La victoire de la gauche est déjà du passé. Elle a déçu à la vitesse grand V. C’était une victoire en trompe-l’œil. La gauche n’a en effet pas gagné la bataille des idées. Idéologiquement, les jeux sont inversés par rapport aux années 1970 : c’est la droite qui est à l’offensive et la gauche qui est mal à l’aise. Certes, le discours de Nicolas Sarkozy sur « les frontières nécessaires » n’a pas suffi à son succès, non pas que les Français le rejettent mais parce que la storytelling (Christian Salmon) du président sortant ne reposait plus sur aucune fiabilité personnelle. Sarkozy, entre éloge du métissage, défense du droit de vote des étrangers, et création d’un ministère de l’identité nationale avait trop souvent et trop longtemps dit tout et le contraire de tout. De là un échec. Le sortant est sorti. Pour l’instant. Mais de là aussi une victoire en trompe l’œil de la gauche. D’où la nécessité d’analyser sur le fond, et dans la durée, la situation de la gauche en France. C’est ce qu’a fait Jean-Pierre Le Goff, poursuivant un remarquable travail sur l’héritage de mai 68 et la « barbarie douce » de nos temps modernes.
La gauche se définit en partie par ses marges. Celles-ci se divisent en deux groupes. L’un est l’extrême gauche néo-bolchévique. Sous cette forme, elle est très minoritaire et peu influente. L’autre est le gauchisme culturel. C’est un gauchisme flou mais qui imprègne une bonne partie de la gauche. Un gauchisme immature mais remarquablement prégnant de trotskistes reconvertis dans ce que l’on appelle « les nouveaux mouvements sociaux ». Ce gauchisme culturel s’est inscrit comme un refus des positions modernes que nous connaissions depuis des décennies et qui se situaient en grande partie dans le sillage des Lumières. Ces positions modernes relevaient de la croyance au progrès. C’est contre cela que s’est construit le gauchisme, tout en gardant de la gauche l’irénisme sociétal. Le gauchisme culturel – de Télérama aux Inrocks – a ainsi débouché sur le refus de tout projet, sur une réflexion en termes de flux, et non de positions, et sur une dialectique centre-périphérie à la place de l’analyse de classe. C’est un refus post-moderne de toute narration en termes d’inscription historique dans la durée, de toute prise en compte de la valeur des traditions, fussent celles du mouvement ouvrier. C’est l’abandon de tout intérêt pour la notion de transmission et d’héritage culturel.
Le gauchisme culturel constitue aussi un pseudo-dépassement de la pensée marxiste. Ce « dépassement » est d’autant plus déterminé que les acteurs de ce conglomérat n’ont jamais cherché à comprendre sérieusement Marx. La force de ce courant, le retentissement de ce courant sur l’ensemble de la gauche est d’autant plus fort que la « deuxième gauche » (Alain Touraine, Michel Wieviorka…) reprend le même schéma post-marxiste que le gauchisme, à savoir que l’opposition capital-travail n’est plus structurante. À bien y regarder ce « dépassement » est une régression en-deça des apports de Marx. Comme sans Marx il ne reste que la prolifération des droits, la deuxième gauche se contente de tirer des conclusions moins hystériques des « nouveaux mouvements sociaux » que les gauchistes du droit au logement ou de la régularisation de tous les sans-papiers.
Ainsi, la modernité reposait sur l’idée que le projet d’un monde neuf était possible et nécessaire. Le gauchisme culturel repose sur une idée encore plus folle : la table rase est déjà là et il ne faut en aucun cas essayer de construire quelque chose. Tout est possible, tout a la même valeur (c’est-à-dire que plus rien n’a vraiment de valeur), on peut « tout essayer ». Le maître-mot du gauchisme culturel – et au-delà le maître-mot de la post-modernité, c’est « pourquoi pas ? ». Pourquoi pas l’adoption d’enfant par des couples homosexuels ? Pourquoi un homme ne serait-il pas une maman ? Pourquoi les enfants n’auraient-ils pas les mêmes droits que les parents ? Pourquoi faudrait-il apprendre l’orthographe ? pourquoi pas en inventer une nouvelle ? Ou pourquoi pas chacun son orthographe ? (comme « chacun sa culture »).
Rien ne va plus de soi. Le besoin humain d’avoir des repères relativement stables qui permettent d’établir une certaine familiarité avec le monde (Hannah Arendt) est nié. Une « barbarie douce » s’installe ainsi. Elle est fondée sur la négation des permanences, des héritages culturels, des transmissions, des repères. Le langage lui-même est simplifié et déstructuré : les métiers sont remplacés par des « compétences », les enseignements sont remplacés par des « formations », les agressions physiques sont appelées des « incivilités ». Peuples et familles sont remplacés par des « tribus ». La perte des repères va avec la perte des symboles qui amène chacun, dans nos démocraties de marché, à « vivre et penser comme des porcs » selon l’expression qu’avait eu Gilles Chatelet.
C’est à cela qu’a contribué, en ruinant la décence commune qui était celle du mouvement ouvrier, le gauchisme culturel, inspiré sommairement de Michel Foucault et de Gilles Deleuze, et illustré maintenant par Antonio Negri et Michael Hardt et leurs théories sur la multitude (Karl Marx, Friedrich Engels et Georges Sorel disaient « la populace »). C’est ainsi que les gauchistes, pour le plus grand bien du capital, et en parfaite symbiose avec la post-modernité et les apologistes du « temps des tribus », ont évacué le peuple de l’histoire. Cette déconstruction des repères a amené le triomphe d’une « décivilisation » (Renaud Camus), un génocide culturel tranquille, et cette « barbarie douce » proche du nouvel état de fausse liberté qu’anticipait Tocqueville (De la démocratie en Amérique, tome 2) c’est-à-dire combinant une nouvelle servitude avec le maintien voire l’affirmation tonitruante des « formes extérieures de la liberté ».
Nos démocraties de marché ont donc instauré un totalitarisme doux particulièrement efficace pour déposséder les peuples du politique. Le revers de la massification est que nos sociétés sont minées par un individualisme où les personnes sont désaffiliées et déculturées, les liens affaiblis, les générosités mêmes devenues impersonnelles (donner pour de « grandes causes » médiatiques).
Dans le même temps, la dictature de l’urgence évite de penser à ce qui importe vraiment. La décence ordinaire est remplacée par l’idéologie du « c’est mon choix ». Cet éclatement post-moderne des identités, des personnalités, et des trajectoires cache mal une insécurité culturelle, qui se traduit justement par la revendication populiste. Tant que la gauche n’y répondra pas elle ne pourra compter que sur les faiblesses de ses adversaires pour accéder au pouvoir et aura bien du mal à y rester. Qu’elle y reste ou non, cela ne changera rien au sentiment d’abandon éprouvé par le peuple.
Pierre Le Vigan http://www.europemaxima.com/
• Jean-Pierre Le Goff, La gauche à l’épreuve, 1968 – 2011, Perrin, coll. « Tempus », 2011, 288 p., 8,50 €.
• Article déjà paru dans Éléments et modifié pour Europe Maxima.