La société contemporaine veut accoucher d'un « Homme nouveau », standardisé et déraciné.
L'un des points commun aux différents totalitarismes du XXe siècle, que l'on retrouve aussi bien dans la société communiste que dans la barbarie nazie, est de vouloir construire un homme nouveau, de parvenir à un changement radical de l'humanité classique telle que nous la connaissons depuis l'Antiquité. Cet homme nouveau est un être profondément déraciné, comme l'on bien perçu les philosophes Simone Weil (auteur de L'enracinement) et Gustave Thibon, pour qui « seules les fleurs artificielles n'ont pas de racines ».
Notre société contemporaine, mondialisée et atomisée rêve également de bâtir un homme nouveau. Si elle n'est pas à proprement parler encore totalitaire, elle tend à le devenir. Le règne de l'individualisme est également celui de l’homo economicus qui a remplacé le zoon politikon, l'animal politique d'Aristote. En effet, le marché mondial a besoin d'un consommateur standardisé pour maximiser les profits. Ainsi s'explique en partie l'expansion de la langue anglaise comme idiome unique des affaires ou la diffusion massive d'une sous-culture américanisée (films, musique...). Ainsi, à l'aide de cette grille de lecture, s'appréhende mieux le rôle central de la publicité (bien éloignée des « réclames » d'antan) et la tyrannie des marques et des logos : MacDonald, Nike, Apple... Ainsi s'explique parfaitement la mise en avant par les médias et beaucoup d'hommes politiques d'une société mondiale, culturellement métissée et du concept absurde de « citoyen du monde » bien illustré par le slogan d'une célèbre marque de vêtements : « United colors of Benetton ». Comment, pourtant, envisager un citoyen en dehors d'une « Cité », d'un « État », borné et distinct des autres par sa langue, son histoire, ses coutumes, sauf à croire une seconde en la réalisation de paroles de la chanson de John Lennon Imagine ? Nous serions alors dans une société sortie du Politique dont l'existence suppose une pluralité, un pluriversum d'entités (nations, empires...). L'homme moderne tend chaque jour un peu plus à n'être plus qu'un consommateur atomisé aux goûts standardisés. Ce consommateur type combine plusieurs caractéristiques. Le pouvoir d'achat, tout d'abord, par la régulation des naissances (contraception et avortement) et le malthusianisme qui récusent la phrase prononcée par l'économiste français Jean Bodin au XVIe siècle : « Il n'est de richesse que d'homme. » L'autonomie ensuite, source de productivité économique régulée par l'euthanasie des personnes âgées et des handicapés, c'est-à-dire des plus faibles, maquillée en « droit à mourir dans la dignité » : seul le travail rendrait libre... La standardisation des goûts, enfin, voire de la taille et des mensurations, en rêvant d'un consommateur androgyne de produit unisexe, façonné par la théorie du Genre, venue des Amériques, qui envahit désormais notre enseignement public. Ainsi, le mariage homosexuel s'inscrit évidemment dans cette déshumanisation à finalité consumériste.
Déshumaniser
Pour faire passer la pilule auprès des individus, il est nécessaire de déshumaniser l'homme, de rabaisser la gloire de son humanité: la tâche est notamment confiée aux revendications radicales de certains groupuscules, relatives aux droits des animaux : si l'homme est un animal comme les autres, il n'y a plus de raison d'en faire un être sacré aux yeux de Dieu et des autres hommes. Les débats autour de la chasse ou de la tauromachie sont donc loin d'être anodins.
Déshumaniser l'homme, c'est aussi le couper de toute charité envers ses semblables et de tout amour. La vraie solidarité, parce qu'elle échappe largement à la marchandisation, est une cible pour les tenants du nouvel ordre mondial. Au mieux la conçoivent-ils comme un effet pervers du nomadisme dont ils sont les chantres (aide aux immigrés) ou comme une façade du spectacle télévisuel (le concert des Restos du cœur). De même, certains homosexuels revendiquent explicitement le droit au mariage, non pas au nom d'un mimétisme des couples hétérosexuels, mais comme moyen de réduire à néant l'institution mariage, expression sociale de l'amour entre deux personnes de sexe opposé.
Peut-on penser échapper à cette « société spectaculaire intégré » (la formule est de Guy Debord) en se retranchant dans un espace communautaire, une contre-société catholique par exemple, ou en optant pour un « recours aux forêts » individualiste, tel celui prôné en son temps par Ernst Jünger ? Rien n'est moins sûr, car comme disait Georges Orwell en dissertant sur les totalitarismes : « La grande erreur est de croire que l'être humain soit un individu autonome. »
Nous sommes tributaires de la société dans laquelle nous vivons, celle où nous sommes nés. Elle nous influence, modifie nos comportements, souvent malgré nous, quelle que soit la force de nos réticences. On pourrait utilement relire à ce sujet un roman de Pierre Boutang, Le Secret de René Dorlinde, réflexion sur la société communiste, afin de s'interroger pour savoir si l'homme atomisé est encore capable d'écrire de la poésie. La seule réponse humaine possible est une réponse politique, rompant avec l'utopie d'une société monde régulée par les seuls Droits de l'homme et le seul marché. C'est une insurrection politique contre la société contemporaine qui permettra le retour à une commun decency, une décence commune, qu'appelait de ses vœux George Orwell. Ne croyons pas que nous mènerions pour autant un combat dénué de toute aspiration spirituelle. Ne perdons pas en effet de vue que, comme l'écrivait Georges Bernanos en 1946 : « On ne comprend absolument rien à la civilisation moderne si l'on n'admet pas d'abord qu 'elle est une conspiration universelle contre toute espèce de vie intérieure. »
Jacques Cognerais monde & vie 19 mars 2013