Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Le jouet et le Titanic

 

Le jouet et le Titanic
Ne pas se faire d’illusion. C’est inutile, douloureux, et vile.
De la part des « politiques » du mouvement « patriote », l’argument du réalisme est plaisant. On croit que le monde bouge parce qu’on marche.
Illusion d’optique !
Marche-t-on vraiment, du reste ? On confond parfois le tapis de course avec le chemin de randonnée. Et le déroulé du paysage n’est parfois, du reste, qu’une projection onirique et pathétique.
Qu’est-ce que la réalité ?
Qu’est-ce que la réalité française ?
La réalité de ceux qui se disent encore « français » ?
Comment juger de la réalité, sinon d’un point qui lui soit extérieur ?
Comment juger de choses, sinon à partir d’un point d’optique ?
Comment appréhender, s’emparer de la réalité, la soulever, sans un levier conceptuel suffisant ?
La réalité ne se réduit pas à un empirisme que l’on ajuste, tant bien que mal, à un souci programmatique.
Si l’on demandait à la plupart des Français, en leur détaillant de façon concrète la vérité historique d’un certain état d’existence, sans fioriture ni romantisme - ce qu’a été, un moment, le fait d’être « français » - je parie le rejet dégoûté. Des habitudes anciennes deviendraient vite des tourments.
Non qu’il faille nécessairement évoquer, pour étayer leur prise de conscience, la relative insuffisance, dans les temps pas si lointains, de ces gadgets qui divertissent notre existence et paraissent donner entièrement raison à Pascal. Le sentiment d’appartenance, a priori, ne prend pas sa source dans la plus ou moins grande quantité d’objets possédés.
Encore qu’il soit nécessaire de corriger cette assertion. En effet, la quantité, comme le savaient les sages anciens, n’est pas sans déterminer la nature de la qualité, et, éventuellement, son degré d’excellence. Il en aurait été autrement si stoïciens, platoniciens, épicuriens même, et quasi tous les Pères de l’Eglise – à la suite de Jésus – n’avaient prôné une certaine pauvreté de mœurs, un dépouillement matériel, du moins un détachement sincère par rapport aux superfluités de la vie. Le gain, pour celui qui était capable de perdre cette dernière, était une sorte d’éternité, quelle qu’ait pu être la définition qu’on en donnât.
Toutefois, c’étaient les occupations d’une élite, pourrait-on rétorquer.
Ce l’est sans doute moins pour le christianisme, qui ambitionne de réformer le peuple, ce que ne prétendaient pas faire les Philosophes grecs et latins.
A cela, il est aisé de répondre que, pour ce qui concerne le commun des mortels, la nécessité fait souvent vertu. Le dénuement pérenne, qui faisait partie de l’ordre immémorial des choses, et qui a perduré jusqu’à l’avènement de la société de consommation, contraignait, sans qu’on eût à y prendre garde – bien qu’existât une sagesse des nations, pour laquelle l’argent ne faisait pas le bonheur, etc. – au minimum requis pour ce que George Orwell nomme « une vie décente ». Cette existence, bien qu’entachée nécessairement par les défauts inhérents à la nature humaine, se déroulait malgré tout avec un minimum de relations authentiques, de solidarité et de souci des autres, voire de sens politique, civique, d’une conscience qu’il y a des choses qu’il ne faut pas faire, même dans les détails apparemment anodins de la quotidienneté.
Si cet état de la société, finalement si tranquille, si équilibré par rapport au capharnaüm mondial actuel – et toute personne d’un certain âge est encore capable d’en avoir le souvenir et de mesurer les changements irrémédiables qui se sont produits depuis quarante ans – n’avait pas existé, l’autorité de structures d’ampleur comme l’Eglise ou le parti communiste – sans évoquer celle de l’Etat – n’aurait pas été possible.
Il fut une époque où ce qui a volé en éclat – la famille, l’Etat, la patrie, la politesse, la pudeur, la sociabilité, la réserve, la fidélité etc. – allait tellement de soi – et même les transgressions en garantissaient la légitimité, tandis que maintenant, les outrages, les profanations, les violations, les provocations sont d’un conformisme bourgeois ! – que l’on en respectait l’esprit, sinon la lettre, sans qu’on eût à se poser trop de questions, comme monsieur Jourdain usait de la prose depuis toujours, sans qu’il en sût rien.
Il ne s’agit pas de tomber dans le travers, propre aux gens d’un certain âge, de louer le passé et de condamner le présent. Une fois qu’on prend conscience de ce défaut trop humain, on se garde bien d’y tomber. Cependant, les jeunes générations, qui ont suivi les bouleversements sociétaux profonds, parfois comme des cadavres portés par le courant, par la mode, chambardement sans aucune mesure avec ce que l’Histoire nous enseigne – le passage par exemple de l’Antiquité tardive au « moyen âge » fut moins profond que ce qui s’est produit sous nos yeux et dans nos têtes – sont de plus incapables de comprendre ce qu’a pu être le monde d’autrefois. Et cet « autrefois », à l’échelle humaine, n’est que de l’ordre d’un demi-siècle. Mais si l’on porte le regard encore plus loin, vers ce que fut par exemple l’Europe avant la grande boucherie de 14-18, ou bien même encore plus en arrière, avant la révolution industrielle, qui trancha dans la chair de la civilisation occidentale, on ne manquera pas de saisir l’abîme qui séparent des espèces d’humains aussi différentes que le sont celles des animaux.
Vouloir ressusciter ce monde disparu est propre au phénomène de l’illusion historique. La révolution française a désiré reconstituer l’Antiquité républicaine, dans les faits, elle a achevé le processus civilisationnel qui y mettait fin, par un malentendu épique.
Laissons les morts enterrer les morts.
Toute finalité d'une civilisation est de garantir, ou de rendre possible, une "présence", c'est-à-dire une ouverture à l'authenticité de l'existence. L'enjeu actuel, sa gageure, est de déterminer où se situe cette parousia.
Il faut convenir que la seule réalité qui compte pour tous, c’est la chose tangible qui nous environne, le « Français » tel qu’il est, ou plutôt le consommateur mondialisé, déraciné, américanisé, complètement amnésique.
L’erreur de ceux qui se rattachent au souvenir d’une patrie désormais désagrégée, c’est de penser qu’un tel désastre est le fruit d’un complot, et comme tel susceptible d’une solution, à condition d’inverser l’orientation de la volonté politique. Or, ils ne prennent pas garde que le discours traditionnel, nationaliste, identitaire, n’est plus qu’une composante d’un patchwork postmoderniste, au même titre que son contraire. Le sentiment d’appartenance est un tout, c’est un fait social organique et holiste, qui ne s’appréhende que rarement – seulement à l’occasion de grands événements historiques, graves et profonds – comme un choix. Et à condition qu'il en existe encore le sol qui le motive. Or, du fait que c’est désormais une option, une « préférence », du même coup, on en saisit toute la vanité, la vacuité.
Tout, du reste, sans qu’on en explicite la vérité, se présente, réellement, comme si la lutte nationale consistait à préserver, contre l’agression mondialiste et les destructions qu’elle entraîne, une société qui n’a nullement abdiqué les réflexes qui sont justement à l’origine de cette logique mondialiste et libérale. L’argument concret, pour le Français lambda, c’est de défendre la possession et l’usage de ses gadgets préférés, qu’une société injuste, minée par le chômage et la précarité, tente de lui enlever.
Poser le problème en ces termes est répondre à la question sur les virtualités d’un combat authentiquement révolutionnaire.
Le plus plausible est que les voix iront à ceux qui assureront – sans peut-être y parvenir, car nous sommes dorénavant dans le règne fatal de la destruction universelle – préserver encore quelques lustres la jouissance de gadgets aussi inutiles qu’un jouet sur le Titanic.
Claude Bourrinet http://www.voxnr.com

Les commentaires sont fermés.