Afghanistan 2001-2010. Chronique d’une non-victoire annoncée ne passa pas inaperçu lors de sa sortie éditoriale en mars 2010. Etude pionnière en histoire immédiate sur ce sujet brûlant, cet essai du professeur Jean-Charles Jauffret fut récompensé par le prix du livre de Verdun en novembre de la même année. Ses mérites étaient d’ouvrir la voie d’un vaste champ d’étude pour les historiens désireux de poursuivre ce sillon, tout en présentant au grand public l’engagement des soldats français, les enjeux autour de cette guerre et les perspectives envisageables pour en sortir de la meilleure façon possible. Ce travail rencontra - nous pouvons en témoigne- plus qu’un succès d’estime auprès de nombreux militaires français engagés dans le conflit, qui trouvèrent pour la première fois dans la littérature grand public, un ouvrage s’attachant à retranscrire aussi fidèlement que possible la situation sur le terrain. Il est vrai que Jean-Charles Jauffret, spécialiste de l’histoire militaire coloniale et directeur du master « Histoire militaire, Défense et géostratégie » à l’IEP d’Aix-en-Provence, est l’un des grands connaisseurs universitaires du monde militaire.
C’est donc avec une certaine impatience que nous nous apprêtions à découvrir la nouvelle édition revue et augmentée de cet ouvrage, titré La Guerre Inachevée. Afghanistan 2001-2013. Une courte introduction souligne d’emblée au lecteur l’ambition de ce volume. Elle est de mener une réflexion sur ce conflit et de faire un bilan de l’engagement français. C’est un témoignage érudit sur une histoire en train de se faire. Elle en expose aussi les limites inhérentes à cet exercice : « [personne ne sait pas] comment tout cela risque de finir » (p 12). Enfin, elle pose une série de questions importantes sur la pertinence des modèles historiques à étudier pour penser la contre-insurrection à l’ère post-coloniale. Elle s’interroge sur l’efficience des différentes réponses (politiques, diplomatiques, militaires, humanitaires, etc.) développées par l’Occident en Afghanistan, face à un adversaire dont les succès sont immanquablement le miroir de nos faiblesses. Encore faut-il vouloir prendre le temps de les observer…
Les principales analyses qui ont fait la réussite du premier opus sont toujours présentes. Bien entendu, elles ont été enrichies par les derniers prolongements du conflit. De l’histoire de l’Afghanistan à une analyse géopolitique de la région, en passant par une description de la nature, des techniques et des procédures d’un adversaire « polymorphe », l’auteur balaie de nombreux champs. Il n’oublie pas de proposer à la sagacité du lecteur une analyse dans le temps des étapes de ce conflit depuis 2001, tout en incluant un long développement sur l’engagement français. A la veille de leur retrait, l’historien propose de faire le bilan des actions des forces françaises sur le terrain. Il met en lumière l’émergence d’une culture de guerre qui s’est forgée au contact de ce théâtre d’opération exigeant. Il emprunte d’ailleurs certains aspects de son imaginaire aux conflits coloniaux, dont nous voyons à nouveau se diffuser le langage parfois fleuri. Terrain d’expérimentations tactiques et technologiques de tout ordre, cette « campagne d’Afghanistan » deviendra-t-elle celle qui aura vu la dernière génération du feu ? Dans tous les cas, nous pouvons d’ores-et-déjà affirmer que cette génération, forgée par une expérience commune des opérations interarmes en situation de guerre, est celle qui œuvre dans les opérations actuelles au Mali.
A retenir tout particulièrement, les riches développements consacrés aux étapes de l’engagement militaire occidental en Afghanistan. L’auteur démontre comment les efforts entrepris sous la présidence Obama par les généraux McChrystal et Petraeus, pour reproduire un « surge » à l’irakienne, se soldent par des échecs que peine à masquer par la communication de l’OTAN. En outre, depuis le 2 mai 2011, l’élimination physique d’Oussama Ben Laden ouvre une porte de sortie pour une coalition, qui précipite les opérations de transferts d’autorité à l’ANA dès l’été. Ce travail de chronologie, de mise en cohérence et d’analyse des événements successifs, constitue une plus-value certaine de cette version actualisée. Enfin, la lecture de l’ensemble du chapitre concernant l’engagement français, qu’il concerne les différentes phases militaires, la culture de guerre ou l’hommage aux blessés et aux morts, est très fortement recommandée (p 205-253). L’auteur retient particulièrement la date du 30 décembre 2009 et la prise en otage des deux journalistes de France 3 en Kapisa, comme étant celle d’un coup d’arrêt aux opérations de contre-insurrection dans la zone de responsabilité française. Enfin, cet essai se ponctue par une analyse des solutions qui auraient pu être mises en avant pour garantir l’avenir de ce pays où tout est désormais possible, entre le spectre du retour de la guerre civile et l’espoir d’une paix possible.
Soyons clair, la lecture de cet ouvrage remanié nous semble indispensable pour tout historien souhaitant traiter de la guerre en Afghanistan. Comme son prédécesseur, il pose des bases très solides (chronologiques, thématiques, etc.) pour de futures analyses sur le conflit, enrichies par d’autres sources. Les annexes contiennent un lexique appréciable pour qui souhaite comprendre le langage militaire contemporain, nourrit de sigles et autres termes issus du sabir « otanien ». Une bibliographie succincte et un recueil de sources sont aussi présents. Pourtant, on peut regretter la suppression de la chronologie présente dans la première édition, mais cet outil, consubstantiel du travail de l’historien, a disparu sans doute au profit de notes de bas de pages plus abondantes et fournies. Toutefois, l’éditeur a fait le choix de reléguer celles-ci en fin d’ouvrage, ce qui a tendance à rendre la lecture parfois un peu inconfortable. Enfin, une carte de l’évolution des implantations militaires françaises et quelques illustrations iconographiques auraient pu être un « plus » appréciable pour le lecteur non spécialiste.
En conclusion, et en période de promulgation imminente du Livre Blanc, cet ouvrage de référence vient aussi souligner l’échec d’une stratégie s’appuyant, au final, essentiellement in fine (en dépit de l’activité inlassable des troupes présentes sur le territoire) sur la neutralisation (arrestation, élimination) de chefs insurgés par les forces spéciales. Elle vise à garantir une meilleure transition de la responsabilité aux forces de sécurité afghane et à permettre aux forces occidentales de se désengager. En portant l’effet majeur sur l’insurrection (et non sur la population), loin d’éteindre les causes d’un conflit, elle en alimente paradoxalement le foyer. A l’heure où la tentation du repli sur soi est partout présente, l’Afghanistan rappelle aussi que le « tout forces spéciales » ne peut être la solution unique pour garantir les futurs succès des armes de la France, l’alpha et l’oméga d’une politique de défense. On sait bien depuis la bataille d’Alger qu’au cœur de la problématique de la contre-insurrection demeure la question de la « fin et des moyens » et de nos valeurs. La guerre en Afghanistan n’aura pas permis, malheureusement, de trancher ces épineuses questions.
Christophe Lafaye http://theatrum-belli.org
Editions Autrement, Paris, 2013, 352 p, 24 €.
Nous avons demandé à Jean-Charles Jauffret de bien vouloir répondre à quelques questions complémentaires :