Lorsqu’Alain de Benoist se saisit d’un sujet ou d’un thème, il est toujours traité avec clarté, minutie, sérieux et pédagogie : le bibliographe et le collectionneur s’allient pour faire oeuvre d’érudition, sans pédantisme ni préjugés.
La biographie intellectuelle qu’il consacre à cette grande figure du syndicalisme révolutionnaire français qu’était Edouard Berth (1875-1939) s’inscrit bien entendu dans cette veine, tout comme elle s’inscrit logiquement et plus généralement dans une pensée toujours attentive aux irréguliers et aux hétérodoxes, à ceux qui échappent aux grandes voies idéologiques trop bien balisées - on se réfèrera, en particulier, aux nombreux travaux qu’Alain de Benoist a consacrés aux figures de la Révolution conservatrice allemande (l’un des chapitres de son Edouard Berth s’intitule d’ailleurs : « Vers une Révolution conservatrice ? »).
Edouard Berth, disciple de Georges Sorel - l’auteur des Réflexions sur la violence, le théoricien de la « grève générale », le philosophe du mythe, grand lecteur de Nietzsche et de Bergson admiré du politologue Julien Freund - rencontra aussi l’oeuvre de Maurras et se montra très attentif à l’action de... Lénine. Autant dire que, de prime abord, il peut paraître déconcertant quoiqu’il ait défendu toute sa vie plusieurs idées-forces.
Berth, en effet, récusa la hideuse démocratie parlementaire, régime politique sans doute le plus méprisant qui fut jamais à l’égard des humbles (il convient toutefois de noter, et Alain de Benoist l’explique fort bien, que la critique berthienne du parlementarisme ne recoupe pas exactement celle des royalistes ni des léninistes). Le 10 janvier 1913, Berth écrit ainsi à Edouard Droz : « Je nie que la démocratie soit un régime populaire ; j’affirme (...) que ce n’est qu’une aristocratie déguisée, et la pire de toutes, l’aristocratie des pires, des médiocres, des canailles, en tout genre, in omni genere et modo. » On admirera à la fois le réaliste et le visionnaire. Il est vrai que l’un de ses autres maîtres, Proudhon, avait déjà dit l’essentiel : « le moyen le plus sûr de faire mentir le Peuple, c’est d’établir le suffrage universel. »
En conséquence, Edouard Berth condamna le libéralisme bourgeois défini comme le règne du marchand, de l’intellectuel (l’ « antithèse du producteur ») et du politicien, soit, de l’échange, du concept et de l’Etat. La raison utilitariste des Lumières, en quelque sorte, a sapé la communauté organique au bénéfice de la société (pour reprendre la célèbre distinction de Tönnies), laquelle se fonde sur une abstraction juridique tendant inéluctablement au cosmopolitisme. En elle, « tout devient abstrait, laïque, démocratique et obligatoire » ce qui, note l’auteur avec raison, constitue « un diagnostic très actuel. » Maurras, quant à lui, échappa à la critique de l’intellectualisme en raison de l’empirisme organisateur qui le garda des nuées romantiques : « Le rationalisme de Maurras, écrit Berth, est un rationalisme classique, c’est-à-dire un réalisme, et s’oppose complètement au rationalisme démocratique, qui est un idéalisme. »
Ainsi, avec Georges Valois puis le Camelot du Roi Henri Lagrange, Berth fut-il l’artisan du rapprochement des syndicalistes révolutionnaires et des royalistes, d’abord à travers le projet d’une revue qui ne verra jamais le jour, La Cité française, puis via le fameux Cercle Proudhon, constitué le 16 décembre 1911 afin de « rapprocher les anti-démocrates de droite et de gauche » mais qui ne survivra pas à la politique de l’Union sacrée.
La démocratie parlementaire et le marché, donc, vont l’amble puisque la concurrence politicienne ou économique et l’axiomatique de l’intérêt deviennent les référents ultimes : « On peut comparer un Parlement à un marché : les partis ne sont que des entrepreneurs qui font l’échange d’un certain stock de voix contre certains avantages ; et ce qui sort, de ces combinaisons de mercantis, c’est ce qu’on appelle la volonté générale, la loi. »
A cette anthropologie libérale, Edouard Berth opposa « une morale héroïque - on dirait aujourd’hui une éthique - qui s’inspire directement des valeurs de l’Antiquité : l’éthique de l’honneur. » Autrement dit, Berth était l’homme d’un Ancien Régime de l’esprit, un paysan-soldat de Rome et de Sparte, un témoin « de l’esprit révolutionnaire-conservateur ».
Vous en êtes un autre, a-t-on envie de dire à Alain de Benoist, au point de soupçonner dans le passage suivant un fidèle autoportrait : « Véritable révolutionnaire conservateur, il n’a cessé de défendre des idées de gauche et des valeurs de droite, ce qui fait de lui, au choix, un homme de droite de gauche ou un homme de gauche de droite. Il fut en tout cas la vivante synthèse de tout ce qui lui a paru devoir être concilié et défendu d’un même élan. Homme d’une extrême rigueur, tant morale qu’intellectuelle, et d’une scrupuleuse honnêteté, il n’a jamais dissimulé son évolution ni ses erreurs. Cela lui a valu des incompréhensions, des inimitiés, des ruptures avec des proches ou des moins proches, qu’il a toujours assumées avec courage, sachant faire passer ses convictions avant ses amitiés. Exigeant vis-à-vis des autres comme il l’était vis-à-vis de lui-même, il a connu au cours de sa vie bien des déceptions - comme en connaissent tous les enthousiastes. Il est aussi passé par d’inévitables phases de découragement. Cela ne l’a pas empêché de continuer à se battre. »
Chapeau !
Louis Montarnal - L’AF 2865
Alain de Benoist, Edouard Berth ou le socialisme héroïque, Sorel, Maurras, Lénine, Pardès, 300 p., 22 €.