs proto-historique. Aussi tout coup de sonde dans le passé se résout-il, pour un peuple qui vit un destin historial à re-fonder son être-au-monde, sa légitimité aux yeux des dieux et des hommes.
  C’est pour avoir oublié cet être, avoir choisi un autre temps, avoir choisi un autre dieu, que Rome a disparu.
  Il se trouve que nos racines mythiques ont été occultées en partie par une nouvelle mythologie, une théologie issue de l’Orient sémite, et qu’il n’en a subsisté que des bribes plus ou moins travesties au fond de la mémoire populaire et dans ses traductions « folkloriques », de même que dans la fable humanistique. Il en va de même de l’immense patrimoine philosophique gréco-latin. Tout ce patrimoine a disparu, ou est sur le point de le faire, ou bien est de moins en moins accessible.

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