Passionné de littérature, cet enfant de Honfleur se crut d' abord romancier avant de devenir célèbre par l'ampleur de ses travaux historiques.
Albert Sorel nait à Honfleur le 13 août 1842. Il va devenir une des gloires de son pays natal, compatriote de Lucie Delarue-Mardrus, d'Alphonse Allais ou d'Erik Satie, Mais, lui, il fera dans le genre sérieux, même s'il s'est cru d'abord poète et romancier.
Après le collège d'Honlleur et quelques vers dans des revues locales, ce qui ne plaît guère à sa riche famille d'industriels, il quitte l'Estuaire pour partir étudier à Paris.
Il se sent alors attiré avant tout par la littérature. Il considérera toujours comme son meilleur livre La grande falaise, récit épique dans lequel il mettait en scène d'anciens officiers révolutionnaires de la Grande Armée, nostalgiques des temps héroïques. Dans un paysage grandiose se nouent des complots dignes du Georges d'Esparbès des Demi-soldes. C'est aussi de sa jeunesse que date un autre roman, Le docteur Egra, et que fut esquissé, dès 1865, alors qu'il n'a que 23 ans, le joli proverbe L'eau qui dort, publié plus tard dans la célèbre Revue des Deux Mondes.
Pourtant, il avait été un étudiant sérieux, suivant avec assiduité les cours de la faculté de Droit. Pour complaire à sa famille, il entre en 1866, grâce à la protection de François Guizot, aux Affaires étrangères. La guerre de 1870 va bouleverser sa carrière et il se retrouve à la délégation de Tours, vite accablé sous des tâches écrasantes. II en tirera plus tard la matière du premier livre qui va le classer parmi les meilleurs érudits: Histoire diplomatique de la guerre franco-allemande. Ayant épousé une Allemande après avoir participé aux négociations, il se rend bien compte qu'il n'est plus tout à fait à sa place au poste qu'il occupe.
Tout, finalement, va commencer pour lui à trente ans par sa rencontre avec Emile Boutmy, son aîné d'une demi-douzaine d'années. Professeur à l'Ecole spéciale d'architecture, celui-ci bifurque vers une toute autre voie et fonde en 1872 l'Ecole libre des Sciences Politiques. II demande alors à Sorel de le rejoindre pour y assurer le cours d'histoire diplomatique, alors qu'il n'est pas véritablement historien et n'a encore jamais parlé en public.
Fort préoccupé par la parution de ses romans, il ne prévoit pas alors que l'enseignement et l'histoire vont transformer sa vie, l'obligeant à s'intéresser aux opérations militaires, aux réformes législatives, aux querelles religieuses, aux traités commerciaux. Au fur et à mesure qu'il l'enseigne à de jeunes étudiants, vite subjugués par l'ampleur de ses horizons, il découvre les multiples aspects de la science dont il est en train de devenir le plus incontestable ses spécialistes.
Ce poète va se révéler un homme du concret tout autant que du rêve, persuadé que les peuples demeurent dans une large mesure les artisans de leurs destinées, parce qu'il se refuse à voir dans ces peuples des abstractions. Sa philosophie, basée sur l'expérience, est simple : « En histoire, c'est l'homme qu'il faut rechercher partout et partout remettre à son rang. »
Reliant sans cesse le présent au passé, il voit dans la race « l'ensemble des caractères imprimés aux générations par la famille. »
Disciple d'Hippolyte Taine, il n'est pas très loin non plus des idées de Frédéric Le Play, lui aussi originaire d'Honfleur et considéré comme le grand pionnier de la sociologie.
Quatre ans après son entrée à l'Ecole des Sciences Politiques, Albert Sorel devient aussi secrétaire général de la présidence du Sénat, ce qui confirme la confiance qu'on lui témoigne en hautlieu.
Ses diverses charges sont loin d'interrompre ses recherches et ses publications. En 1878, il publie La question d'Orient au XVIIl" siècle, qui sera suivi, quelques années plus tard, par L'origine de la Triple-Alliance. Son enseignement fait de lui un des guides de la jeune génération, celle de l' entre-deux-guerres, qui de 1870 à 1914 va vivre une sorte de veillée d'armes. Le professeur apprend d'abord à ses étudiants quel est l'essentiel de la vie d'un homme politique : « Il est comme le capitaine d'un voilier: les vents contraires l' obligent souvent à louvoyer, mais, s'il est vraiment digne de sa mission, il ne doit pas perdre de vue la boussole ou l'étoile qui fixe sa direction générale et le convie sans cesse à y revenir. »
Marqué par les épreuves de l'année terrible, il ne se cache guère d'être un partisan de la « Revanche ».
Son grand souci est de bâtir une œuvre qui marquera les générations futures. Il y travaille avec acharnement. On le verra bien quand paraissent, entre 1885 et 1904, les huit volumes de sa gigantesque fresque: L'Europe et la Révolution française, qui en fera un des très grands historiens de son siècle.
Il a trouvé son fil conducteur : « Les institutions politiques, dans leur variété et leur mobilité, ne sont qu'un décor superficiel, derrière lequel il faut découvrir les lois permanentes - géographie, génie de la race, circonstances extérieures - qui déterminent le cours constant de la nation vers ses destinées. C' est ainsi qu'aussitôt aux prises avec les difficultés pratiques, les révolutionnaires de 1793 ont fait litière de leur bagage théorique pour aller chercher dans les traditions de l'Etat monarchique et les buts nationaux qu'ils devaient s'assigner et jusqu'aux moyens de les atteindre. »
Il s'attache particulièrement, dans le quatrième tome de sa grande fresque historique au problème des Limites naturelies, montrant que les Jacobins de « la patrie en danger » ont parfois repris quelques unes des grandes idées du Roi soleil; la Révolution, selon lui, voulant exercer sur les peuples la domination que la monarchie s'attribuait sur les Etats, Napoléon, à son tour, sera l'héritier de Louis XIV et du Comité de salut public.
Cette continuité est une idée essentielle qui vient corriger les brutales ruptures d'une histoire chaotique et partisane,
En bon Normand qui croit que « la vérité n'est pas toute entière d'un seul côté », comme le dira un jour un des successeurs à Sciences Po, son compatriote André Siegfried, il ne peut être que tolérant, citant souvent le principe du roi de Prusse selon lequel « Chacun est libre de faire son salut à sa façon, »
Il est aussi journaliste et donne des chroniques au Temps ou au Gaulois, apparaissant comme un véritable maitre à penser de la fin du XIX" siècle. Nationaliste français, il n' en reste pas moins régionaliste normand et un de ses principes d'éducation restera intangible pour tirer le maximum de chacun de ses étudiants : « Ramenez-le à son sol natal, à la province dont vous l'avez déraciné, - en l'espèce notre glorieuse et généreuse terre normande; - la voix de ses pères le soustraira aux sollicitations dissolvantes et le remettra dans le bon chemin ... »
Il ne faut donc pas s'étonner s'il publie un fort beau recueil de nouvelles Vieux habits, vieux galons, où revit l'épopée impériale, et surtout, un recueil d'articles particulièrement enracinés: Pages normandes qui paraîtra en 1907, quelques, mois après sa mort, C'est tout son pays natal et ses grands hommes, de Corneille à Flaubert et du peintre Boudin à Maupassant, qui revit, avec les paysans et les pêcheurs qui furent les compagnons de sa jeunesse augeronne et honfleuraise.
Par ailleurs, il fut un très proche parent de Georges Sorel, le plus singulier des socialistes révolutionnaires, Mais ceci est une autre histoire, comme dirait Kipling,
Jean MABIRE