Piètre spécialiste des radicalités identitaires rebelles et non conformistes, Christophe Bourseiller est en revanche un bon expert pour tout ce qui concerne l’extrême gauche. Il nous le montre une nouvelle fois avec son étude sur l’ultra-gauche.
Qu’est-ce que l’ultra-gauche ? Alors que l’extrême gauche (anarchiste, trotskyste, autonome, maoïste naguère) occupe principalement le terrain électoral et social, l’ultra-gauche qui ne relève pas du gauchisme, est un ensemble composite s’impliquant principalement dans le domaine culturel.
Le discours de l’ultra-gauche est radical puisqu’il rejette avec une rare constance une lecture dogmatique du marxisme, conteste les différentes expériences communistes dans le monde, critique sévèrement les sociétés capitalistes occidentales, dénonce le totalitarisme, le centralisme démocratique, la bureaucratie syndicale, le parlementarisme, la technocratie administrative, la social-démocratie, la trahison bolchevique et le gauchisme.
Christophe Bourseiller évoque tour à tour l’étonnante Gauche communiste germano-hollandaise, la surprenante Gauche communiste italienne avec les « bordiguistes », la désormais célèbre Internationale situationniste conduite par Guy Debord, le très méconnu Socialisme ou Barbarie animé par Cornelius Castoriadis et Claude Lefort. On y croise aussi le communiste hétérodoxe Henri Lefebvre, l’incroyable O.P.B. (Organisation – Pensée – Bataille) qui tente de s’emparer de la Fédération anarchiste, les « Enragés de Nanterre » en 1968…
Ayant peu de prise sur les appareils politiques et pourchassés par eux, l’ultra-gauche se contente de cercles minuscules, de périodiques confidentiels et de quelques théoriciens. Ainsi, auteur des Conseils ouvriers qui fonde le « conseillisme », le Néerlandais Anton Pannekœk se montre un chaud partisan de la démocratie ouvrière à la base. Il oppose la démocratie formelle – qu’on trouve tant dans les régimes bourgeois que dans les systèmes socialistes – à la démocratie réelle, celle du « communisme des conseils ». Pannekœk ne voit en effet aucune différence de nature entre les pratiques politiques de l’Est et de l’Ouest. « Le dualisme est parlant, souligne Bourseiller. Anton Pannekœk met le doigt sur un point essentiel. Ne vivons-nous pas effectivement sous des formes démocratiques, qui dissimulent parfois des pratiques barbares ? »
La singularité de l’ultra-gauche ne se réduit pas à la seule interprétation politique. Elle se manifeste dès l’Entre-deux-guerres par un anti-antifascisme virulent. « Par-delà les différences apparentes, remarque encore Bourseiller, le fascisme et la démocratie sont perçus comme relevant tous deux du même système capitaliste, puisque les rapports de classes et d’exploitation y demeurent inchangés. » L’anti-antifascisme devient une constante de l’ultra-gauche militante, hormis chez quelques communistes libertaires qui, autour des S.C.A.L.P. (sections carrément anti-Le Pen), du REFLEX (Réseau d’étude, de formation et de liaison contre l’extrême droite) et de No pasaran s’activent pour mieux amuser la galerie médiatique et cacher leur embourgeoisement.
Maintes fois, les analyses lucides de l’ultra-gauche rejoignent dans leurs conclusions les critiques qu’assènent les pensées radicales rebelles au monde moderne. Cette convergence étonnante inquiète fortement Bourseiller, d’autant qu’elle n’est pas récente. Dès 1920, le K.A.P.D. (Parti communiste ouvrier d’Allemagne) doit composer, d’une part, avec une tendance nationale-bolchevique (Ernst Niekisch) et, d’autre part, avec la « Gauche de Hambourg » de Heinrich Laufenberg et Fritz Wolffheim, qui refuse le Diktat de Versailles et suggère la reprise de la Grande Guerre. C’est l’apparition d’un courant national-communiste. Bourseiller parle alors d’une « tentation rouge-brune ». Dans les années soixante, cette tentation réapparaît avec le négationnisme, via les bordiguistes qui ne le sont pas, mais qui estiment que le capitalisme est le véritable responsable du génocide. Le négationnisme se cristallise, une décennie plus tard, chez les lointains héritiers de Socialisme ou Barbarie et de Pouvoir ouvrier, regroupés autour de la librairie La Vieille Taupe de Pierre Guillaume.
Malgré quelques appréciations critiquables car partiales et subjectives, l’Histoire générale de l’ultra-gauche est un ouvrage incontournable pour comprendre tout un continent idéologique ignoré. Autre « perdante » de la Modernité et bien que faisant souvent fausse route, l’ultra-gauche mérite de la considération, car ses travaux contribuent elles aussi à miner « ce monde vétuste et sans joie ».
Georges Feltin-Tracol http://www.europemaxima.com
• Christophe Bourseiller, Histoire générale de l’ultra-gauche, Denoël, 2003, 546 p., 25 €.